21 novembre 2001
Chère
Elisabeth,
Reçu votre missive du 16. De
toute façon, les conséquences des inondations de Bab el
Oued seront oubliées sous peu. J'ai entendu : une phrase d'un "responsable".
Je ne me rappelle plus s'il s'agissait d'un civil ou d'un religieux, mais
il me semble que cet homme avait dit "de toute manière, c'était
la volonté d'Allah, et ceux qui n'admettent pas cela n'ont rien
à faire dans le pays". Quand on lit le Coran, ce qui fascine
le plus l'occidental c'est ce chassé-croisé entre déterminisme
et liberté. Dans la mesure où "tout est déjà
écrit" et où "rien ne s'accomplit sur Terre qui
ne corresponde à la volonté d'Allah", où se
situe la liberté de l'homme ? On voit en tout cas que cette dialectique
peut être utilisée par certains pour esquiver des responsabilités.
De toute façon, il semble que nous soyons face à des gens
qui pensent d'une manière totalement différente, qui vivent
les événements de manière totalement différente.
J'ai dîné avec un type qui connaît
un peu l'Arabe et qui me disait que cette langue était fort éloignée
de la nôtre, qu'elle fonctionnait même de manière totalement
différente. J'avoue que je n'ai pas très bien compris sur
quoi il s'appuyait, mais je conçois qu'il puisse en être
ainsi. Ce qui ne saurait tout expliquer et a fortiori tout justifier.
Au delà, on peut s'imaginer que les morales puissent être
différentes.
En tout cas, j'ai repensé aux fondements de notre
propre morale d'occidentaux. Les Français, du moins, sont les inventeurs
de la Déclaration des Droits de l'Homme. Il y a des phrases qui
résonnent comme des inventions, qui orientent une vision du monde
:
Tous les hommes naissent égaux en
droits.
C'est une phrase très belle,
mais il me semble, soudain, qu'elle est incomplète. Pourtant cela
a l'air si simple, si parfait. On se demande ce qu'on pourrait ajouter
ou retrancher à une pareille déclaration qui semble destinée
à franchir les siècles. Mais, en y regardant de plus près,
j'ai tout d'un coup l'impression qu'elle est simplement incomplète
et je propose :
Tous les hommes naissent égaux en
droits et en devoirs
En fait, ce qu'on
aurait dû pondre c'est une déclaration des droits et des
devoirs des hommes. A l'époque les droits étaient tellement
bafoués qu'on a sans doute voulu parer au plus pressé. Mais
j'ai l'impression que, de nos jours, les êtres humains perdent de
vue l'idée qu'ils ont des devoirs les uns envers les autres. J'ai
suivi une émission, à la télévision, où
on voyait des enseignants évoquer leurs problèmes grandissants.
C'était tragique. Certains étaient dans des collèges
"durs", des établissements de banlieue. On s'étonne
de la montée des problèmes. Mais alors qu'on se penche,
à juste titre, sur "les droits de l'enfant", qu'on se
met à dénoncer de manière ô combien justifiée
des histoires de pédophilie jusqu'ici occultées, il n'y
aurait personne pour songer à évoquer "les droits de
l'adulte". Je pense que si j'étais directeur d'un collège,
je ferais peindre dans chaque classe l'inscription :
Tout enseignant a droit au respect de ses
élèves
Un respect a priori, dû simplement
à son statut. Bien sûr, un enseignant peut être plus
ou moins bon, plus ou moins consciencieux. Mais il n'a pas à gagner
un respect qu'on lui doit, que les élèves lui doivent lorsqu'ils
pénètrent dans une salle de classe. Finalement, cela émerge
d'une inscription figurant sur les tables données à Moïse,
sur le Sinaï :
Tu honoreras ton père et ta mère
Le respect est là encore
évoqué comme un devoir a priori. Mai 68 a contesté
toutes les valeurs. Vous êtes trop jeune pour vous souvenir d'une
telle époque où un inconnu avait écrit sur les murs
de la Sorbonne "il est interdit d'interdire". La formule avait
eu beaucoup de succès (je ne sais pas s'il se trouverait encore
des gens pour reprendre un tel slogan).
A l'époque des tas de gens voulaient secouer
les carcans les plus divers. De Gaulle apparaissait à beaucoup
comme une espèce de père que, dans leur tête, ils
voulaient "tuer", symboliquement j'entends. Les Français
commençaient également à se rendre compte qu'on leur
racontait très souvent des salades, en tout cas dans les médias,
qu'on leur mentait (mais est-ce que cela a beaucoup changé ?).
Le pays émergeait aussi des séquelles de la guerre d'Algérie.
