27 octobre 2001

Cher Félix,

     Je suis trop taquine, je le sais, trop familière peut-être, mais je prends ces risques avec amusement, considérant que votre ancestrale canne ne va pas trouer mon écran pour battre le rythme de vos invectives. Les barrières entre les générations sont tombées, elles aussi. Vous pouvez offrir votre vieux chapeau à l'épouvantail à moineaux qui géle sous le cerisier. A l'occasion, je songerai à vous apporter...une casquette. Non, pas de panique, je n'ai pas dit "un béret", vous n'allez pas être obligé de jouer les camarades du peuple tout de suite.

     J'aimerai vous faire comprendre que l'humour n'est pas l'opposé du sérieux, mais l'antithèse du malheur. C'est la seule langue vivante que les pauvres peuvent apprendre sans précepteurs, celle qui permet aux esprits balladeurs d'aller respirer. L'humour me permet de me décorporiser, de prendre la prosaïté du monde avec élégance. C'est une richesse qui ne désabille pas les pauvres pour se constituer. Mais c'est comme pour le piano, mieux vaut avoir commencé tout petit, après ça laisse forcément des crampes quelque part.

     Vous dites que la Planète pourrait nourrir l'humanité et vous avez peut-être raison, je n'ai pas fait les comptes. Mais combien de pauvres gens votre chateau pourrait-il abriter parmi ceux qui dorment sur des cartons en hiver? Vous vous plaignez de votre toit, moi de ma baignoire qui ne garde que le souvenir de l'émail qui la pârait. Ailleurs une vieille geint de ses rhumatismes, une jeune voit son univers basculer parce qu'elle s'est cassée un ongle à la veille d'un diner mondain. Les grands discours humanistes lancés avec la larme à l'oeil, moi, je n'y crois pas, et par ailleurs la culpabilisation ne mène pas à l'action.

     Il y a une chose tout à fait étrange qui m'intrigue depuis longtemps : c'est que les hommes n'ont jamais songé que c'était eux, précisément, qui constituaient l'humanité. J'entends continuellement les individus dire : "ah, si les hommes n'étaient pas si égoïstes, si l'humanité était plus sage...". Soit, mais que faut-il entendre derrière cette plainte? Peut-on raisonnablement croire que la connerie individuelle généra spontanément une intelligence collective? A la pièce, les imbéciles sont encore gérables, mais à la pelle, ça risque de flanquer un sacré bazar, et c'est précisément là qu'on en est. Tout le monde se dit : "ce n'est plus possible, on ne pourra pas continuer comme ça", mais personne ne se dit : "tiens, pour commencer, demain, j'arrête d'être con. Si je veux la paix sur terre, je vais commencer par arrêter d'emmerder mon voisin parce que les branches de son saule-pleureur tombent dans mon jardin, parce que le ballon de son gosse à écrasé mes géraniums...". Qui oserait me dire que ce n'est pas si simple...Ca devrait l'être.

     Ceux qui voudront soutenir le contraire devront en formuler et en assumer les conséquences, en réservant leurs bonnes paroles pour les salutations convenues des sorties de messe du dimanche. Si la paix de tous ne peut être assurée par le pacifisme de chacun, c'est qu'on renonce à la démocratie. On refourgue traitrisement notre sort à une entité dont on admet qu'elle nous dépasse : au mieux, ça s'appelle l'oligarchie, au pire la tyranie, en passant par un tas de variantes plus ou moins heureuses. L'anarchie, ce n'est pas seulement l'attitude consciente de ceux qui refusent qu'une autorité s'institue, c'est aussi l'état d'errance d'un lieu où personne n'est prêt à assumer le fardeau.
     Hitler, puisque vous en parlez, n'a pas eu comme les pharaons égyptiens à empoisonner ses rivaux pour accéder au pouvoir. Il a été élu, et après, plus moyen de s'en débarrasser, tout simplement parce qu'il aurait fallu rapidement donner un peu plus de sa personne que porter sa main à l'urne. Cette stigmatisation sur un individu provient de ce renoncement à l'effort individuel et on le retrouve dans les personnes de Sadam Hussein et ben Laden parce que la place était laissée vacante.. Parce que les hommes ont décidé individuellement qu'il était plus facile de changer le monde qu'eux-mêmes.


