27 octobre 2001
Chère Elisabeth,
Je
réponds tardivement à votre dernière lettre, à
la suite d'une grippe contractée lors d'une réparation de
toiture. Je relis votre prose et je me sens confus. Bien que je sois en
retraite depuis déjà pas mal d'années, sachez que
je n'ai jamais été un "fonctionnaire des atomes".
Mais un polytechnicien conserve en général beaucoup de relations
parmi ses camarades de promotion, ce qui constitue pour lui une source
d'information assez exceptionnelle et variée dans notre société.
Quand on parle de notre "corps" on emploie volontiers le mot
"maffia" ou "franc-maçonnerie". Il y a du vrai,
quand ses membres utilisent cette appartenance pour faciliter leur ascension,
ce qui n'a guère été mon cas. Ma fidélité
en amitié, ma relative ouverture d'esprit et ma curiosité
aidant m'ont fait conserver des liens pendant des décennies avec
des gens qui ont circulé dans les milieux les plus divers, d'où
cet éclectisme que vous découvrirez sans doute chez moi
au fil de nos correspondances.
...Je comprends que des infos crues ne passent
pas. Je me suis adressé à vous comme à un camarade
de promotion, sans même tenir compte de votre jeune âge. Ca
n'est pas bien. Mea culpa.
ccDans
votre courrier, les attaques fusent, méritées.Il est vrai
qu'avant la guerre de 39-45 mes parents possédaient une limousine
noire avec un chauffeur. Sans le savoir, vous ne pouviez pas si bien dire.
Nous devons, de toute évidence, avoir des vécus fort différents.
Pour quelqu'un comme vous, j'arrive d'une autre planète, c'est
sûr. Pourtant nous nous retrouvons gros Jean comme devant, au même
point. Je n'ai pas plus de certitudes que vous n'en avez, croyez-le bien,
et nous sommes faces aux mêmes problèmes, à la même
question : "et maintenant, que va-t-il se passer ?"....
...En
relisant votre lettres, des flots de souvenirs se bousculent, se télescopent.
Il y a, bien sûr, cette limousine noire que vous évoquez
et à laquelle je n'avais pas pensé depuis bien des années.
A l'époque mon père y prenait place avec un chapeau gris
à bord roulé. De nos jours les hommes ne portent presque
plus de chapeaux. Immédiatement je revois la dernière photo
qui me soit parvenue de lui, où il est en grand uniforme de l'armée
de l'air, avec sa belle casquette blanche, souriant avant de décoller
pour sa dernière mission sur son Spit, d'un petit aérodrome
Anglais où il était chef d'escadrille.
...Mon père
fut ce qu'on appelle un héros. Mon arbre généalogique
est plein de gens de ce genre. Parfois leurs portraits ornent quelque
lieu de l'antique demeure familiale que je m'obstine, seul, à habiter.
Mon frère y vient rarement et je sais que quand j'aurai passé
l'arme à gauche celui-là ne résistera pas à
la pression de ses deux fils, qui lui feront vendre cette bâtisse.
...Je ne sais
pas pourquoi je vous raconte toute cela. Peut-être parce que, simplement,
cela remonte au fil de la plume. J'ai envie de dire "ah oui... de
quoi parlions-nous déjà? de mort, de la guerre ?".
J'aimerais avoir des choses pertinentes à vous dire sur ces choses.
Or, dans ma tête, tout n'est que confusion. Je me revois, apprenant
que mon père avait été tué au combat, empli
de révolte : "pourquoi lui ? pourquoi mon père ? pourquoi
toujours nous ?". Je comprenais intuitivement que faire la guerre
contre ce fou d'Hiltler était une nécessité et qu'il
fallait bien que des gens la fassent. Mais j'aurais aimé que d'autres
s'en chargent. Dès cette date, je me suis mis à haïr
la guerre. Depuis toutes ces années, je cherche à comprendre.
J'écoute, les uns, les autres. Je suis souvent ébahi par
les inconsciences que je croise sur mon chemin. Vous avez le chic pour
stigmatiser en une phrase des choses qui deviennent de véritables
caricatures, par exemple lorsque vous écrivez : "D'accord
pour une timide collaboration contre les terroristes, si et seulement
su aucun civil n'est tué". C'est vrai, c'est tout à
fait cela. On a l'impression d'être immergé dans une pantomime
planétaire grotesque.
ccJe relis les
dernières phrases de votre lettre, qui me bouleversent : "Je
ne suis pas bêtement pacifiste, hélas. Je suis tombée malade, physiquement,
de tout ce que vous me dites, j'ai vomi ce que je ne pouvais assimiler.
Mon sang cherche à transpercer mes artères ; c'est sa révolte à lui et
il ne m'a pas demandé mon avis. Vous m'adressez à moi la hargne que vous
éprouvez pour le monde, un monde que vous avez cessé de voir peuplé d'hommes,
qui, un à un, habitent ici. Vous vivez à l'échelle d'une humanité dépersonnalisée,
qui n'existe pas, et à qui vous faites assumer la folie de quelques uns.
