20 novembre 2002
Condamnés pour mort
illégale
Encore un mort. Sauf que cette
fois c'était moi!
J'attendais avec mon impatience
habituelle dans un grand hall blanc informe en compagnie de toute une
cohorte de trépassés. Une voix off qui semblait plus soufflée
par une hôtesse de l'air sur un haut parleur crépitant qu'émanant
d'un Dieu diffus, appelait les défunts sans ordre apparent. J'essayais
de repérer la logique du procédé : à l'évidence,
le rang d'arrivée n'était pas respecté. De petits
groupes avaient sympathisé dans la longueur des événements
et s'étaient reconstruits un squelette temporel rassurant au travers
de la répétition pseudo-journalière d'événements
ponctuels. Par exemple, ils discouraient, et soudain, l'un d'eux prenait
l'initiative absolument non-motivée par quoique ce soit, de clore
l'entretien :
-Et bien messieurs, il se fait tard, il est temps de remettre cette
discussion à demain..
Les autres acquiesçaient de bon
coeur et ils se dispersaient en se souhaitant bonne nuit. Et l'instant
d'après, la mémoire complaisante, ils se retrouvaient tous
contents, feignant d'avoir profité d'un repos qu'il auraient du
mériter quelque part. J'observais avec curiosité le rituel
qui tendait à reproduire son cycle avec une rapidité infernale
: la seule décision possible ici étant de s'inventer la
fin de la journée, chacun convoitait ce privilège consistant
et c'était à celui qui dégainerait le plus vite l'invitation.
La vocation de l'assemblée se résumait finalement à
se dire bonjour et au revoir avec quelques variantes taquines qui passaient
par le "bon appétit" ou le rappel d'un train à
prendre.
Mon voisin de patience était figé
dans la résignation. Mal en point, il portait sa tête sous
le bras.
-Vous êtes-là depuis longtemps?
-Très longtemps...
-Il me semble que vous devriez être prioritaire, vu votre
état. Quels sont les critères de passage?
-Je ne crois pas qu'il y en ai à vrai dire. Peut-être
un tirage au sort, ou quelque chose comme ça
-Mais ce n'est pas juste. Et personne ne se plaint?
-Comment voulez-vous? Il n'est dit nulle part qu'il y a une justice
ici, alors l'injustice, vous savez, c'est une abstraction...
Décidément, la mort ressemblait beaucoup trop à la
vie. Ça n'avait pas l'air de valoir le coup...
Je fus appelé tout de
suite. Le hasard était bizarre aujourd'hui : j'avais joué
au Loto pendant 15 ans sans qu'il ne me fasse jamais passer avant les
autres et j'en conclu avec rancune que ce non-lieu devait être truffé
de micros et que les oreilles de service découvraient mon potentiel
à faire de ce hall de paradis un coin d'enfer contestataire. La
foule, à l'indice de mon regard chercheur, s'ouvrit précipitamment
pour me livrer passage, dans un élan spontané et coordonné.
J'aurai aimé me croire un star de ce début de mort, et peindre
ce chemin d'un rêve rouge d'un tapis de cérémonie,
mais les mauvais spectateurs huaient au voleur de place et ne s'écartaient
que pour que je déblaye la route au plus vite. Sans doute ne déployait-on
la grande mort que pour clore un belle cérémonie d'en-bas,
avec des pleurs d'ampleur suffisante que je n'avais pas mérité.
Tant pis : plus loin, il devait y avoir des fleurs colorées
disproportionnées et un grand jardin. Plus quelques morceaux de
silence. J'entrais.
-Accusé, veuillez avancer à la barre
L'accueil a vrai dire n'était pas à la hauteur
de la publicité qu'on m'en avait fait au cathéchisme.
-Accusé? Mais de quoi suis-je donc accusé?
-De mort, comme tout le monde!
Et de vie aussi, mais qu'y pouvais-je? Le jury
était furtif, me plongeait son rayonnement aveuglant dans le souvenirs
de mes yeux.
-Que plaidez-vous?
-Coupable par le fait, mais voyez-vous, il se trouve que j'ai été
assassiné et...
-Vous n'allez tout de même pas en être fier?
-Non, mais il me semble que ce n'est pas
ma faute...
-Justement. C'était votre mort et vous n'avez pas su vous
en servir. Vous êtes condamné pour abandon de vie.
La séance est levée, la sentence sera prononcée selon
nos disponibilités. En attendant, essayez de vous dégoter
un avocat.