     Mes parents sont nés après 1945 et je n'ai pas été nourrie aux récits héroïques. Cette guerre, je l'ai compris aux bribes de conversations que je volais à 4-5 ans, ma famille n'a pu que la subir et je n'ai jamais perçu une once de gloire ou de fierté quand à son issue. Ma grand-mère qui vit toujours à 86 ans en Lorraine à la frontière allemande est issue de parents franco-allemands. Son allemand de père avait rencontré la femme de sa vie dans la France annexée, où chacun avait perdu son identité ; elle-même est née en territoire allemand et s'exprime encore dans un dialecte qui mélange le vocabulaire et les structures grammaticales des deux pays.
     Heureuse catholique, elle a pu se réfugier en Charente, abandonnant sa maison, ses bêtes et son chien (cet épisode de l'histoire m'ayant particulièrement marqué) pour squatter de mauvaise grâce les habitations des Français libres, qui s'attachaient parfois à leur stabilité avec un désespoir qui pousse au repli, pas à la compassion et à l'accueil. Ses deux frères ont été tués, rapidement : ce ne sont donc pas eux qui ont gagné la guerre.

     L'enfant à qui on n'avait rien expliqué a converti le malheur en haine ; elle a toujours refusé d'apprendre la langue des ennemis, de ceux qui l'avait privée d'une partie de sa famille pour la ramener à son entité la plus réduite. Je rêvais de ces compagnons de jeu qui auraient dû naître, de ces petits fantômes d'enfants qui avaient du attendre d'exister, de ce chien fidèle mort de faim dans la trahison de ceux qu'il avait servis. J'assimilais toute une nation à la folie de celui qui n'était pas un dic
tateur, mais un peintre et un artiste raté, parce que je ne comprenais pas qu'un peuple puisse ainsi renoncer à sa liberté sans qu'on le désigne comme coupable. C'est un shéma qui se tient. J'imaginais que ces allemands devaient avoir une complexion différente, ne ressemblaient pas à des hommes, que leur peau était verte kaki, que leurs casques avaient poussé comme une excroissance sur le haut de leur crâne. Je n'admettais pas qu'il puisse y avoir des soldats, mais simplement des assassins.

     Je dois dire avec toute la tendresse que je porte à ma grand-mère, que je ne l'ai jamais entendue exprimer la moindre haine envers les allemands. Ma rage, je me l'étais fabriquée moi-même, parce que personne n'avait été assez courageux pour me raconter l'histoire, ni assez précausionneux pour me la cacher. J'ai amplifié la tristesse des miens. Parfois j'osais demander à ma grand mère où étaient ces étranges et inquiétants frères dont elle ne possèdait qu'une photo jaunie d'eux portant un uniforme comme un déguisement. Elle me répondait : "ils sont au ciel avec les anges" et ses joues se mouillaient. Alors je n'ai plus posé de questions.
     Quand je me suis retrouvé en terminale avec l'allemand en première langue vivante, j'ai cru qu'il était temps de se débarrasser de ce fardeau, et n'ai pas présenté cette épreuve. Après, j'ai pu commencer à comprendre, mais je m'apperçois que c'est la première fois que j'évoque ces souvenirs dans ces écrits. Je n'aurais pas pu en parler, parce que vous auriez vu mes joues se mouiller.

     Maintenant, je suis sure qu'on doit parler de ce qui se joue pour nous tous ici. Raconter, analyser, pour ceux qui sont trop jeunes, trop enfermés dans leurs shémas pour penser par eux-mêmes, pour ceux qui ne savent pas, et peut-être aussi pour ceux qui ne veulent pas savoir, qui ne sont pas prêts à subir les discours des médias, mais à écouter nos cris et nos murmures. Si on pouvait prendre le réel en main et lui tordre le coup. Si on pouvait convertir la haine en chagrin...

     Nous n'attendront pas, ni vous, ni moi . Et pour cette raison, nous n'auront plus à avoir honte de nous plaindre de nos contingences d'habitations parce qu'il nous faut être nous-mêmes pour lutter, vivre sans semblants pour faire vivre.

Amicalement,
Elisabeth