30 octobre 2001
Chère Elisabeth,
....L'humour
ne m'est pas étranger, mais c'est une activité que je trouve
insuffisante. Ca n'est qu'un palliatif. Je ne sais plus qui disait que
"c'était la politesse du désespoir". J'apprécie,
mais sans me laisser prendre à son apparence. Il fait partie des
bonnes manières. Chez nous, on l'apprenait dès l'enfance.
Je lui préfère la joie. Je vous en parle en connaissance
de cause. C'est un sentiment que j'ai connu, comme le désespoir,
comment beaucoup d'autres sentiments. Il est vrai que j'ai un peu vécu.
Ceci étant, les gens qui ont de l'humour sont toujours sympas quelque
part, puisqu'ils nous font la gentillesse de nous faire rire.
A propos de cette dualité
humanité-hommes, vous écrivez : "et si on disait
: tiens, pour commencer, demain, j'arrête d'être con. Si je
veux la paix sur terre, je vais commencer par arrêter d'emmerder mon voisin
parce que les branches de son saule-pleureur tombent dans mon jardin,
parce que le ballon de son gosse à écrasé mes géraniums...".
Mais c'est comme la
politesse, ça ne suffit pas. Si on veut réellement peser
sur la petite parcelle d'univers où on vit, il faut être
authentiquement heureux et que ça se sache. Ca, c'est un état
de grâce. Peut-être l'avez-vous ? Je repense souvent à
ce film merveilleux "L'extraordinaire destin d'Amélie Poulain".
Je l'ai vu deux fois, d'autres, beaucoup plus. Vous savez ce que j'aime,
dans ce film : il se termine bien, en toute simplicité. Amélie,
la petite serveuse, tombe amoureuse de son vendeur de sex shop et ils
partent tous les deux sur sa mobylette. Ca faisait bien longtemps qu'un
réalisateur n'avait pas connu un tel succès avec un film
sans effets spéciaux, sans scènes érotiques. Le fait
que ce film ait eu du succès (comme un an plus tôt "les
Enfants du Marais, avec Serrault) me rassure quelque part. Avec de l'eau
de rose on arrive quand même, de temps en temps, à damer
le pion à Rambo. La scène que je préfère,
c'est celle de la fin.
Vous avez raison : il est probablement plus facile
de changer le monde que soi-même.
Les Allemands, c'est
un bon sujet. On a l'impression que le problème, de ce côté-là,
a fini par se résoudre. Donc, il y a des choses solubles, visiblement.
Vous vous verriez mal égorgeant des touristes bavarois pour leur
faire payer le fait que leur grand père était chef de gare
à Auschwitz, non ? Pendant la guerre de 39-45 les Français
appelaient les Allemands "les boches". Je crois qu'à
la guerre précédente c'étaient les "fridolins".
Mais qui, dans votre génération, connaît encore le
sens de ces mots ?
Le temps est un grand maître, disait Mazarin.
Mais je préfère cette boutade d'Henri de Rochefort : "on
aura beau dire, on aura beau faire, mais plus ça ira et moins il
y aura de gens qui auront connu Napoléon". Les guerres sont
faites pour être oubliées, à condition qu'on en retire
les leçons et qu'on ne s'en serve pas pour fomenter la suivante.
Vous connaissez Paris, et l'Arc de Triomphe, le tombeau
du soldat inconnu et sa célèbre flamme. Jadis, au quatorze
juillet, une brochette de "poilus" de la guerre de 14-18 venaient,
bardés de décorations, "ranimer la flamme". Ca
se fait avec une sorte d'épée. On touche une sorte de bouton
et plof, un surcroît de pétrole provoque une brève
relance de la combustion. Avec le temps les poilus se sont raréfiés.
Ca ne pouvait pas durer éternellement.
Figurez-vous qu'une année, il y a bien une quarantaine
d'années de cela, la police a attrapé un étudiant
de Normale Sep qui était en train de se faire un oeuf au plat sur
la dite flamme. C'était du temps de de Gaulle et notre grande figure
historique était dans tous ses états. Ils lui en ont fait
voir, à celui-là. Une autre année, lorsqu'il remontait,
les Champs Elysées un quatorze juillet, pour ranimer la flamme
et tout le bazar, d'autres normaliens montaient, formant une petite cohorte,
et arrivaient de la direction diamétralement opposée, empruntant
l'avenue de la Grande Armée. Ils avaient trouvé une girafe
empaillée au jardin des plantes, l'avaient monté sur roulettes,
et affublée d'un képi constellé d'étoiles.
