1 décembre 2001

Cher Félix,

     J'en serais presque à m'excuser de ne pas avoir votre richesse d'expériences, dans quelque monde que ce soit d'ailleurs. J'aimerais pouvoir témoigner que les gens qui ont une existence commune peuvent néanmoins se construire un vécu exceptionnel : l'imagination a elle aussi ses pouvoirs, et il y a là-derrière un monde que vous ne soupçonnez peut-être pas. Je crois que le monde imaginaire est le seul qui soit libre, parce qu'il n'affiche aucune règle, aucune loi, aucun principe bien qu'il ne soit pas aléatoire non plus. Il existe puisqu'il se traduit en créativité : ce n'est pas de la rêverie.

     Je suis assez d'accord avec vous : le paranormal doit être structuré. D'ailleurs, les différents récits d'expériences ont tous des similitudes, assez en tout cas pour pouvoir en déduire des constantes. Ça ne prouve pas grand chose en soit, mais on peut au moins en déduire de la psychologie humaine que si c'était uniquement le fait d'excentriques, ceux-ci chercheraient plutôt l'exotisme et l'exception et éviteraient de retomber dans un univers saisissable qui les dépouille de l'intérêt curieux auquel ils pourraient prétendre. Le christianisme a fait la chasse aux sorcières parce qu'il n'y avait pas de place pour tout le monde dans l'au-delà : un contrat d'exclusivité a du être signé secrètement. Les dieux foisonnant de l'antiquité concédaient des entre-deux : il y avait des demi-dieux, des surhommes, des créatures hybrides, ils avaient une conception de l'espace partagé qui a disparu. Le christianisme veut tenir boutique tout seul, et de plus en plus, le paranormal devient l'espoir des athées : c'est une privatisation de l'au-delà. L'avantage, c'est qu'on peut en détenir des actions, qu'on peut lui demander des comptes, y jeter un oeil de temps en temps. L'au-delà a perdu son aura : il y en aura désormais pour toutes les bourses. Le paranormal est finalement démocratique, les religions sont élitistes et monarchiques. A mort le roi.

     Spiritisme et paranormal sont des thèmes qui restent un peu tabous. Il m'est arrivé quand j'étais étudiante d'acheter des livres sur les ovni ou les extraterrestres. J'avoue que je ne me risquais dans le rayon "ésotérisme" qu'après avoir fait le tour du magasin plusieurs fois, en scrutant l'horizon pour m'assurer de ne pas être surprise en si mauvaise posture par quelqu'un que je connaissais, en quel cas la personne en question aurait été en mesure de pratiquer un chantage efficace. Ne pensez pas que je n'assume pas mes convictions et mes terrains d'investigation : simplement, j'ai toujours opéré une distinction radicale entre le thème ovni qui relève de la physique ordinaire ou à devenir, et celui du paranormal qui implique une transcendance des lois communes de la nature. J'ai d'ailleurs longuement tenté de convaincre le vendeur de rayon de la Fnac de scinder ces deux rubriques, le terme ésotérisme étant par trop fourre-tout. Il a clos le débat avec diplomatie en déclarant qu'il en parlerait à son chef et en ajoutant un peu désabusé :
 - si vous croyez que c'est drôle d'avoir ce rayon...C'est toujours le dernier arrivé qui en hérite, mais bientôt je devrais passer au rayon "cuisine".
      Belle promotion.

     C'est un thème tabou parce qu'il se juxtapose directement avec la problématique de rationalisme et du mysticisme selon un schéma binaire : il y a d'un côté ceux qui "ne croient que ce qu'ils voient", et de l'autre, ce qui veulent à tout prix croire à ce qu'ils ne voient pas. Les religions sont les seules qui aient pu concilier les deux thèmes, selon un mystère qui m'échappe encore, mais qui repose lui aussi sur une scission radicale entre intelligibilité et croyance, dans un même individu cette fois. Pour résumer : rationaliste pendant les heures de bureau, pragmatique pendant les loisirs, et spirituel le dimanche. Costume trois pièces. Le paranormal, c'est la ratatouille de l'esprit, tout est mélangé. Il faut assumer au quotidien.
     Avez-vous remarqué qu'on parle d'adeptes du paranormal? Des gens s'autoproclament élus : sorciers par hérédité, copain du fantôme du coin par affinité, télépathe par une complexion personnalisée de leur encéphale. Des sortes d'apôtres du paranormal, mais comme personne n'a inventé de dieu, la place est à convoiter et le danger du sectarisme guette. Je n'ai pas cet esprit bourgeois qui consiste à circonscrire son univers au petit quartier guindé et sécurisant où on habite, mais en prétendant à autre chose qu'à un autre ordinaire à investir, le paranormal me fait fuir. Déclarer qu'il est a priori et par définition situé hors du domaine du connaissable et de l'appropriable me le rend inintéressant. Cette attitude qui consiste à rechercher le maximum de sensations inédites me semble proche de la défonce à l'héroïne, et, vous le dites vous-même, les esprits fantômes ont la fâcheuse tendance à s'accrocher et à créer des effets de dépendance. L'inédit, je prends, l'extraordinaire, non merci.

