27 octobre 2002      Un lapin sauvage au déjeuner

La terminologie amoureuse est entièrement soumise à l' échelle des pratiquants : au niveau microscopique, les pires orgies sont laissées à l' appréciation de la nature. A l' échelle pachydermique, c'est du spectacle, on aime ou pas. A l'échelle humaine, c'est de la complication...

     J'étais callée à la fenêtre du troisième étage du petit immeuble ancien qu'occupait ma copine Sophie. Les yeux anonymes de mes jumelles avaient à guetter une double cible : Eric et Thibaut. Ces deux-là feraient bientôt leur entrée en scène, sur la terrasse du restaurant italien d'en face. J'attendais : 19h20. Auraient-ils de la prestance, de la présence ; sauraient-il improviser dans le théâtre que je leur ai préparé à leur insu. Levé de rideau : 20h00 en principe.

19h56. Thibaut arrive. Ses cheveux domistiqués au peigne fin sont encore humides sur ses tempes. Il a repoussé l'échéance de la douche jusqu'au dernier moment pour être impeccable. Il doit être tout frais, savonné de ces odeurs de pins prégnantes qui m'accueillent dans une invitation à bâcler le dîner pour des envolées horizontales.
20h05. Eric scrute du bord du trottoir la terrasse pour y débusquer une place. Le serveur le devance, lui désigne l' intérieur mais il secoue la tête : ce sera en terrasse, selon mon désir insistant. Alors il doit attendre, sage, à regarder manger les autres en prenant l'air poli de ne pas avoir faim.
20h18. Eric saute sur l'unique place qui se libère. Une table à quatre, le serveur allait lui reprocher très certainement. On devait cette opportunité aux gloussements incessants de la bonne femme en robe à paillettes qui a fini par exaspérer tout le monde en monopolisant la conversation. Son mari a feint un puissant mal de crâne, il se tenait la tête, crispait ses arcades sourcillières en vieil habitué : en voilà un qui devait savoir resservir de la migraine opportunément. Eric ne savait où poser les coudes en attendant que le serveur le débarrasse de la nappe qui accusait le coup de cette première partie de soirée.
      Tiens, Thibaut a pris un apéro en attendant. Bizarre, j' espère qu'il n'a pas l'intention de me demander en mariage...Enfin, heureusement que je n'ai pas l'intention d'aller à ces dîners.

     Mon souffle chaud avait embrumé la vitre, les jumelles accusaient les tremblements de ma baisse de concentration.
Sophie courrait dans tous les sens, baignait un gosse, mettait l'autre au lit, faisait réciter les verbes irréguliers à l'ainé. Elle n'exprimait aucun regret sur le départ de son mari il y a deux ans et avec un reste d'humour, elle soutenait que ça lui faisait toujours un enfant de moins dont elle devait s'occuper. Le bougre d'homme était ennuyeux à mourir depuis toujours et passé ses vingt-quatre ans, il avait décidé sans pitié qu'ayant subi sa propre personne pendant tout ce temps, il était légitime de penser à la confier un peu à quelqu'un d'autre en vertu du principe égalitaire que le malheur devait être partagé. Et c'est Sophie qui s'y était collée parce qu'elle était heureuse et considérait que le bonheur devait être partagé, même avec les moins doués. J'avais toujours pensé qu'elle avait du violer son enraciné de mari pour lui prendre du fond de ses bourses avares ses trois beaux enfants, et dépassé par les événements auxquels sa libido ne savait répondre, il était retourné chez sa mère : bien fait pour elle, on n'engendre pas n'importe qui!

     Sophie ne pensait rien de l'amour comme tous ceux qui avaient été kidnappés par un de ses pseudonymes. Moi, je pouvais tout en dire puisque n'en ayant jamais en réserve, je n'avais que le futur à laisser échapper, ou pas...Mais j'avais ma théorie, élaborée à l'enfance au son d'un couple ingrat, une théorie d'un optimisme fou : il y a des hommes qui ont le potentiel pour n'être jamais des maris de salon, et ceux-là, au pluriel pourquoi pas, je voulais les trouver.
       Voilà. Je peux déjà dire que ma vie se résumera à cela et ces paroles devancent assurément celles que je prononcerais sur mon lit de mort. Je hais les époux, tous...qu'ils soient mariés ou pas. C'est une question de vocation : l'alliance signale seulement une pièce tatouée et certifiée conformiste.