Il s'est est fallu d'un cheveu que de Gaulle et cette troupe ne se retrouvent
au sommet de la côté. Fort heureusement, nombre d'hommes
politiques sont issus de Normale Sup, ce qui permit de soustraire les
coupables à la guillotine.
Il y a un certain militantisme, dans l'humour, et quand
c'est le cas, j'apprécie. Je n'ai jamais trop possédé
l'esprit de corps, contrairement à une grande majorité de
polytechniciens, à qui on ressasse dès leur première
année d'Ecole qu'ils sont le sel de la Terre et faits pour la gouverner.
J'aurais personnellement tendance à penser que beaucoup d'intellectuels
ne sont que des imbéciles qui ont fait des études. Je connais
quand même une histoire qui me fait être fier d'être
polytechnicien. Cela ne date pas de mon temps, mais d'une bonne dizaine
d'années plus tard. De Gaulle, toujours lui, était cette
fois assis sur une estrade, regardant défiler les troupes, les
plus beaux spécimens de l'Armée Française. Vous savez
que traditionnellement les deux promotions de polytechniciens qui constituent
l'effectif de l'Ecole, c'est à dire en gros six cent blancs-becs,
défilent traditionnellement en même temps que les troupes
dans ce stupide uniforme d'encaisseur des recettes du temps de Napoléon
III. Cette année-là, au moment où la formation s'éloigne,
de Gaulle a un coup de sang. Devant lui, sur les pavés, un ...
pantalon d'uniforme, bleu marine !
Un très joli coup. Mais le jeune Etienne Barlet,
qui avait monté tout cela, n'avait pas pensé au numéro
de série imprimé sur le pantalon, ce qui permit de remonter
jusqu'à lui. De Gaulle réclama l'exclusion.
- Impossible, mon Général, il est entré major à
l'Ecole !
Il exigea quand même "une sanction exemplaire". Elle lui
fut concédée. Mais le petit Barlet était si brillant
que, non content d'être entré premier sur les trois cent
élèves de sa promotion il eut un rang de sortie identique.
Alors le général commandant l'Ecole, en rendant compte à
de Gaulle, ne sachant plus quoi faire, écrivit sur son bulletin
de sortie : "Rétrogradé à la dernière
place pour raison disciplinaire".
On en rit encore.
Finalement, quand on pense
à Hitler, que restera-t-il de plus durable ? Le film de Charlie
Chaplin, probablement.
J'arrête, sinon vous
allez me dire que je ne suis qu'un vieil étudiant nostalgique et
un peu infantile. Dans votre lettre, je trouve : "Mais combien
de pauvres gens votre château pourrait-il abriter parmi ceux qui
dorment sur des cartons en hiver?". Ah, ma chère, votre
phrase m'amuse. Il y a château et château, vous savez. Ma
demeure familiale est loin de tout, perdue au fond d'un bocage. La guerre
a ruiné ma mère, en effondrant la cotation des "rentes
de l'état", d'un facteur soixante-dix. Eh oui, les miens étaient
rentiers, avant-guerre, je le confesse (à l'époque de la
belle limousine noire avec chauffeur). L'Etat vendait donc des titres,
qui rapportaient tant par an. Nos petites rentiers découpaient
donc au ciseaux des petites bouts de papiers imprimés et colorés,
d'un centimètre sur trois, qui constituaient "un revenu".
Cela leur donnait l'impression de travailler. Les fermages rapportaient
aussi au propriétaire des terres. Mais le propriétaire est
allé se faire connement tuer au dessus du Channel. Le rentes de
l'Etat ont subi une dévaluation impressionnante. Après la
guerre, ma mère, pour nous faire vivre, a vendu le domaine, par
lambeaux. Le paysan s'est acheté un tracteur neuf et a cessé
de toucher le bord de sa casquette. Je me disais que nous ne l'avions
probablement pas volé. De "l'Angerie" il ne reste plus
grand chose de présentable. Beaucoup de bâtiments se sont
effondrés. Le reste n'est habitable que l'été, quand
on peut accepter de faire cent cinquante mètres pour aller au WC
et autant pour se laver dans une cuvette avec de l'eau froide.
