20 octobre 2001

Cher Félix,

     J'entends vos propos. C'est une débauche d'informations larguée sans ménagement, sans émotion, sans mise en situation. Un conseil : ne présentez jamais la météo, personne ne vous prendrait au sérieux.

     Vous avez raison, on ne peut se dispenser de ce savoir, mais vous spéculez sur une ignorance qui n'est pas la mienne : l'un de mes amis, bien informé, a choisi de parier sur mon intelligence à assimiler ces données, considérant que l'ignorance précède toujours la connaissance, et que le savoir, chez l'homme, n'est pas un état mais une attitude. L'emballage gauchiste dont vous me parez avec clownerie vous fait oublier que l'évolution, chez l'homme, dans sa société comme dans ses techniques, se fait par bonds et qu'il faut bien que quelques uns se salissent les mains à détruire les archaïsmes, pour que d'autres, plus nobles et plus fiers, puissent, en col blanc, construire sur un terrain déblayé de sa tôle et de sa boue. Mais ça, bien sur, ce sont des choses difficiles à appréhender à travers les vitres de la limousine à papa. Sans doute le chauffeur avait-il oublié ce jour-là, de nettoyer les fenêtres...

     Peut-être d'ailleurs bluffez-vous. Moi qui ne suis pas scientifique, je garde néanmoins de mes fréquentations avec ce milieu hautement imbu de lui-même, l'attitude de suspicion systématique de tout contenu présenté sans ses démonstrations, ou pour le moins, sans références. Et vous me paraissez bien informé pour un simple physicien, un fonctionnaire des atomes. On dit, et vous me confirmerez peut-être, que les chercheurs touchent des royalties sur leurs armes...Je ne mange pas de champignons que je n'ai pas ramassé moi-même, vous le comprendrez aisément. Tout cela m'intrigue, même si vous m'inspirez confiance...

     L'info toute crue, ça ne s'avale pas. On ne peut pas faire une construction linéaire qui va directement des possibilités de destruction de l'homme à une probabilité définie de sa destruction. Si ce raisonnement était vrai, on serait déjà tous morts, au moins depuis l'élaboration maîtrisée des bombes atomiques massives. Nous avons tous la possibilité matérielle de tuer notre voisin, mais même si c'est un salaud, en général, on s'en dispense. On choisit plutôt de l'emmerder, de lui monter une petite vacherie par ci par là, de jouer avec ses nerfs. Pareil en ce moment : les intégristes s'amusent avec leurs enveloppes saupoudrées de blanc. Avant, l'Afghanistan vivait d'une autre poudre fine, l'héroïne, et avec cela, elle tenait également les peuples occidentaux, américains en tête, dans la dépendance. Les Talibans, discrètement soutenus par les américains, ont ralenti le processus, avec l'efficacité et les moyens de coercition qu'on leur connaît, plongeant sans rien leur proposer d'autre un peuple dans une plus grande misère encore.

     En effet, il ne peut y avoir de troisième guerre mondiale. Le concept des grandes guerres, déjà mis à mal par l'intervention massive de l'aviation à la fin de la seconde guerre mondiale, à été définitivement balayé par le largage des bombes atomiques sur le Japon. Là, tout le monde a compris que plus rien ne serait comme avant. Vous souvenez-vous de tous les reportages sur la destruction d'Hiroshima? Beaucoup sont centrés sur le geste de largage, individualisés à un pressage de bouton, comme si le gars qui avait jeté ce poids devait à lui seul assumer cette décision. Celui-là n'a pas du bien dormir pendant un sacré moment ; les décideurs, ça m'étonnerait, ils ont les mains propres. Avant, dans les guerres au fusils, les mains sentaient la poudre, les uniformes sentaient le sang, mais cette possibilité d'individualiser un acte de destruction a complètement changé la donne. Ce symbole fort du bouton à presser persiste, les différents présidents se voient confier en grande solennité les clés de l'arme atomique, cachée selon l'imaginaire au fond d'un coffre lui-même planqué derrière un vieux tableau craquelé d'un illustre ancêtre du 18ème, et pendant fièrement dans la grande salle à manger. Tout le monde se disait : "et si le président perdait la tête, et si il avait bu trop de vodka, pauvres de petits nous".