On a parlé de "crise de culture". Tout cela a duré
quelque mois, puis le soufflé s'est dégonflé. Avec
le recul, qu'est-ce que cela a laissé comme traces ? En schématisant
je dirais que les "vieux" se sont trouvés désignés
comme les responsables de tout. Ils héritaient de toute une charge
de culpabilité, que beaucoup ont accepté d'ailleurs, fut-ce
inconsciemment. C'est peut-être à partir de cette époque
qu'on s'est mis à parler de ses parents en disant "mes vieux".
Inversement, les jeunes se sont trouvés parés de toutes
les vertus. Ils devenaient vierges de tous vices, seuls capables d'inventer
le monde futur. C'était à la mode d'être "contestataire".
Aucun principe n'était intouchable, tout pouvait être remis
en cause. Trente trois ans plus tard on peut se demander ce que tout cela
a donné. Les parents ont du mal à élever leurs gosses.
Dans les collèges, les enseignants entrent dans des classes où
leurs élèves bavardent. C'est à eux de "s'imposer".
Les parents "doivent également s'imposer" auprès
de leurs enfants. Les enseignants doivent "s'imposer auprès
de leurs élèves". Rien n'existe a priori. Tout doit
se gagner. A la limite, si un professeur venait trouver le directeur de
son établissement en lui disant "mes élèves
me jettent des objets à la tête, je ne peux pas obtenir le
silence pendant que j'enseigne", est-ce que ces nouveaux responsables
n'iraient pas jusqu'à lui répondre "mon cher, c'est
à vous de vous faire respecter".
Je n'aimerais pas être enseignant dans un de ces
collèges de banlieue, de nos jours. J'ai vu que des gosses de treize
ans y instituaient de nouveaux jeux, comme celui "de la canette"
où un des enfants est alors roué de coups. Il y a aussi
"le jeu de la pièce". J'ai entendu un gosse de cet âge
expliquer : "Selon comment tombe la pièce, ceci désigne
celui qui sera le juge, lequel fixera la peine, celui qui sera la victime
et celui qui jouera le rôle du bourreau, qui exécutera la
sentence". Hallucinant, non ? Est-ce que cela ne vous rappelle pas
cette évocation des moeurs de cette prison d'Afrique du Sud ? Comment
de telles pratiques parviennent-elles à se généraliser,
ou à être simplement tolérées ?
Je vais peut-être vous choquer, mais je pense
que l'interdiction systématique des châtiments corporels
n'a pas été une bonne chose. Vous savez ce qui serait efficace
pour ce gamin qui profère, devant une caméra de télévision
de telles conneries, et qui au passage sera devenu une vedette vis à
vis de ses petits camarades ? Une bonne paire de gifles, tout simplement
(plus une autre pour le réalisateur de l'émission, laquelle
fera des émules, soyons-en sûrs).
Imaginez un monde où un enfant de cinq
ans pourrait déposer une plainte en justice contre ses parents
parce qu'il aura reçu une fessée ? Si nous survivons, est-ce
qu'on ne verra pas émerger des choses de ce genre ?
Je crois que les êtres humains
ont besoin de repères, de limites à ne pas franchir. Ils
en ont besoin comme d'air pour respirer. Si ces limites sont absentes,
tout peut arriver. Très rares sont les gens qui sont capables de
s'imposer à eux-mêmes leurs propres limites. Nous vivons
dans un monde où nous nous efforçons de "rendre les
gens le plus libre possible". Scolairement, cela semble être
une catastrophe, du moins, c'est mon avis. Socialement, le laxisme ambiant
nous prépare des lendemains douloureux, ou peut être tout
simplement un futur régime d'extrême-droite. Le nazisme a
grandi dans ce berceau qui était la République de Weimar.
Il s'est efficacement servi du libéralisme de ce système
politique. Avant de devenir un tyran, Hitler a joué les victimes,
dénoncé la répression de son mouvement. Puis il a
attiré à lui les gens qui voulaient à la fois être
pris dans une structure rigide et par ailleurs, en se tournant vers d'autres
groupes humains, se sentir investis d'un pouvoir sans limite, y compris
celui de tuer. Parfois je me demande si notre régime socialiste,
avec de plus le lot classique de corruption, ne prépare par le
retour en force des vieux démons. Regardez cette colère
des flics qui défilent dans la rue et qui en ont marre d'être
tirés comme des lapins. Voyez l'impuissance des policiers et des
juges face à la montée d'une délinquance de mineurs.
Comment fonctionne le monde, Elisabeth ?
Je vous avais
promis que j'allais aborder des questions de métaphysique. Je vais
tenir parole et me jeter à l'eau. Je vous ai parlé de Babette,
ma belle-soeur. C'est une femme étrange, qui a son franc-parler.