Je ne sais pas pourquoi je suis resté seul avec
mon chien, l'arme au pied, dans ces lieux. Pour essayer de m'accrocher
sans doute à ce qui avait jadis porté le nom de "famille".
Mais puisque vous soulevez cette question, tout ceci me paraît soudain
bien ridicule. Si je pouvais avoir l'accord de mon frère et de
ma soeur, je pense que je souhaiterais faire don au musée de la
ville voisine de nos tableaux de famille, ce qui empêcheraient les
personnages qui y sont peints d'aller s'ennuyer en écoutant les
conversations oiseuses de quelques croquants. Quant au bâtiment,
il ferait peut être le bonheur d'une association qui pourrait, au
prix de pas mal de jus de coude, en faire un lieu de vacances. Je préférerais
cela à un hôtel ou à un restaurant ou, pire encore,
à un énième pied-à-terre pour prince Saoudien.
Le seul titre de gloire de cette demeure c'est d'avoir
sauvé quelques vie, pendant la guerre. J'ai vu un jour arriver
des "gardiens" qui y passèrent trois années, avec
de faux papiers, après avoir, non sans mal, réussi à
franchir "la ligne de démarcation". C'étaient
en fait d'anciens voisins parisiens, les Meyer, qui travaillaient dans
la banque et qui durent apprendre "le mauvaises manières",
comme à se moucher dans leurs doigts, pour faire plus crédible.
Ma mère répétait sans cesse au mari : "je vous
en prie, abandonnez cette manie du baisemain, sinon nous allons tous y
passer". .Dans les années qui suivirent, ma mère fit
plusieurs voyages avec une camionnette munie d'un "gazogène",
grâce à des ausweiss troqués contre bijoux, fourrures,
pour aller récupérer plusieurs transfuges de ce genre, que
nous cachions alors, au premier, jusqu'à ce que leur passage vers
l'Espagne soit organisé. C'était d'ailleurs curieux car
autant ma mère, qui reçut pour tout cela force médailles,
passa toute la guerre à risquer sa peau pour sauver celle de ces
fils d'Israël, autant l'autre branche de la famille, Pétiniste,
les dénonçait du mieux qu'elle pouvait à la Gestapo,
"pour épurer la race Française".
C'est le mot "château"
qui a fait monter, soudain, cette bulle de souvenirs et m'a rendu bavard.
Mais tout passe, tout finit par disparaître. Les tiroirs de la maison
sont pleins de médailles ou de parchemins, de vieux livres, qui
finiront chez des brocanteurs. Il est inutile de s'accrocher à
quoi que ce soit, semble-t-il, surtout par les temps qui courent. C'est
bien connu : les cimetières sont emplis de gens qui se croyaient
irremplaçables. La seule question que je me pose c'est "pourrions-nous
arriver à faire quelque chose d'utile avant que le ciel ne tombe
sur la tête ?".
On peut toujours rire. Ca
ne fait jamais de mal. Pendant la guerre nous n'avions guère d'occasions
de nous divertir et une possible enquête sur nos soit-disant gardiens
nous donnait toujours la peur au ventre. Je me souviens quand même
d'une histoire extraordinaire. Un jour, un jeune journaliste Français
écrivit un commentaire au bas de la photo de couverture de la une
de son journal :
Le Maréchal Pétain lit et
la Maréchale Pétain coud
C'était effectivement
ce que montrait la photo. Dès la sortie du journal il fut convoqué
par son directeur, qui ressemblait trait pour trait à Michel Galabru
:
- Est-ce que vous vous rendez compte de la
situation où vous nous avez mis ?
- Pourquoi donc, Monsieur le Directeur ?
- Enfin, regardez, regardez !....
- Oui... je ne vois pas.
- Enfin, vous êtes aveugle ? La Maréchale Pétain coud......
- Oui, elle coud, non ? J'ai oublié un détail ?
- Vous appelez cela un détail !
Le journaliste a réussi
à convaincre l'autre de sa plus totale naïveté dans
cette affaire. Je trouve cela vraiment très fort. Mais nous ne
sommes pas là pour faire des blagues de collégiens. Il y
a sûrement quelque chose d'intelligent à faire et nous allons
trouver.
..........Amicalement................
.Félix
........
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