20h40. Je soupirais en lorgnant mes deux courtisans d'en-bas sans prendre la peine d'agripper les jumelles. Ça me faisait mal au coeur de les laisser en plant comme ça, mais que faire d'autre?

 -Sophie, saurais-tu discriminer un profil de mari d'un éternel amant à la terrasse d'un restaurant italien?
 -Diable non, je ne sais pas! J'imagine que tu vas décripter leurs moindres gestes à ces pauvres hommes...
 -Non, pas la peine. Regarde qui partira le premier...

20h42. Thibaut a compris que même à siroter son cognac à la paille, il ne l'accompagnerait pas jusqu'à mon arrivée. Il pousse doucement sa chaise et s'éloigne d'un pas posé.

 -Il n'est pas très courageux ton galant. Je suppose qu'il est à classer dans la catégorie mari.
 -Amant voyons! Il part sans rancune tandis que l'autre attend sans impatience. L'un a le monde à prendre, l'autre mise tout sur ce repas.
 -Variante d'interprétation : l'un est simplement poli, l'autre pas.
 -Ils ont chacun attendus trois-quart d'heure, c'est assez...L'un néglige la politesse de soi. Le verbe "passer pour un con" reste une insulte quelque soit la personne à laquelle on le conjugue, y compris la première. Echec et mat pour Eric.
 -Et Thibaut?
 -Je le rappelle et je m'excuse...Et surtout, le plus important : je l'invite à déjeuner!

     Thibaut avait gobé mes excuses fades avec bonne volonté en vertu du principe qu'une femme a tant de complications à gérer avec son corps, que l'imprévu est devenu une constante. Il manifesta une délicate attitude d'impatience et lança une proposition de dîner pour le samedi suivant, mais je réajustais énigmatiquement mon idée :
 -Non, à cette saison, à l'heure du dîner, il fait nuit. Passe me prendre dimanche à midi.
 -?!? Bon...dimanche midi devant chez toi alors...
 -Disons que je t'attendrai au bord de la nationale 14, au second croisement
 -Tu plaisantes j'espère? C'est...en lisière de forêt à 2 km de la ville...
 -C'est exactement ça! Evite la cravate et les souliers vernis, c'est tout ce que je peux te dire...

     Comme avant chaque rendez-vous, Thibaut sortait de sa douche la peau rougie par l'échauffement de sa savonnette aux pins des Landes qu'il appliquait à même la peau avec une insistance insolite, et à peine rincé, il sautait de la baignoire sans même s'essuyer et se stationnait devant sa penderie aux cravates bariolées. Thibaut ne concédait de cravate qu'aux mariages et aux enterrements, mais le cérémonial lui donnait de l'assurance et occupait la latence forcée que la pratique du séchage à l'air ambiant lui laissait : il s'agissait de n'ôter aucun fragrance savonnée et il marinait dans son eau comme une sauce dans son vin. Il ajustait son noeud sur un cou récalcitrant d'humidité, et ceci fait, il se contemplait dans des mimiques de circonstance songeant à n'en plus finir à la couleur qui serait le mieux assortie à ce qui couvrirait une heure prochaine sa nudité. Un jour quelqu'un sonna à la porte, et il alla lui ouvrir dans l'état, le plus naturellement du monde...
     Ce matin, l'oeil rusé, Thibaut retira la cravate éphémère et brandit fièrement le noeud de papillon noir qu'il avait bourré au fond d'une de ses chaussures vernie pour être sur de ne pas le perdre. Il vaporisa sur ces deux-là de l'essui-vitre, les polit vigoureusement avec sa chaussette et fut dés lors un gentleman de cérémonie fort consommable. Le message était passé : sa convoitée lui reprochait avec tact sa décontraction et il saurait être à la hauteur, portefeuille garni, pour partir à l'assaut des grands restaurants! Comme s'il n'avait pas compris l'allusion à la nationale 14, celle qui mène à la grande ville loin de la médiocrité de proximité...Thibaut se réjouissait en chemin d'avoir l'amour si imaginatif et audacieux...