Je laissais la place sans me
faire prier, arrêtant l'élan d'un instinct de fuite inutile
: quand on est nulle part, l'ailleurs est loin...
Dans un espace reclus ricannait un vieillard
ancestral qui profitait des audiences apparemment publiques. Je le foudroyais
du regard, agressif :
-Heureux que ça vous amuse autant. J'imagine que croulant
comme vous êtes, personne n'a pu vous accuser d'usage abusif de
la mort et que vous attendez acquitté la carriole qui conduit au
paradis, ou un truc comme ça...
-Pas du tout : je suis seulement réjoui de trouver un si
bon compagnon d'infortune. Votre jeunesse pourra peut-être traîner
ma mort peu avantageuse assez loin d'ici...
-Je me demande bien de quoi pourrait bien être coupable un
vieil économe de mort comme vous...
-D'attentisme, de manque d'initiative en gros. Je ne suis
pas mort tout seul, je n'arrivais pas à me décider, je remettais
toujours au lendemain. A 104 ans, ça devenait louche et la génération
suivante et la suivante encore, déjà bien entamées,
se sont mises à calomnier contre Dieu qui laissait faire pareil
bizarrerie. Il a fallu qu'Il intervienne en personne pour mettre fin à
l'affaire et me donner la mort. Ça l'a contrarié : s'il
devait faire ça tous les jours, vous imaginez l'intendance...
-Vous êtes donc en attente de verdict vous aussi. Partons,
je crois qu'ici les avocats ne font pas faillite et qu'on ferait bien
d'en trouver un rapidement.
Gaspard avait gardé une
habitude centenaire de tousser sans relâche : il avait fini dans
un hospice pour des vieillards trop jeunes pour faire des compagnons de
souvenirs pour lui, et faute de pouvoir échanger, il s'était
trouvé à occuper l'air du langage de la toux. S'il s'était
risqué à discourir tout haut, l'asile psychiatrique de la
ville, jaloux de cet élément qui lui manquait, se le serait
approprié avec plaisir : ce papy absolu de l'humanité, télégénique
à sa façon, était un bel atout médiatique
et des sociétés pharmaceutiques convoitaient un sponsaring
exclusif. Alors Gaspard toussait : en morse oublié, en sonates,
au jour levant...
L'oubli du corps restait décidément
à inventer. Les contours luminescents qui perduraient chez chacun
étaient remplis par l'imagination de bien piètre façon
: on aurait pu se vouloir de cristal limpide, de vent coloré ou,
pourquoi pas, d'un vide provocateur. Mais non : l'homme allégé
ne pensait qu'à se gorger de tripailles et de glandes laborieuses,
aimant la mécanique lourde et la chimie sale. A ce rythme là,
le pauvre Gaspard risquait d'être vieux encore un bon bout de temps.
Au loin, je distinguais un jeune
homme qui marchait en se tenant le poignet, et j'embarquais mon centenaire
dans un course folle pour le rejoindre. Il s'arrêta à notre
approche :
-L'un de vous serait-il médecin, c'est urgent...
-Non, mais mon père était vétérinaire
et je peux peut-être aider quelqu'un.
-Mais vous ne voyez donc pas que c'est moi qui suis à aider?
Je me suis tranché la carotide et je n'arrive pas à enrayer
l'hémoragie...
Je fixais son poignet transparent du regret
d'un sang chaud. Raisonner le malheureux sur la différence entre
la vie et la mort me semblait inutile :
-Je crains que ce ne soit trop tard. Il n'y a plus de sang là-dedans.
Cela dit, dans la mesure où ça n'a l'air de gêner
personne, le mieux serait que vous n'y fassiez plus attention...
Il relâcha brusquement son poignet
dans un mouvement de résignation :
-Remarquez, je m'y attendais un peu. J'espèrais juste que
ce geste soit réversible, ce qui n'est pas idiot en soi : voyez-vous,
je me suis suicidé. J'ai donc décidé de ma mort et
il serait logique que je puisse dans un délai raisonnable revenir
sur mon choix. En tous cas, ce serait un signe de bonne volonté
de ces services post-mortem...
Gaspard, oubliant ses poumons embrouillés, sauta en l'air à
haute altitude :
-Mon jeune ami, je pense que vous avez trouvé là la
seule façon d'être acquitté par ce tribunal de tordus
: le suicide! Vous gérez votre petite mort tout seul, comme un
grand, sans déranger personne et sans obliger quelqu'un à
être un meurtrier pour vous rendre service, si vous voyez de qui
je veux parler...