Croyez-vous vraiment qu'il soit plus fécond de hurler que le monde est
pourri, plutôt que de vouloir croire qu'il peut-être, sous conditions,
agréable à vivre. Si on arrive à en convaincre quelques-uns, puis plus,
peut-être cela deviendra-t-il vrai. Je vous ai connu Félix, me clamant
de croire au miracle et vous aviez l'air sincère. J'espère vous revoir
ainsi, car je m'inquiète pour vous".
ccJe
voudrais pouvoir répondre à ces phrases et je sais que,
tôt ou tard, il nous faudra pouvoir le faire. Sinon, à quoi
cette correspondance pourrait-elle servir? Vous êtes là pour
me bousculer dans mes retranchements et je vous en sais gré. Vous
me percevez comme quelqu'un de froid et de rationnel. Ça n'est
qu'une surface. Je ne crois pas à la froideur et encore moins à
la nationalité. Je ne me souviens plus qui a dit un jour "le
chemin le plus court pour aller d'un point à un autre n'est pas
la ligne droite, mais le rêve". Est-ce que vous vous rappelez
la première phrase d'un célèbre discours de Luther
King "I had a dream" : j'ai fait un rêve. J'ai toujours
été fasciné par les rêveurs, moi qui rêve
hélas fort peu.
ccJe voudrais
être à même de mettre de l'ordre dans les pensées
qui montent en moi. J'ai l'impression que, chez l'homme, les rêves
sont plus forts que les réalités. Les croyances religieuses
fanatiques, comme les illusoires impressions de sécurité
fondées sur une supériorité technologiques ne sont
que des rêves, qui risquent de s'effriter au contact avec les réalités.
C'est ce qui s'est passé le 11 septembre dernier.
cc En bons personnages
rationnels nous cherchons toujours à intervenir dans les réalités,
souvent fort mal, alors que le rêve ne suit pas. Mais peut-on intervenir
sur les rêves, agir sur les rêves des gens? Je me pose la
question. Je crois que nous le faisons, malheureusement très mal,
à notre insu, avec ce que nous appelons les médias. Mais
cela, nous aurons l'occasion d'en reparler. Les religions sont des rêves
anciens, qui peuvent hanter l'esprit de certains comme des cauchemars.
En fait, je vais vous dire ce que je pense, revenant de ce fait à
la situation que nous vivons actuellement. Nous subissons de plein fouet
l'impact de rêves anciens, chevauchés par des hommes, qui
parviennent grâce à ceux-ci à s'emparer de la tête
de nombreux autres hommes et même d'enfants. Et face à ce
débarquement, nous n'avons rien à opposer. Nous n'avons
que des rêves de papier, peu crédibles : un patriotisme émouvant,
mais trop naïf, trop égoïste pour être crédible.
"God bless America !" : Dieu bénisse l'Amérique
! Certes, les Américains sont blessés, cruellement. Mais
lorsque Bush s'écrie "pourquoi nous hait-on à ce point?"
on a envie de lui rétorquer "savez vous combien d'Irakiens
vous avez envoyé ad patres avec votre Napalm et vos bombes à
fragmentation, contre quelques morts de votre côté ? Combien
de centaines de milliers de soldats et de civils?". Et lui de répondre,
sans doute : "mais c'étaient eux qui avaient commencé
les premiers!".
cc Vous voyez,
Elisabeth, à l'âge que j'ai, je n'ai plus envie de chercher
à savoir qui a tort, qui a raison, pourquoi les hommes s'entre-tuent.
Cela fait trois quarts de siècle que je cherche la réponse
à cette question. Je crois que c'était René Dumont
qui avait dit un jour "L'Utopie ou la mort !". Nous en sommes
peut-être là. Cette correspondance deviendra peut-être
un laboratoire d'utopie. C'est à essayer, non? Quand le matérialisme
dialectique part en miettes, que la libre entreprise fait eau de toutes
parts, pourquoi, à tout prendre, ne pas investir dans l'utopie?
cc Vous m'entendrez
sûrement dans la suite de nos lettre brandir mes inquiétudes.
Tout récemment un de mes amis, un biologiste, me disait "tu
sais, Félix, personne ne peut évaluer l'ampleur d'une guerre
bactériologique, ni sa possible extension géographique.
Suppose que des oiseaux migrateurs mangent des spores et s'en aillent
les transporter à des milliers de kilomètres de là
?". Mais que devrais-je faire? Les taire, de peur de les communiquer
à des plus jeunes, comme vous? Je me le demande. Ne faut-il pas
être conscient pour pouvoir agir? Mais agir, qu'est-ce que cela
veut dire, me rétorquerez-vous?
cc Je
suis un bête ingénieur, avec quelques connaissances assez
diverses. Je crois que nous devrions réellement réfléchir,
dans la plus grande urgence, à la captation d'énergies douces
et à leur mise au service d'ethnies démunies. Nous devrions
envisager des plans d'aménagement de grande ampleur, en tenant
compte des réalités humaines. Et je sais à quel point
ces problèmes sont difficiles. En fait, techniquement, nous avons
largement, sur Terre, de quoi résoudre tous les problèmes
du moment, faire que chacun mange à sa faim, soit en santé,
ait accès à une éducation, à des loisirs,
contrôler les équilibres démographiques. Je crois
que peu de gens en ont conscience. Quand on pense qu'un unique missile
de croisière coûte six milliards de centimes, imagine-t-on
quel développement on aurait pu assurer à n'importe quel
pays du globe avec ce que s'apprête à coûter la guerre
en Afghanistan?
cc Je cherchais
une phrase d'espoir sur laquelle terminer ma lettre, car je ne voulais
pas vous laisser avec une telle amertume. Je crois que je l'ai trouvée.
Nous avons, en 2001, et depuis longtemps déjà, les moyens
technico-scientifiques de faire en sorte, non que tout le monde soit pauvre
sur cette Terre, mais que tout le monde y vivre très convenablement.
Le problème est finalement de comprendre pourquoi les hommes restent
sourds à cette évidence.
...................Amicalement
..............................................................................Félix
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