2 janvier 2002
Cher Félix,
Je ne sais ce qu'il en est
des espèces, mais Darwin est éternel. Le bougre de sapiens
brandit encore le drapeau de la connaissance sur les livres d'école
de nos rejetons. Moi qui croyais que c'était là une certification
de qualité, quelle déception, vraiment...
Il est évident que je n'avais pas
maîtrisé les risques pour ma propre survie du lancement d'une
discussion sur l'évolution des espèces dans le brouillard
nicotiné de la boite à fonctionnaires du premier étage
du collège (après enquête, il s'avère que ce
lieu est désigné par le terme "salle des professeurs"
dans le jargon autochtone. On dit même qu'il fut un temps où
elle était assignée au travail, mais ici, aucun élément
n'a permis de le confirmer...). Ces gens-là ne sont pas armés,
mais possèdent une fonction homéostatique développée
qui les fait considérer tout élément étranger
comme un virus à phagocyter au plus vite. Je dois dire Félix
que ce genre d'aventure kamikaze rend sacrément ardue la mission
qui m'est confiée d'enquêter sur le terrain. Car ce terrain-là
est miné et mon éditeur me presse sous des prétextes
fallacieux d'optimiser le créneau de parution du livre alors que
je sais fort bien que ce filou rechigne à payer les factures de
l'hôtel où je campe en semaine.
Un enseignant clos la discussion avant qu'elle
ne soit engagée :
-la problématique de l'évolution? Mais il n'y a pas
de problématique, c'est juste vous qui avait un problème.
C'est bizarre cet attachement
des gens au darwinisme : ils se sont tellement habitués à
héberger un petit singe dans leur ADN qu'ils ne veulent pas lâcher
leur animal domestique favori d'un seul coup. Qui l'eut cru?
Darwin, dans son genre, est un apaiseur
de consciences et c'est sans doute une des explications de sa pérennité
: il dispensa d'un seul coup l'humanité de se poser la question
de son devenir en la remplaçant par celle de ses origines, le problème
pertinent n'étant plus alors "où allons-nous?",
mais "d'où venons-nous?". La réponse ne serait
donc plus à exprimer en termes de sens, mais de mécanique
restrospective. En prime, le fameux "qui sommes-nous" se dilue
complètement. Ouf! Soulageant non?
Embêtant quand même cette science
qui pose a priori l'impossibilité de toute prédiction. Ces
anthropologues sont de mauvais antiquaires : ils ramassent des vieilleries,
les exposent et quand il manque une patte à une chaise, ils s'extasient
en clamant que c'est le signe de son authenticité.
Peut-il y avoir une science seulement rétrospective?
Et qui, même dans son retour en arrière, est incapable d'établir
un rapport de causalité suffisant? Car Coppens définit le
problème à partir de sa solution : comment passer de l'homme
des bois à l'homme des savanes, alors que la vraie question, neutre
celle-ci, aurait été : "imaginez quel vivant est susceptible
d'optimiser au mieux les conditions de vie de la savane?" Sacrée
différence, non? A parier si vous voulez devenir riche, que l'homme
n'est pas la solution à ce problème, ni à bien d'autres
en terme d'adaptation : le bonhomme aurait du se perdre en route, se métamorphoser
en quelque chose de radicalement autre : il avait le temps pour cela.
La nature, si elle avait été libre, aurait sûrement
donnée libre cours à son imagination débridée
en termes d'invention du vivant. Picasso, à coté, aurait
paru avoir autant d'imagination qu'une poinçonneuse.
Tout n'est sans doute pas
permis et à l'évidence les aléas environnementaux
ont le dos large et l'imagination étriquée. Le chaos a été
si sympa avec nous que je me demande encore qui a pu lui graisser la patte.
Il y a, par delà les caprices des climats et les ballades des plaques
tectoniques, quelque chose de terriblement stable sur 60 millions d'années,
qui conduit par contraction cranio-fasciale, des primates à l'homme
moderne. C'est louche, on est bien d'accord.
Le premier rôle de
ce charabia évolutionniste est donc à prendre. Darwin s'occupe
des figurants, laissons-lui. Il leur dégote les meilleurs costumes
à chaque scène.
A quoi croyez-vous Félix,
vous qui ne voulez croire en Personne? Les biologistes, qui flanquent
à la Nature des pouvoirs démiurgiques sans lui demander
son avis me font l'effet de lâches qui ouvrent cette boite à
mystère avec la même désespérance qu'ils mettraient
le goulot de la bouteille de whisky dans la bouche. Ce panthéisme
qui ne s'affirme pas les dispense de tout retour à l'expéditeur
: pas de prières, pas d'offrandes, pas de barbu à entretenir.
Pratique et économique.
La Nature a peut-être ses chairs
terreuses qui respirent comme un seul homme, mais je ne peux lui trouver
de conscience. La conscience est la reconnaissance qu'à le sujet
de soi en tant qu'être. Les existants n'y ont pas droit. Cela n'implique
pas que les hommes soient les seuls êtres conscients, mais que pour
être conscient, il faut d'abord être, et sans doute être
un quelque chose. Eh oui, Dieu a la peau dure et il est bien difficile
de fabriquer le sien de telle sorte que "toute ressemblance avec
un personnage réel ou imaginaire ne soit que fortuite".
Je parviens encore à
penser un sens à la vie sans lui vouloir une signification intentionnelle
et dirigée : question d'âge peut-être. Je m'apperçois
que chaque génération se met à courir après
un dieu dés que la précédente l'a rencontré.
