14 octobre 2001
Cher Félix,
Par
ces journées d'automne, le moral n'est pas en ascendance. Dans
deux jours, ce sera l'anniversaire de la mort d'un de nos petits élèves.
Vendredi, deux anciennes camarades à lui pleuraient. Mais elles
trouvaient que cela ne suffisait pas : donner de l'émotion pour
exprimer le vide, ça n'a aucun sens. Le gosse a englouti ses poussières
de mort dans les eaux des côtes bretonnes. On dit répandre
des cendres, mais ceux qui ont déjà louchés sur un
bocal des restes d'humains carbonés savent très bien qu'il
y a peu à disperser, et on se retrouve, cruels, à devoir
jeter un être, d'un seul geste, brusque, qui ne dure pas.
La mort, c'est incroyable.
Quand j'étais gamine, avec ma petite logique à moi, je m'étais
dit qu'une chose si difficile que celle de disparaître dans un anéantissement
total de son être m'était inaccessible. Je ne me sentais
pas assez douée pour mourir et en avait déduit que je ne
mourrai pas. Incapable de mourir. Joli sophisme non.
Tout
le monde parle des miracles de la vie, alors que le vrai miracle est celui
de la mort. Le quelque chose, on imagine ce que ça peut-être,
le rien n'est pensé que par déduction, soustraction, c'est
le négatif d'un positif avéré. Un défit à
la pensée. Loin de toutes ces histoires de bondieuseries, il me
semble que les théories de la réincarnation offrent un début
de support à l'intelligibilité humaine, car il est plus
raisonnable de recréer que de créer du neuf à chaque
fois, plus crédible de se barrer pour quelques temps que de disparaître
à tout jamais. Même Dieu, s'il avait daigné exister,
aurait pensé à un truc comme ça, un argument de paresseux,
une malice de démiurge, qui ni vu ni connu, roule son monde et
se marre bien tout seul. Un magicien n'invente pas le lapin qui sort de
son chapeau : il était dans le chapeau et je ne serais pas étonnée
si l'univers se montrait aussi doué qu'un David Copperfield endimanché.
Remarquez, ce n'est pas bien difficile...
Avez
vous lu le bouquin de Bernard Werber, ce tritureur de fourmis noires qui
a pour une fois délaissé sa ruche, parce que c'était
la saison morte et qu'il s'ennuyait ferme? Les tanatonautes. De la bonne
science fiction, mélange de Barjavel et de Jules Vernes. Comment
donc une telle soupe ? Taquine à mes heures, je dirai : moins rigoureux
que Jules Vernes et moins inspiré que Barjavel. Mais Werber est
un rigolot de première : je suis sure que ce type se marre bien
en écrivant ses livres ; c'est un doux illuminé, à
la cervelle constamment embouteillée, les boyaux de la tête
se débattent pour se démêler, mais un gaffeur y a
placé dés la construction une toile d'araignée dopée
et le gars ne s'en dépêtre pas. Werber est un imaginatif
sans complexe, persuadé d'être jeune (attention, ça
ne durera pas), beau (attention à la calvitie) et doué (ok
men, no problem). Il faudra que je lui envoie un mail un de ces jours,
que je vois s'il dégaine son humour aussi vite que son crayon,
et surtout, que mon clavier. On peut ouvrir les paris dés aujourd'hui
: ne disiez-vous pas qu'on aurait besoin de sponsors?
Les Thanatonautes (Editions
Albin Michel) est une tentative de rationalisation de la mort. Sachez
qu'on peut s'y balader sous respirateur. Les spationautes d'un genre nouveau
s'en vont donc peinards planter leur drapeau national sur les nuages célestes
moilleux, ils dressent sereinement la carte des lieux d'origine et de
destination..Pas sympatoche sous tous les versants, l'au-delà,
mais bon, mieux vaut y prendre un bain d'anges de temps en temps, pour
ne pas avoir l'air largué le jour dit. Vous connaissez l'humanité,
votre ennemie préférée, et bien elle persiste dans
sa connerie récurrente et développe un tourisme spatial
envahissant. Pourquoi pas? Il y a bien des milliardaires qui se plaisent
à attraper le mal de l'espace et à pisser dans des bocaux
en lévitation dans une station spatiale. Ce livre est tordant,
prémonitoire sans doute, et en tout cas complètement désacralisant.
A un moment du livre, Werber
raconte la rencontre des quasis morts avec les anges qui habitent, il
vaut le savoir, au centre ville des cieux, à une sacrée
trotte. Je me dis : "mince, voilà les nains à plumes
qui apparaissent, on va encore nous faire le coup du Grand barbu totalitaire.
Si c'est ça, je me casse". Mais Werber est si espiègle
qu'il manipule le lecteur comme on fait un créneaux avec une Smart.
Dialogues approximatifs (allez savoir s'ils ne sont pas mieux comme ça...)
