En
plein centre ville se dressait un immeuble de fragiles étages de
verres qui surplombaient tout le quartier. Il confisquait dans un outrage
prétentieux les rayons du soleil avant qu'il n'atteignent le sol
et étincelait insolemment par ses vitres claires de toutes les
lumières, naturelles ou fabriquées. Sur les cotés
de la porte disproportionnée deux gardiens bleus soutenaient de
leur regard droit le faible horizon. Le marbre habillait de son écrin
l'édifice précieux et transparent.
Cela faisait trois
fois que je passais devant le bâtiment. A chaque approche, je ralentissais
avec l'idée d'y entrer, mais il me semblait toujours qu'il me manquait
quelque chose : une invitation ou un lancer-passer avec un tampon officiel
de quelque part, une lettre de recommandation au moins, quelque relations
dont je pourrais faire état, un ailleuil dans la fonction peut-être...Je
reprenais donc mon rythme de marche après une hésitation
à peine marquée à son approche, et allait me planter
en observation quelques dizaines de mètres plus loin, histoire
de jauger l'apparence des audacieux qui passaient la porte. Rien de particulier,
sauf une certaine prédominance du noir dans les parures qui me
fit reprocher à ma chemise rouge d'avoir pris le haut de ma pile
de vêtements ce matin-là.
Les vitres réfléchissantes
étaient traîtres : le regard s'y heurtait comme à
un mur et je maugréais de ne pouvoir suivre des yeux les clients
au-delà de la porte révérencieuse. J'imaginais un
intérieur cossu, des tapis d'ailleurs...
Soudain, un grand type voûté
sortit péniblement, soutenu par un personnel de service à
qui il glissa une piécette de pourboire dans la main. Il se traîna
jusqu'à la fontaine sur le bord de laquelle j'avais fini par m'asseoir
et s'aspergea abondamment d'eau. Il soupira longuement et succomba à
un sanglot coincé qui me prit à la gorge :
-Monsieur...je peux peut-être
faire quelque chose pour vous aider?
-Non, bien sur que non. Si eux ne peuvent rien faire, personne
ne peut rien faire c'est évident...
Il désigna du menton le bâtiment qu'il venait de quitter
:
-Tout le monde sait que la maison Princelom est la meilleure au monde
; sa réputation va outre-atlantique. Simplement, il est hors de
question que je m'engage sur un tel produit sans garantie
-Et puis-je vous demander ce que vous vouliez acquérir?
-Très certainement! Une mort sans suites.
Je haussais mes
épaules devant sa naïveté. C'était le rêve
contemporain le plus partagé du vingt-cinquième siècle
: la mort garantie définitive. Le repos éternel, tout noir,
sans ces rêves si incertains et traîtres. Sans ce paradis
champêtre si désuet. Sans un retour hasardeux en passant
par la case départ de la naissance. Une mort qui nous ficherait
enfin la paix. Mais qui pouvait encore y croire?
En lettres d'or incrustées dans
le verre de l'immeuble, l'enseigne portait l'inscription suivante : Princelom,
spécialiste de l'organisation de l'après-mort des vivants
de pères en fils depuis 2066. Organisme garantit par l'Etat.
Rien n'avait changé
: les pompes funèbres gardaient la concession des morts morts,
du périssable. Restait que quoiqu'on fasse, personne ne pouvait
affirmer que la mort durait toujours. Le grand bonhomme me faisait pitié
dans sa détresse :
-Dire que j'ai économisé
toute ma vie dans l'espoir de pouvoir me payer une mort éternelle...
-Je comprends...J'ai entendu dire qu'il y avait une technique asiatique
assez efficace...
-Balivernes : mon cousin l'a essayée et il s'est réincarné
en chat six mois plus tard...
Il disait sans doute
vrai. Le droit à une mort profonde était loin d'être
acquis. Avec les progrès de la science et les derniers marqueurs
post-portem, on pouvait suivre à la trace les pérégrinations
des âmes jusqu'à leur réincarnation suivante. On en
perdait bien quelques unes en route, mais personne ne savait si c'était
le protocole expérimental qui était défectueux, si
les anges avaient trouvé une parade à ces astuces humaines
de repérages ou si les morts avaient enfin fini par savoir trépasser
correctement.
La perplexité était donc de rigueur. Seuls les croyants
s'en sortaient à peu près : puisque Dieu était infiniment
bon, il devait forcément accorder la mort éternelle à
ceux d'entre les hommes qui l'avaient méritée. Les critères
définissant l'élite des élus de la vraie mort étaient
sujets à des discutions relevées qui auraient sans doute
dégénérées en guerre de religions depuis longtemps
si ce n'est qu'en tuant un ennemi qui se battait pour une si noble cause,
on risquait de lui offrir une occasion unique de mourir dans les règles
de l'art et peut-être du coup pour toujours. Personne ne voulait
prendre ce risque : on ne partageait pas le non-être. La denrée
s'annonçait rare et l'économie était de rigueur.
La vie après tout, était la chose la plus banale de l'univers
: pour la mort, rien n'était sur.
Je laissais le pauvre
homme à son désespoir d'être. De toutes façons,
plus personne ne se suicidait depuis longtemps : le geste était
disqualifiant et éliminatoire dans la compétition à
la mort définitive et il le savait.
Chacun pour soi.
Je partis d'un élan décidé vers l'Institut de la
mort. Là, j'improviserai.
Les humains statufiés
qui décoraient le pas de la porte d'entrée ne bronchèrent
pas : c'était comme au casino, chacun pouvait tenter sa chance.