Vous avez besoin d'un chef de meute pour conduire l'évolution,
par pilotage automatique chez l'homme, en temps réel chez les espèces
à l'ADN trop peu informante. Allez dire dans une église
que Dieu a délaissé l'homme après lui avoir remis
un packtage de survie dans son ADN et qu'il se consacre maintenant à
plein temps à la destinée des lombrics et des géraniums.
Et vous me raconterez...
Pour donner suite à
vos arguments, je me ferai l'avocate du diable. Est-il établi que
l'ADN tel qu'on le connaît chez l'homme stocke l'ensemble des possibles
de son espèce? Il ne me semble pas : tout juste affiche t-il ses
paramètres à un moment donné de son évolution.
L'architecture générale de l'évolution peut donc
se trouver n'importe où, soit très localisée au niveau
d'un "organe" ténu, soit diffuse comme la conscience.
En tout cas, rien ne permet d'exclure l'idée
d'un pilotage automatique pour toutes les espèces, que l'ADN s'en
mêle ou pas d'ailleurs. Exit donc le boss omniprésent. La
Nature peut retourner piquer un somme.
Qu'est-ce qui manque pour
échapper à un schéma de la prédestination
où l'environnement ne serait qu'un décors en papier mâché?
On pourrait penser : la faculté de perception d'une part, de décision
d'autre part. Anthropocentrisme encore et encore : j'adopte plus volontiers
l'idée de réception de l'information par cet "organe"et
d'adaptation automatique de l'autre. Quand un verre est trop plein, il
déborde sans qu'on ait besoin de lui ordonner ; de la même
façon, lorsque cet "organe" est saturé en informations
d'un certain type, il passe à l'étape suivante. Qu'est-ce
que ça change? Disons que j'imagine que Dieu est mort il y a très
longtemps et qu'on peut fort bien se passer de lui.
Ces schémas à
long terme me flanquent le vertige : vous, moi, ne sommes-nous que de
la chair transitionnelle? J'écoutais vos propos des jours derniers
: ce constat du rétrécissement de la mâchoire. Je
songeais que toutes mes dents avaient trouvé place sans faire violence
et que je faisais peut-être partie des nouveaux néandertaliens
de la contemporanité. Riez...et comptez vos dents. Mais où
se trouve notre liberté?
"Pourquoi l'homme s'est-il
trouvé doté d'une technologie aussi performante?" me
demandez-vous. Euh, vous n'auriez pas plutôt une énigme sur
l'âge du capitaine? Une énigme suppose dans son concept que
la solution préexiste à sa formulation, sinon, c'est un
problème. Ce qui semble le cas ici. Elle implique aussi que son
énoncé contienne tous les éléments nécessaires
à sa résolution. Voyons...
La formulation passive m'interpelle : vous
semblez supposer qu'au point où nous en sommes, c'est la technologie
qui façonne l'homme, alors que ce bipède prétentieux
s'autoproclame maître du monde, crachant en cela sur ces ancêtres
soumis à une nature autoritaire. Ma foi, la nature dominée
a peut-être perdu son pouvoir catalyseur d'évolution. Les
modifications climatiques ne nous changeront plus, elles nous imposeront
de changer nos habitations, nos vêtements, nos modes de production
d'énergie. On peut imaginer que l'homme s'enterre, mais comme il
est capable d'emporter sa lumière, de reconstituer son atmosphère,
d'évacuer ses déchets, sa structuration peut bien rester
au statut quo un bon moment. La tendance générale de l'homme,
que vous décrivez en termes de "sophistication", de complexification,
pourrait bien, au niveau physiologique, tendre vers une simplification
: les dents de sagesse, déjà, disparaissent par leur caractère
superfétatoire, bientôt, le système digestif pourra
s'alléger. Si la sédentarisation se prolonge, l'ossature
va sans doute s'affiner, etc. Et on risque à terme de se retrouver
avec une carcasse minimaliste. Alors? Evolution régressive? Technologie
aliénante?
Darwin, dans son histoire, a remis les clés
de l'évolution à la concurrence et à la loi du plus
fort. J'avance l'idée qu'il a sans doute minimisé le rôle
de l'entre-aide, de la coopération, de la solidarité d'un
homme qui depuis le départ, n'est pas un solitaire. Je me souviens
quand j'étais gamine des mythes de l'an 2000 sur fond de science-fiction
: la technologie donnerait à l'individu les moyens de son autosuffisance,
l'ordinateur serait capable d'un diagnostique à domicile, il contiendrait
l'ensemble des savoirs, les enfants n'iraient plus à l'école,
les parents travailleraient à domicile. Pas si mal vu au niveau
de l'ébauche, sauf que la conclusion à toutes ces spéculations
était l'enclavement de l'individu dans un isolationnisme cloisonnant.
Or, on s'aperçoit que le premier usage d'internet est la communication
à grande échelle. Pareil pour les transports. Même
la spécialisation des taches oblige à une plus grande communication
pour assumer l'ensemble des besoins.
Peut-être finalement
que la conscience de l'autre a précédé la conscience
de soi et qu'un nouveau niveau de conscience ne sera atteint qu'avec la
perception de l'humanité en tant qu'espèce. La technique
s'emploie à réparer l'incident du rift américain,
à recoller les plaques tectoniques. La nature suscitait l'évolution
par contrainte, la technologie par appel, par aspiration. Et si sophistication
il y a, elle ne peut-être que celle de la conscience, le corps devenant
rapidement bien encombrant avec toutes ses machines supplétives
à son service. Qui sait si d'ici quelques dizaines de milliers
d'années, il n'en restera pas un résidu informe en suspension
dans un bocal...
Amicalement et bonne année,
Elisabeth
à compter du 5 janvier 2002
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