    Vous savez que j'ai beaucoup d'affection pour mon père : c'est un homme droit et pragmatique qui a su assumer le devenir de sa famille et une promotion professionnelle à la force d'un travail qui l'épuise. Ce n'est pas vraiment un rigolot, et encore moins un exentrique, et ma mère et moi avons du lutter pendant des années pour lui faire accepter qu'il était possible de se vêtir d'autres couleurs que de bleu marine et de rouge bordeaux, de peindre les portes avec autre chose que du blanc cassé. Mais le soir venu, il s'isolait avec de gros livres aux couvertures noires et or, parées d'étranges symboles et devenait impénétrable. Il parcourait les pages avec une lenteur déconcertante, droit sur sa chaise ou son fauteuil et on était prié de ne pas la ramener. J'intériorisais le tabou qui tournait autour de ces activités secrètes qui l'ont amené à un moment à s'enfermer dans la cave et je taisais l'affaire. Un jour, je profitais de l'absence de mes parents pour la journée pour m'introduire dans la bibliothèque et, la tête inclinée sans oser y poser les doigts, je parcourais du regard les titres des ouvrages. Il y était apparemment question de vie après la mort, d'anges, de démons, d'esprits en tous genre, de guérisseurs aux pouvoirs magiques. Je retirais précautionneusement quelques volumes en ayant pris soin de repérer leur emplacement exact pour ne pas révéler mon outrage, et je me mis, assise en tailleur sur la moquette, à les lire. Les heures passaient, on nous apprenait que l'ailleurs était mieux que l'ici, que le corps était la plaie de l'esprit, le monde la punition du ciel. J'étais subjuguée. Tous ces livres apprenaient à attendre la mort. L'optimisme en l'au-delà se double forcément d'un pessimisme de l'ici-bas et je comprenais soudain l'aigreur de mon père. Dans tous ces livres, il cherchait du réconfort, et n'obtenait que des promesses.
     Le paranormal m'apparaît d'abord comme une force de négation sans pareil : il ne cherche pas à émettre l'hypothèse d'autre chose, mais affirme la prévalence d'un monde à devenir ou à traquer par rapport à notre univers courant.
     Plus tard, je décidais de rompre le tabou en taquinant mon père, mais je ne résistais pas à l'ironie, ce qui le blessa profondément et le fit me rejeter du côté des matérialistes invétérés. Il du considérer qu'on avait vidé mon cerveau de son âme et dédaignait cet amas de boyaux torturés qui me faisait penser. Il fuyait toujours nos duels intellectuels en concluant avec un air très emprunt :"il y a des choses que tu ignores, et que tu ne peux pas savoir" et le débat qui tournait à son désavantage se terminait là. Aucun de nous ne sortait intact de ce genre de simili-dialogue, et rapidement et par un consensus non-dit, nous décidames de tenir nos échanges sur un terrain non-polémique, poli et de fait superficiel.
     Il ne profite d'aucune autre lecture, fait preuve d'une culture étriquée, d'un raisonnement sclérosé. Il se gâche. Il y a peu, sans entamer la discussion, je lui dit doucement :


 -tu vas t'ennuyer dans la mort, tu auras déjà tout appris.