Le hall semblait avoir perdu de l'espace qu'il prétendait de l'extérieur
et donnait sur des portes d'ascenceur sans couleur, agencées en
un cercle qui tournait lentement sur-lui-même de façon à
ce qu'aucune ne soit positionnée avantageusement par rapport à
l'autre pour de ne pas influencer les clients. On y enseignait par départements
l'art d'optimiser le moment de sa mort selon la position des étoiles,
son horoscope ou l'influence de la Lune. On apprenait à vivre le
moins possible par des techniques yogistes, histoire de s'habituer et
d'attirer le non-être ; ou alors, il était possible de tenter
d'épuiser tout son capital d'énergie de vie pour les incarnations
suivantes tout de suite, en dormant le moins possible, en consommant par
la luxure sa libido, en changeant de boulot tous les six mois pour accomplir
tous ses rôles, en générant une descendance apte à
assurer la pérennité de son nom pour le siècle à
venir. Toutes les obédiences étaient représentées,
éprouvées et banales.
Enfin, sur l'une des portes un point d'interrogation
noir et épais squattait avec provocation toute la surface. S'y
adjoignait une inscription indigente : "autres". C'était
ce que j'espérérais : la maison ne faillissait pas à
sa réputation! Je grimpais et montais vers le ciel dans une cage
ascensionnelle en verre traversant des étages fictifs, vides de
tout, ne servant qu'à soutenir le haut dans un espace qui aurait
pu tenir dans une bâtisse de brique d'un niveau. Mais il paraît
que la mort aime les hauteurs et a le vertige au sol...En sortant, je
tombais sur le classique pupitre de choix de mon interlocuteur : "choisissez
: homme ou femme". Homme, cela allait de soi...
Au fond d'un bureau
conventionnel, un préposé aux indécis qui tombaient
là par défaut de choix m'accueillit :
-Pour vous servir...Puis-je vous conseiller?
-En fait non : je sais ce que je veux...
-Ah, je vois : c'est pour un entraînement à la mort
éternelle sur mesure. C'est vrai, le prêt-à-porter
ne convient pas à tout le monde...
-Non, voyez-vous, les tentatives de mort éternelle sont
trop aléatoires. Une bonne préparation ne fait qu'optimiser
des chances dont vous conviendrez qu'elles sont infimes.
-Certes, certes, mais c'est notre raison de vivre à chacun.
Le risque fait partie de la mort...
-En la circonstance, je ne l'accepte pas. Et pour tout vous dire,
je ne crois pas à la mort pour de vrai. A mon avis, c'est une légende
faite pour rendre la vie supportable.
-Alors je ne vois pas ce que je peux pour vous...
-Je vais être direct : auriez-vous du non-être?
-Du non-être?
-Oui, du non-être. Du pas-encore si vous préférez.
Hmm, je vois que non...Je m'explique donc : une fois qu'on a chopé
la vie, pas moyen de s'en débarrasser, elle nous colle à
la peau et le temps qui passe n'arrange pas grand chose. D'accord?
-D'accord, mais...
-La solution n'est donc pas dans le futur mais dans le passé...
-J'avoue ne pas comprendre
-C'est pourtant simple : je veux éviter de naître!
Résultat garanti.
Je jaugeais avec
satisfaction l'effet de l'exotisme de mon idée.
Le fonctionnaire du ministère
de l'après-mort se voyait pris au dépourvu, confronté
à un cas inédit qui ne figurait dans aucun manuel d'instruction.
Il avait bien eu vent de projets top secrets à l'étude dans
les sous-sols, mais apparemment, ils faisaient état d'une nouvelle
arme à désintégration de particules de vie. Personne
n'avait jamais prononcé les mots de pré-conception qui émanaient
pourtant d'une trivialité incontournable. Mon hôte se ressaisit
:
-Je vous demanderais de passer dans
la salle d'attente quelques instants, le temps de consulter nos archives...
Quelles archives?
L'idée n'avait à l'évidence pas d'historique et il
n'y avait rien à chercher. Le secrétaire était mauvais
menteur et je quittais mon fauteuil mou pour coller l'oreille à
la porte :
-Patron, j'ai un spécimen intrigant
dans mon bureau....Non, je ne pense pas que ce soit un espion...Un de
ces inventeurs fous probablement...Je fais le nécessaire...comptez
sur moi patron....Oui j'ai absolument conscience de l'enjeu que son idée
représente et je vous garantis qu'il ne redescendra pas.
Oups! Je filais
: la mort définitive m'intéressait, mais pas dans l'immédiat.
Dehors, je retrouvais la vie là où je l'avais laissée,
rassurante dans sa précarité certaine. On pouvait toujours
compter sur elle pour déposer le mot fin. Mais bien sur, si les
hommes se mettaient à apprendre à ne pas naître, le
marché de la mort courrait à sa ruine, et outre ces braves
gens de chez Princelom, toute la région risquait de se trouver
socialement sinistrée : ici, tout le monde vivait plus ou moins
de l'exploitation de la mort. Sauf Dieu : il n'avait pas su s'adapter
au marché.
Je commençais à comprendre
qu'à essayer de prendre la vie à la racine, je risquais
la chose à laquelle je tenais plus que tout : ma mort. Je réfléchis
rapidement : en réagissant immédiatement, j'avais peut-être
encore une chance de pouvoir passer prendre quelques affaires chez moi
avant de disparaître. Le temps que l'affaire remonte à la
hiérarchie de chez Princelom : je ne pouvais imaginer qu'une institution
d'un si grand prestige puisse liquider les gens sans prendre la bonne
décision, celle qui optimiserait les chances pour la victime d'atteindre
la mort définitive. Après tout, c'était la réputation
de la maison qui était en jeu et chez Princelom, on ne plaisante
pas avec la moralité.
A suivre...
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