23 janvier 2003                          A la recherche de la mort perdue

 

     En plein centre ville se dressait un immeuble de fragiles étages de verres qui surplombaient tout le quartier. Il confisquait dans un outrage prétentieux les rayons du soleil avant qu'il n'atteignent le sol et étincelait insolemment par ses vitres claires de toutes les lumières, naturelles ou fabriquées. Sur les cotés de la porte disproportionnée deux gardiens bleus soutenaient de leur regard droit le faible horizon. Le marbre habillait de son écrin l'édifice précieux et transparent.

     Cela faisait trois fois que je passais devant le bâtiment. A chaque approche, je ralentissais avec l'idée d'y entrer, mais il me semblait toujours qu'il me manquait quelque chose : une invitation ou un lancer-passer avec un tampon officiel de quelque part, une lettre de recommandation au moins, quelque relations dont je pourrais faire état, un ailleuil dans la fonction peut-être...Je reprenais donc mon rythme de marche après une hésitation à peine marquée à son approche, et allait me planter en observation quelques dizaines de mètres plus loin, histoire de jauger l'apparence des audacieux qui passaient la porte. Rien de particulier, sauf une certaine prédominance du noir dans les parures qui me fit reprocher à ma chemise rouge d'avoir pris le haut de ma pile de vêtements ce matin-là.
      Les vitres réfléchissantes étaient traîtres : le regard s'y heurtait comme à un mur et je maugréais de ne pouvoir suivre des yeux les clients au-delà de la porte révérencieuse. J'imaginais un intérieur cossu, des tapis d'ailleurs...
      Soudain, un grand type voûté sortit péniblement, soutenu par un personnel de service à qui il glissa une piécette de pourboire dans la main. Il se traîna jusqu'à la fontaine sur le bord de laquelle j'avais fini par m'asseoir et s'aspergea abondamment d'eau. Il soupira longuement et succomba à un sanglot coincé qui me prit à la gorge : 

 -Monsieur...je peux peut-être faire quelque chose pour vous aider?
  -Non, bien sur que non. Si eux ne peuvent rien faire, personne ne peut rien faire c'est évident...
Il désigna du menton le bâtiment qu'il venait de quitter :
-Tout le monde sait que la maison Princelom est la meilleure au monde ; sa réputation va outre-atlantique. Simplement, il est hors de question que je m'engage sur un tel produit sans garantie
 -Et puis-je vous demander ce que vous vouliez acquérir?
 -Très certainement! Une mort sans suites.

      Je haussais mes épaules devant sa naïveté. C'était le rêve contemporain le plus partagé du vingt-cinquième siècle : la mort garantie définitive. Le repos éternel, tout noir, sans ces rêves si incertains et traîtres. Sans ce paradis champêtre si désuet. Sans un retour hasardeux en passant par la case départ de la naissance. Une mort qui nous ficherait enfin la paix. Mais qui pouvait encore y croire?
      En lettres d'or incrustées dans le verre de l'immeuble, l'enseigne portait l'inscription suivante : Princelom, spécialiste de l'organisation de l'après-mort des vivants de pères en fils depuis 2066. Organisme garantit par l'Etat.

     Rien n'avait changé : les pompes funèbres gardaient la concession des morts morts, du périssable. Restait que quoiqu'on fasse, personne ne pouvait affirmer que la mort durait toujours. Le grand bonhomme me faisait pitié dans sa détresse :

 -Dire que j'ai économisé toute ma vie dans l'espoir de pouvoir me payer une mort éternelle...
 -Je comprends...J'ai entendu dire qu'il y avait une technique asiatique assez efficace...
 -Balivernes : mon cousin l'a essayée et il s'est réincarné en chat six mois plus tard...

     Il disait sans doute vrai. Le droit à une mort profonde était loin d'être acquis. Avec les progrès de la science et les derniers marqueurs post-portem, on pouvait suivre à la trace les pérégrinations des âmes jusqu'à leur réincarnation suivante. On en perdait bien quelques unes en route, mais personne ne savait si c'était le protocole expérimental qui était défectueux, si les anges avaient trouvé une parade à ces astuces humaines de repérages ou si les morts avaient enfin fini par savoir trépasser correctement.
La perplexité était donc de rigueur. Seuls les croyants s'en sortaient à peu près : puisque Dieu était infiniment bon, il devait forcément accorder la mort éternelle à ceux d'entre les hommes qui l'avaient méritée. Les critères définissant l'élite des élus de la vraie mort étaient sujets à des discutions relevées qui auraient sans doute dégénérées en guerre de religions depuis longtemps si ce n'est qu'en tuant un ennemi qui se battait pour une si noble cause, on risquait de lui offrir une occasion unique de mourir dans les règles de l'art et peut-être du coup pour toujours. Personne ne voulait prendre ce risque : on ne partageait pas le non-être. La denrée s'annonçait rare et l'économie était de rigueur. La vie après tout, était la chose la plus banale de l'univers : pour la mort, rien n'était sur.

     Je laissais le pauvre homme à son désespoir d'être. De toutes façons, plus personne ne se suicidait depuis longtemps : le geste était disqualifiant et éliminatoire dans la compétition à la mort définitive et il le savait.

     Chacun pour soi. Je partis d'un élan décidé vers l'Institut de la mort. Là, j'improviserai.