Un jour le couple est arrivé, avec une amie. Celle-ci se prétendait
férue de spiritisme, une activité qui m'avait toujours fait
sourire. Bref, on nous a proposé de nous mettre en rond, autour
d'une table, avec un verre à pied, et des lettres disposées
en cercle, puis de lancer le classique "esprit es-tu là? Ma
foi, je n'ai pas dit non, mais en vieux nationaliste j'ai proposé
que nous donnions à cette expérience un tour plus scientifique.
Vous savez qu'il existe des plateaux tournants, en bois, qui peuvent servir
de passe-plats. On en trouve chez IKEA. Le plateau supérieur est
très mobile, grâce à un montage sur roulements. J'ai
donc passé l'après midi à bricoler, dans mon atelier,
et il en est sorti un système où les lettres étaient
collées en rond, dans le désordre, sur le plateau, mais
étaient toutes recouvertes par une petite languette rabattable
qui les couvrait totalement. J'avais doté ces languettes, en carton,
d'une pliure contre laquelle le verre, dans son mouvement, pouvait se
mettre en butée.
Vous voyez donc le montage. C'est toujours
le coup du verre, de la question "esprit es-tu là ?".
Les participants posent un doigt sur le verre, que "l'esprit"
est censé mettre en mouvement. Ces plateaux sont vernis et le verre
peut s'y déplacer aisément. Donc, quand ce verre se déplace,
il finit par se positionner en face d'un languette. En la soulevant, on
découvre la lettre. J'avais perfectionné le protocole en
imposant que pour chaque lettre on lance le plateau comme une roulette
de Baccara. Ca n'est que lorsque celui-ci s'arrêtait qu'on pouvait
remettre le verre, placer les doigt et attendre que celui-ci vienne désigner
la lettre suivante. A ce moment-là, personne n'est a priori capable
de deviner que telle ou telle lettre pouvait se cacher sous une de ces
languette, à moins de posséder la vue de Superman, car j'avais
fait en sorte qu'elle soient toutes semblables.
Nous avons fait l'expérience.
Je m'attendais à ce que "l'esprit", en l'occurrence l'un
de nous, déplaçant inconsciemment le verre, ne nous fournisse
que des répondres totalement dénuées de sens, des
lettres placées dans le plus grand désordre. Ce protocole
semblait imparable. Après avoir posé le plateau tournant
sur la table, j'ai commencé par le lancer. Puis j'ai posé
un verre à pied bien au centre. Quant à ce qui a suivi,
je dois vous dire que j'en ai été pour mes frais. Bien sûr,
aucun de nous, à part l'amie de ma belle-soeur, n'ayant jamais
participé à une expérience de spiritisme, nous nous
retrouvâmes tous comme des idiots. Je ne sais plus qui a fini par
lancer :
- Esprit es-tu à?
En fait, que dire d'autre ? Nous sommes
alors restés immobiles et silencieux pendant une bonne vingtaine
de minutes. Tout le monde jouait le jeu. Et puis le verre a commencé
à bouger. Imperceptiblement d'abord, puis par petits à-coups.
J'ai observé le phénomène avec curiosité,
en étant a priori sûr du résultat. Il fallut un bon
moment à cet esprit poussif pour transporter cet objet en face
d'une languette. Dix bonnes minutes, à mon avis. Nous l'avons alors
soulevée et je me souviens de mon étonnement en découvrant
la lettre "O". Comme en plus des 26 lettres de l'alphabet j'avais
ajouté quelques signes divers, cela donnait une chance sur trente.
Nous avons continué, en posant d'autres
questions. Le mouvement du verre est devenu de plus en plus francs et
rapide. A la fin de la séance il traversait même le plateau
en une à deux seconde ! Nous avons demandé à l'esprit
quel était son nom. Il a répondu "PINTO". C'était
prononçable. Le reste a été plus déconcertant.
Bien sûr, étant données les contraintes liées
au protocole que j'avais imaginé, les opérations prirent
pas mal de temps et ne ne terminâmes que tard dans la nuit. Mais
je peux témoigner que toutes les réponses s'avérèrent
orthographiquement correctes. Par exemple quand nous demandâmes,
question numéro trois, quel avait été le métier
exercé par ce cher PINTO, il nous répondit M-E-D-E-C-I-N.
Il ne faut pas être un fin statisticien pour calculer que les chances
de produire un tel mot sont de une sur mille milliards. Mais nous n'étions
pas au bout de nos surprises. Après avoir appris que ce PINTO était
de sexe masculin, nous lui avons demandé diverses informations
sur son existence passée. Nous avons ainsi appris qu'il avait exercé
dans la ville de Salerno, en Italie (c'est à dire Salerne, en français).