Depuis que Gaspard avait découvert
qu'il n'était pas plus gravement mort qu'un autre, il se faisait
espiègle et insolent. Hélas, notre nouvel ami secoua la
tête avec désespoir :
-J'y ai cru moi aussi, mais j'ai joué de malchance : mon
destin était d'être cryogénéisé juste
avant de lâcher mon dernier soupir. En un mot, d'être éternel,
sans mort concédée. En intervenant comme je l'ai fait, j'ai
volé la mort d'un autre et en hauts lieux, ils pestent comme
le diable de devoir réorganiser tous leurs plans, sachant tout
de même qu'ils leur manque une mort quelque part pour gérer
leur business...
Coupable donc. Tous coupables
d'être morts pas comme il faut. La vie n'était donc pas livrée
avec un kit de désinstallation et il fallait s'en débrouiller
tous seuls. Tous les trois, nous avions renoncés à la perspective
d'un avocat qui braillerait pour négocier une demi-mort accommodante.
Après tout, nous étions de bien piètres primo-arrivants
et nous ne nous sentions pas l'âme d'assurer le spectacle auprès
de nos juges. Nous repartimes donc en sens inverse attendre notre tour,
parlant en chemin de tout, et surtout de la vie.
Le tribunal s'agençait comme une
immense arène romaine ; la désertification de ses gradins
lui conférait ce côté antique des pierres mousseuses
des héritages du temps. J'embusquais mes amis dans un recoin sombre
; au petit centre, la lumière sentençait férocement
sur des humains perdus arrachés à l'espoir d'une mort silencieuse
et noire, comme on en rencontre que dans les contes anciens. Une femme
décidée plaidait dans l'improvisation :
-J'avoue que je suis morte au mauvais moment, mais c'est le jour
que la neige avait choisie pour tomber et faire déraper ma voiture
et ce n'est pas à moi de porter un jugement sur l'administration
de la météorologie
-Veuillez rappeler à la cour quel jour est advenue votre
mort...
-Le 24 décembre
-Hmm : la veillée de Noël...L'intendant a estimé
qu'un peu de blancheur égayerait les festivités.
-S'il m'avait demandé mon avis, je l'en aurai dissuadé...
-Je vois...Le tribunal vous accorde les circonstances atténuantes
et vous êtes condamnée à être l'ange gardien
de trois humains. Vous serez invisible et devrait recourir à l'usage
de tous les signes insidieux possibles, en rêve ou en diurne, pour
accomplir votre mission : leur désigner le moment opportun de leur
mort. Tout le reste est strictement leur affaire et ne nous intéresse
pas.
Suivants!
Les suivants, c'étaient
nous. Le tribunal, après une brève concertation, décida
de nous juger en lot et comme nous n'émettions aucun avis contraire,
notre participation au désengorgement de la machinerie céleste
disposa favorablement nos juges :
-Nous allons vous faire la faveur de vous donner immédiatement
la sentence sans vous faire l'affront de sembler écouter votre
plaidoirie de faux vivants. Ici, cela n'a pas cours, c'est juste un décor
dans lequel on vous laisse jouer à l'humain quelques instants.
Vous êtes donc tous trois reconnus coupables de mort inopinée
aggravée avec un décalage par rapport aux prévisions
de plus de dix ans...En conséquence, vous êtes condamnés
à aider les autres à choisir le moment de leur mort.
Je soupirais de soulagement sans m'étonner
de l'absence de cohérence par rapport à la malheureuse accidentée
de l'instant d'avant. Le cours de la justice ici ressemblait à
celui de la bourse.
-Vous voulez dire que nous devenons anges gardiens nous aussi? Je
pense personnellement pouvoir être à la hauteur, m'y entendant
assez en subtilités oniriques et signes étranges...
-Anges gardiens? Pas du tout! Nous vous avons dit que vous deviez
aider les hommes à mourir au bon moment, mais dans votre cas...les
moyens mis à votre disposition sont un peu différents. Comment
dire : ils sont...plus humains en quelque sorte...Ca, c'est la bonne nouvelle
: vous gagnez une réincarnation gratuite!
-Et la mauvaise?
-Vous êtes agents chargés des dépassements de
vie. Le principe de la mission est toujours le même : ajuster les
délais de la vie sur les prévisions. Malgré tous
nos efforts, les hommes restent supérieurs aux anges pour provoquer
des maladresses et des catastrophes. Soyez vous-même, ça
ira très bien...
à compter du 20 novembre 2002
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