     Aujourd'hui on se prend à regretter les soviétiques, de bons ennemis ceux-là, pas très francs mais braves. L'ennemi était ciblé, identifié, les armes, braquées des deux côtés en croisée. Et ça durait, la situation se pérennisait. Aujourd'hui...Demain? Les Américains font les yeux doux aux Russes, pourquoi pas? Au tour des Chinois maintenant, décidément, on arrête pas le progrès. Ce George W. Bush, quel homme de coeur, vraiment, toujours prêt à pardonner à son ennemi. Mais attention, le Président Chinois a ses exigences : d'accord pour une timide collaboration contre les terroristes, si et seulement si aucun civil n'est tué. On vit une époque formidable, vous ne trouvez pas? Les dissidents politiques chinois, les journalistes prisonniers, les citoyens éliminés? Le recallage des armes américaines sur la Chine? On ne va pas parler des choses qui fâchent quand même...Encore un peu Félix, et on oublierait qu'on est en guerre, jamais les peuples ne se sont autant aimés, on dirait.

     Il n'y aura pas de guerre parce qu'il n'y a plus d'ennemis. La notion d'Etat en la circonstance se dissout. Plus de face à face, plus de camps séparés. Plus de belligérants, quelques fous, répandus sur des espaces géographiques qui ne sont pas les leurs. Plus d'identification, que de la sournoiserie. La guerre s'est individualisée, c'est la clé, je crois, de toute cette histoire. Dans la ville où j'habite, la communauté musulmane s'exprime sur les murs, sans art : personne n'en appelle à Allah, à la religion musulmane, au Coran. Il est gribouillé : "vive Ben Laden", comme un refrain, comme une chanson des Beatles, qu'on entonne sans en connaître les paroles. Le vrai Dieu, le voilà et il rayonne de tout son or, caché derrière une barbe lui-aussi. Décidément, c'est le déguisement des dieux...

     Vous le savez, je n'ai aucune forme de croyance religieuse. En fait, je pense très sincèrement n'avoir aucune aptitude à la croyance, quelle qu'elle soit. Parfois je le déplore, parfois je m'en réjouis, mais quoiqu'il en soit, ce n'est pas moi qui est décidée de ma complexion : c'est sans doute optionnel chez l'être humain, tiré à pile ou face parce que le stock est limité. C'était pas mon jour, moi j'ai gagné les yeux bleus. Mais, ce qui est sur, c'est que les intégristes musulmans sont peu engagés dans des pratiques de conversion des autres peuples. Ils ne cherchent pas à convaincre, ils éliminent. Pourquoi? Mais parce qu'ils ne possèdent aucun argument pour convaincre. Il y a quelques semaines, je suis tombée à la télévision sur une émission sur la Chine de Mao, en plateau. Il y avait là un pauvre petit personnage aux yeux bridés, harcelé du jugement des analystes sur place : "mais comment, vous qui avait l'air intelligent, avez-vous pu tomber là-dedans?".Et le gars a répondu : "mais on n'y tombe pas, on y est". C'est le secret des méthodes intégristes, selon une analyse binaire : "ou t'es avec nous, ou t'es contre nous". Les chrétiens ont voulu évangéliser, mais les indiens par exemple, n'étaient pas de bons élèves, peut-être même n'avaient-ils pas la matière première qu'est l'âme. Les intégristes dégomment tout azimut. Point, entende qui voudra.

     Le danger n'est pas celui d'un conflit, c'est celui de la mort universelle. Personne, dans l'opinion publique n'avait prévu qu'un conflit puisse s'opérer sans que le ciel pétarade, sans bruit, sans feu d'artifice, sans trouer les chairs. Aujourd'hui, les terroristes ont dans les mains les moyens réservés auparavent à la Nature, au destin : celui de répandre la peste, de détraquer le climat, de faire sortir des fleuves de leurs cours. Un pouvoir démiurgique aux mains de diablotins incarnés. Non, Félix, je ne brandis pas de banderoles, mais j'effacerais les murs souillés. Je ne suis pas bêtement pacifiste, hélas. Je suis tombée malade, physiquement, de tout ce que vous me dites, j'ai vomi ce que je ne pouvais assimiler. Mon sang cherche à transpercer mes artères ; c'est sa révolte à lui et il ne m'a pas demandé mon avis. Vous m'adressez à moi la hargne que vous éprouvez pour le monde, un monde que vous avez cessé de voir peuplé d'hommes, qui, un à un, habitent ici. Vous vivez à l'échelle d'une humanité dépersonnalisée, qui n'existe pas, et à qui vous faites assumer la folie de quelques uns. Croyez-vous vraiment qu'il soit plus fécond de hurler que le monde est pourri, plutôt que de vouloir croire qu'il peut-être, sous conditions, agréable à vivre. Si on arrive à en convaincre quelques-uns, puis plus, peut-être cela deviendra-t-il vrai. Je vous ai connu Félix, me clamant de croire au miracle et vous aviez l'air sincère. J'espère vous revoir ainsi, car je m'inquiète pour vous,

Amicalement,

Elisabeth