     Les humains statufiés qui décoraient le pas de la porte d'entrée ne bronchèrent pas : c'était comme au casino, chacun pouvait tenter sa chance. Le hall semblait avoir perdu de l'espace qu'il prétendait de l'extérieur et donnait sur des portes d'ascenceur sans couleur, agencées en un cercle qui tournait lentement sur-lui-même de façon à ce qu'aucune ne soit positionnée avantageusement par rapport à l'autre pour de ne pas influencer les clients. On y enseignait par départements l'art d'optimiser le moment de sa mort selon la position des étoiles, son horoscope ou l'influence de la Lune. On apprenait à vivre le moins possible par des techniques yogistes, histoire de s'habituer et d'attirer le non-être ; ou alors, il était possible de tenter d'épuiser tout son capital d'énergie de vie pour les incarnations suivantes tout de suite, en dormant le moins possible, en consommant par la luxure sa libido, en changeant de boulot tous les six mois pour accomplir tous ses rôles, en générant une descendance apte à assurer la pérennité de son nom pour le siècle à venir. Toutes les obédiences étaient représentées, éprouvées et banales.
      Enfin, sur l'une des portes un point d'interrogation noir et épais squattait avec provocation toute la surface. S'y adjoignait une inscription indigente : "autres". C'était ce que j'espérérais : la maison ne faillissait pas à sa réputation! Je grimpais et montais vers le ciel dans une cage ascensionnelle en verre traversant des étages fictifs, vides de tout, ne servant qu'à soutenir le haut dans un espace qui aurait pu tenir dans une bâtisse de brique d'un niveau. Mais il paraît que la mort aime les hauteurs et a le vertige au sol...En sortant, je tombais sur le classique pupitre de choix de mon interlocuteur : "choisissez : homme ou femme". Homme, cela allait de soi...

     Au fond d'un bureau conventionnel, un préposé aux indécis qui tombaient là par défaut de choix m'accueillit :
  -Pour vous servir...Puis-je vous conseiller?
  -En fait non : je sais ce que je veux...
  -Ah, je vois : c'est pour un entraînement à la mort éternelle sur mesure. C'est vrai, le prêt-à-porter ne convient pas à tout le monde...
  -Non, voyez-vous, les tentatives de mort éternelle sont trop aléatoires. Une bonne préparation ne fait qu'optimiser des chances dont vous conviendrez qu'elles sont infimes.
 -Certes, certes, mais c'est notre raison de vivre à chacun. Le risque fait partie de la mort...
 -En la circonstance, je ne l'accepte pas. Et pour tout vous dire, je ne crois pas à la mort pour de vrai. A mon avis, c'est une légende faite pour rendre la vie supportable.
 -Alors je ne vois pas ce que je peux pour vous...
 -Je vais être direct : auriez-vous du non-être?
  -Du non-être?
 -Oui, du non-être. Du pas-encore si vous préférez. Hmm, je vois que non...Je m'explique donc : une fois qu'on a chopé la vie, pas moyen de s'en débarrasser, elle nous colle à la peau et le temps qui passe n'arrange pas grand chose. D'accord?
 -D'accord, mais...
 -La solution n'est donc pas dans le futur mais dans le passé...
 -J'avoue ne pas comprendre
 -C'est pourtant simple : je veux éviter de naître! Résultat garanti.

     Je jaugeais avec satisfaction l'effet de l'exotisme de mon idée.
     Le fonctionnaire du ministère de l'après-mort se voyait pris au dépourvu, confronté à un cas inédit qui ne figurait dans aucun manuel d'instruction. Il avait bien eu vent de projets top secrets à l'étude dans les sous-sols, mais apparemment, ils faisaient état d'une nouvelle arme à désintégration de particules de vie. Personne n'avait jamais prononcé les mots de pré-conception qui émanaient pourtant d'une trivialité incontournable. Mon hôte se ressaisit :

 -Je vous demanderais de passer dans la salle d'attente quelques instants, le temps de consulter nos archives...

     Quelles archives? L'idée n'avait à l'évidence pas d'historique et il n'y avait rien à chercher. Le secrétaire était mauvais menteur et je quittais mon fauteuil mou pour coller l'oreille à la porte :

 -Patron, j'ai un spécimen intrigant dans mon bureau....Non, je ne pense pas que ce soit un espion...Un de ces inventeurs fous probablement...Je fais le nécessaire...comptez sur moi patron....Oui j'ai absolument conscience de l'enjeu que son idée représente et je vous garantis qu'il ne redescendra pas.

     Oups! Je filais : la mort définitive m'intéressait, mais pas dans l'immédiat. Dehors, je retrouvais la vie là où je l'avais laissée, rassurante dans sa précarité certaine. On pouvait toujours compter sur elle pour déposer le mot fin. Mais bien sur, si les hommes se mettaient à apprendre à ne pas naître, le marché de la mort courrait à sa ruine, et outre ces braves gens de chez Princelom, toute la région risquait de se trouver socialement sinistrée : ici, tout le monde vivait plus ou moins de l'exploitation de la mort. Sauf Dieu : il n'avait pas su s'adapter au marché.
      Je commençais à comprendre qu'à essayer de prendre la vie à la racine, je risquais la chose à laquelle je tenais plus que tout : ma mort. Je réfléchis rapidement : en réagissant immédiatement, j'avais peut-être encore une chance de pouvoir passer prendre quelques affaires chez moi avant de disparaître. Le temps que l'affaire remonte à la hiérarchie de chez Princelom : je ne pouvais imaginer qu'une institution d'un si grand prestige puisse liquider les gens sans prendre la bonne décision, celle qui optimiserait les chances pour la victime d'atteindre la mort définitive. Après tout, c'était la réputation de la maison qui était en jeu et chez Princelom, on ne plaisante pas avec la moralité.

A suivre...

 

à compter du 23 janvier 2003