: un des tanatonautes, aventureux, se trouve face à face avec un
ange dans une rencontre imprévue :
"-eh, regarde, t'as vu la bestiole auréolée sur ta
droite, à 16h00. On va en profiter pour ramener un scoop et se
faire un maximum de blé." Là, il apostrophe le jeunot
asexué, ils parlent de choses et d'autres, pour ne pas éveiller
les soupçons, puis ose :
"-et Dieu, il est vraiment aussi moche qu'on le dit? Existe t-il
?". Et l'ange, pas pieux du tout lui rétorque :
"-qu'est-ce que j'en sais moi? Il y a bien des rumeurs qui courent,
mais personne ne l'a jamais vu ici. Allez, circulez, j'ai du boulot, moi.
Si vous croyez que c'est facile de peser toutes ces âmes avec du
matériel vétuste..."
Je ne m'en lasse pas, cette
situation est à mourir de rire pour une athée comme moi.
Werber a du l'écrire simplement pour faire mon bonheur et je l'ai
réécrite à ma façon, pour le prolonger, l'auteur
me le pardonnera sans doute (tiens, bonne idée, je vais lui envoyer
ce passage, il l'a bien mérité.) Il y a d'autres choses
aussi marrantes. Il FAUT que vous lisiez ça, pour vous aérer
les hauteurs.
David est mort persuadé
qu'on lui ouvrirait la porte ailleurs. Il me disait :"qu'est-ce que
ma mère a fait au Bon Dieu pour avoir un enfant comme moi?".
Ne croyez-vous pas qu'il aurait été soulagé de penser
qu'un fonctionnaire d'ange lui avait distribué la vie qui lui restait,
sans en vouloir à personne, parce qu'il n'y a pas de justice, et
donc pas de culpabilité à assumer son destin.
David a attrapé la
mort au tournant : elle lui avait fait le coup trop souvent à lui
taper le dos et à se sauver dés qu'il se retournait, et
là, il l'a coincé sans lui laisser d'échappatoire.
Il y a un moment où il faut arrêter les mauvaises blagues.
Il vivait avec son cancer depuis des années. Pourrais-je dire qu'il
en était venu à vivre pour son cancer. L'école lui
apportait un souffle de monde dans ses poumons atrophiés et ensanglantés.
Il est resté au collège jusqu'à une semaine avant
sa mort : je me souviens de lui courant comme un déjanté
dans la cour fermée, avec sa jambe de bois et ses poumons en sang.
Les surveillants lui criaient : "David, ne court pas comme ça!",
mais j'ai fini par leur dire : "il sait qu'il ne fera pas un marathon,
alors laissez-lui piquer un sprint". Il ne se passe pas quelques
jours sans que je pense au garçonnet qui a englouti sa vie avant
la date d'expiration.
Que faire de mes deux élèves
qui cuvaient leur chagrin, une à vomir, l'autre à essayer
pour s'excuser de ne pas pouvoir souffrir plus adéquatement. On
a pensé à la façon de rédiger une petite lettre
à la maman, parce que mieux vaut souffrir du souvenir que d'avoir
à penser que le monde tourne toujours aussi rond sans l'un de ses
auto-stoppeurs. L'acte leur semblait futile, et j'ai dit une chose abominable
: "Mieux vaut prendre le risque de mal faire que de ne rien faire.
La lâcheté est la tare des paresseux. il faut essayer de
positiver la mort." Positiver la mort, comment ai-je pu dire une
infamie pareille, je n'en sait rien. Je n'avais pas le droit d'être
mauvaise sur ce coup là.
J'écrirai moi aussi
un mot pour cette maman que j'ai toujours connue sans foi en la vie. Il
le faut. Le surlendemain de la mort du garçonnet, j'étais
triturée par la douleur et je culpabilisais de mon impuissance.
Je me laissais croire avec mauvaise foi qu'elle ne souhaitait pas être
dérangée, je mourrai de trac à la possibilité
d'une rencontre. La directrice de l'école primaire privée
où le gamin avait passé toute son enfance m'a dit : "elle
attend quelque chose de vous". Alors j'ai pris la décision
de lui téléphoner : j'ai vomis de trac toute la matinée
; en début d'après-midi, j'ai enfin osé. La scène
était pathétique : j'appelais sur son portable qui se trouvait
dans une mauvaise zone de réception. J'ai du bafouillé quelque
chose du genre : "je tiens à vous dire qu'on aimait tous votre
fils et qu'on pense beaucoup à vous". Mais elle entendait
mal :
"-comment, j'entends mal?
- on pense beaucoup à vous...
-quoi?!?
-POUR LA MORT DE VOTRE FILS...".
Je hurlais dans l'appareil.
Soudain, elle me répondis, "oui, merci...". Plus besoin
de crier, on pleurait toutes les deux dans le silence. Mais je sais que
j'ai bien fait. Mieux vaut essayer qu'attendre. Agir, en attendant la
mort...
Amicalement,
Elisabeth
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