     Vous dites que le spiritisme me fait peur. En un sens peut-être : je n'ai pas froid aux yeux, mon métier m'ayant entraîné dans diverses aventures et permis d'autres, et je vous défie de me flanquer la trouille. Mais j'ai cette espèce d'insouciance joyeuse qui me fait profiter de l'instant présent. Ne trouvez-vous pas qu'il y a assez à investir et à comprendre dans ce fichu univers pour qu'on puisse se dispenser, sans risque de passer pour un esprit étriqué, de fourrer son nez ailleurs? Aux gens qui cherchent à m'entraîner là-dedans en me disant :
 -ça existe
Je réponds :
 -peut-être, mais on verra le moment venu.
     Je me dis que chaque monde a peut-être intérêt à rester chez lui, et je suis persuadée que je vais bien m'amuser dans la mort. J'ai l'habitude de prendre des billets d'avion sans en connaître la destination, vous vous rappelez? Pensez que je suis futile si vous voulez, je ne sais trop ce que me coûte mes pauvres tentatives d'appropriation du monde commun. Je rêve à cette éternité qui me donnerait du temps.

      Qu'est-ce qu'il reste au paranormal une fois qu'on l'a vidé de ses illusions? La curiosité, tout simplement. Comme activité contemplative, l'au-delà m'emmerde, mais si on se met à le penser en termes ludiques, ça m'attire.
      Je n'ai pas trouvé de plateau tournant et je dois dire que la perspective d'un samedi après-midi chez Ikéa suffit à décourager mes maigres motivations. Et puis franchement, je trouve cette technique trop scénarisée, trop étiquetée "ésotérisme poussiéreux" pour me permettre de garder mon sérieux. Je me vois mal organiser une "spiritisme-partie" sur invitation ; mon jeune voisin sauterait sur la table à la seule vue d'une souris et je ne pense pas que je tenterais de l'embarquer là-dedans : le premier esprit venu le boufferait tout cru. Si je me décide, ce sera l'esprit et moi en tête à tête, rien que lui et moi. J'ai donc imaginé un moyen de capter les esprits en solitaire : je sais que vous rechignez à considérer ces machines fantastiques que sont les ordinateurs personnels, mais je vous fait quand même part de mon idée qui sera facile à mettre en oeuvre. Il suffira de programmer un générateur aléatoire des lettres de l'alphabet, plus quelques caractères de ponctuation. L'ordinateur assimile très facilement les contraintes et ne s'en offusque pas, contrairement aux hommes, et disposera volontiers ces signes définis ou dans l'espace complet du moniteur avec ordre de les séparer de tant au minimum, ou autour d'un plateau tournant virtuel si vous tenez à cet ustensile. Les lettres seront ton sur ton avec le fond d'écran et donc invisibles. Je dispose d'une souris (c'est un outil qui épouse la forme de la paume et permet de déplacer le curseur dans l'espace géographique de l'écran.) de bonne qualité, sans bille et sans fil, qui se déplace avec aisance. Je pose les questions, et je laisse la souris se balader. Quand elle s'arrête sur une lettre, le programme informatique lui ordonne de la reporter sur le haut de la page, toujours invisible le temps qu'il faut. Ca me paraît être une alternative intéressante et moderne, indépendante de tout sponsor. Ce dépouillement dans la mise en scène tentera certainement les plus jeunes et les cadres des grandes entreprises qui pourront traquer les fantômes au bureau. Vous devez certainement avoir parmi vos relations quelques ingénieurs en informatique qui nous bricoleront cela en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

     Je ne me rappelle pas d'être morte, même en partie, mais j'ai entendu beaucoup de ces récits de NDE. L'idée ma foi, m'emballe assez parce qu'elle repose sur un maintien de l'intégrité de la personne : les esprits auraient un corps, léger et fluide, mais sympathique en ce qu'il rappelle le bon vieux temps où notre carcasse nous tenait debout. C'est une mort qui n'implique pas trop de renoncements, qui ne perd pas la personne qu'on est en cours de route. Quand j'étais enfant, la seule perspective que j'avais à l'au-delà religieux et à l'alternative jardin-feu, était celle du néant.

 - Qu'est-ce qu'on ressent quand on est mort?
 -on ne ressent rien, on ne voit rien, on n'entend rien, on ne souffre pas. On ne pense à rien.
Bof. D'autres prêchaient l'éternité tranquille : "on est pur esprit contemplatif". Qui me ferait croire qu'on ne s'ennuie pas à ne rien faire?

     Vous dites que dans les NDE, les comateux se déplacent par la seule pensée. Je me suis laissée dire que parmi les vivants bien frais, certains avaient développé ce sport et se décorporisaient à volonté. Mais vous aurez bien une petite histoire à me raconter sur le sujet...

 

Amicalement,                             Elisabeth

 

 

à compter du 10 décembre 2001