Comme les discussions que nous avions eues pendant le dîner avaient
porté sur la réincarnation, nous lui avons demandé
s'il était l'esprit de quelqu'un qui se serait réincarné
en l'un de nous. Il répondit positivement par " Elisabeth
". Intrigués, nous avons demandé à ce cher docteur
Pinto si une autre personne de l'assistance n'aurait pas vécu à
son époque, c'est à dire au quatorzième siècle,
en se réincarnant en l'un de nous. Nouvelle réponse positive
: il s'agissait cette fois de mon frère qui, à l'époque
se serait appelé LEONI (c'est à dire "Léon"
en italien). Ce même Léoni aurait été le propre
fils du docteur Pinto et sa profession aurait été astrologue.
Bref mon frère aurait été, dans une de ses vies antérieures,
l'assistant de sa femme qui aurait au passage changé de sexe. Comptez
au passage le nombre de lettres de ce mot : dix. Calculez la probabilité
que ce mot émerge sans faute : un sur un ... million de milliards.
Je n'ose même pas imaginer la probabilité que tout cet ensemble
de réponses, dont aucune ne s'avéra incongrue, ait été
due au seul hasard. Mais ce qui est extraordinaire c'est que mon frère
et sa femme, laquelle est d'origine italienne, séjournent très
souvent dans cette presqu'île Sorrentine, près de cette ville
de Salerne, précisément. Elisabeth est kinésithérapeute.
Quant à mon frère, son dada, c'est l'astrologie !
Cette séance se termina dans
un certain climat de malaise. Nous savions que si le devenir des êtres
humains était de se réincarner, cela pouvait être
aussi bien en homme qu'en femme, mais ma belle soeur n'apprécia
que modérément de s'imaginer sous les traits d'un médecin
médiéval. Par la suite, nous apprîmes en nous documentant
que Salerne avait été, à cette époque, le
centre Européen en matière de médecine, ce que nous
ignorions jusque là. Il existe même, dans cette ville, un
petit musée où on ne trouvera malheureusement que des copies
photographiques de traités de médecine produits par cette
"Ecole de Salerne", très célèbre en son
temps. En tout cas, le polytechnicien athée que je suis sortit
de cette expérience assez médusé. Bien sûr,
je me plongeai immédiatement dans tous les livres que je pus trouver,
dans la bibliothèque de la maison, puis ailleurs, traitant de tels
sujets. J'ai maintenant une formation assez convenable en matière
d'ésotérisme, du moins de manière livresque.
Nous refîmes d'autres séances
de ce genre. Il y en eût quatre en tout, je crois. Pour les deux
suivantes n'étaient présents qu'Elisabeth, mon frère
et moi-même. Nous demandâmes, incidemment qui, dans notre
groupe, était censé être médium. La réponse
vint immédiatement : c'était ma belle-soeur Elisabeth.
Celle-ci a toujours été
superstitieuse. Elle a très vite ressenti un profond malaise à
la suite de ces activités.
- Il ne faut pas faire des choses comme cela, disait-elle.
On ne sait pas à quoi on touche. On m'a parlé d'esprits
qui, sollicités dans ce type d'expérience, pouvaient se
mettre à se coller à des gens.
- Se coller comment ?
- Je ne sais pas. Influer sur leurs vies, mais jamais de manière
positive. Je suis désolée, Félix, mais je n'ai plus
envie de participer à ces choses-là.
Je ne pouvais évidemment
pas l'y forcer. Par la suite nous avons essayé avec mon frère
et un voisin. Nous restâmes plusieurs heures patiemment assis, le
doigt sur le verre. L'objet finit par se mettre en mouvement, très
paresseusement, en allant désigner une lettre qui ne pouvait pas
constituer une réponse et nous encourager de poursuivre. Nous en
déduisîmes qu'aucun des trois ne devait être médium.
Je dois vous dire que cette expérience
m'amena à m'intéresser à des sujets auxquels je n'avais
jamais jusque là prêté vraiment attention, et par
la suite à vivre d'autres expériences tout aussi singulières.
Force m'a été de conclure, en toute logique, que le monde
tel que la physique nous le décrivait ne devait pas être
le seul, car ce monde-là aurait été bien en peine
de produire de telles expériences, dont je vous garantis la totale
authenticité. Quel intérêt aurais-je à vous
raconter des salades ? Nous ne ferions que perdre notre temps.
Avez vous vécu des expériences de ce genre
?
Amicalement
Félix
à compter du 25 novembre 2001
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