     Je me demandais si quelqu'un songeait au fond d'un laboratoire à mitonner un homme génétiquement modifié à qui l'on ait ôté toute velléité pantouflarde, mais si j'apprenais que ce fut le cas, j'ouvrirai une souscription dans l'immédiat. En ce qui concernait la plupart des femmes, la situation était pire : elles avaient la pantouflardise altruiste et tapotaient en bonne épouse les cousins de leur mari ronfleur. On devient un couple, soudain, alors que si peu avant il y avait deux personnes et on passe sa vie à se demander qui a subtilisé le reste. Le compte ne tombe pas juste, l'addition est gloutonne...

     L'automne se profilait à l'annonce des premières gelées, les feuilles rendaient leur verdure dans les profondeurs entamées par la N14. Presque midi. Thibaut n'était jamais en retard, il bouclait le passé sans attardements inutiles et courrait libre au vent du futur proche. Je dégainais une paire de gants de mon sac à dos que je réajustais aussitôt.
     La voiture de Thibaut s'arrêta avec dextérité. Il en sorti joliment ajusté de blanc et noir aux arômes de pins d'une forêt d'ailleurs, contourna d'un air faussement guindé la voiture, se posta devant la porte du passager avant qu'il ouvrit d'un grand geste :
 -si madame veut bien se donner la peine d'entrer dans son carrosse...J'ai réservé une table à la Royauté...
Il leva triomphalement la tête dans un sourire pour savourer les effets de la surprise qu'il venait de me jouer d'une traite en apnée profonde en se réservant mon regard pour la fin. Le pauvre fut tout décontenancé de me trouver bottes en caoutchouc aux pieds tenant à peine debout avec un immense sac accroché au dos.
 -Mais qu'est-ce que tu fais dans cette tenue? Il n'était pas convenu que je t'invite au restaurant?
 -La seule chose convenue, c'est qu'on déjeune ensemble. Mais puisque tu le proposes si gentiment, je suis assez soulagée que tu m'invites.
 -Bien sur je t'invite voyons, ça va de soi
 -Ah, c'est que je n'étais pas sure que tu y sois disposé...
 -Je ferai n'importe quoi pour toi. Allons-y...
 -Bien.
Thibaut, évidemment, attendait que je monte en voiture et il accentua son geste d'invitation.
 -Thibaut, gare la voiture, c'est dangereux de rester là aux abords du carrefour...

     Pris au dépourvu, il se statufia dans la pose surfaite du moment. J'avais connu déjà bien des hommes aux allures robustes et assurées d'aventuriers qui parlent de leurs périples au bout de mondes hostiles, habités de moustiques géants, d'arbres mangeurs de nuages et de sauvages mangeurs d'hommes, qui omettent de préciser qu'ils voyagent en voiture tout terrain climatisée avec chauffeur et vitres blindées avant de regagner leur lit à moustiquaire dans un hôtel réservé il y a trois mois. Tant de héros de guerre ont fait des minables du quotidien. Aux hommes donc d'être admirables quand le monde ne veut pas sortir de ses gongs!
     Mon prince charmant renonça à sa voiture qu'il abandonna un peu plus loin et revint tout ragaillardit à l'idée d'une débauche champêtre improvisée sous la couette qu'il imaginait ficelée sur mon dos avec ce sac comme paquet cadeau. Sous mon regard proche, il exhiba fièrement de derrière son dos un bouquet de fleurs légères qui lui valu un baiser furtif. Aussitôt, je fouillais dans mon sac dans un vacarme curieux et en ressortis le plus naturellement du monde un vase de grès peint où je plantais les couleurs fleuries nourries d'une goulée d'eau minérale.
 -Génial! Maintenant on a tout ce qu'il faut pour y aller.
 -Mais où donc?
 -En forêt bien sur, mais je dois te dire que je ne connais absolument pas le chemin
 -Qu'importe les chemins puisqu'on ne cherche rien. On trouvera bien un petit nid d'amour quelque part un peu en retrait...
 -Tu oublies le déjeuner et les lapins
 -Les lapins?
 -Oui, les lapins. Ou les sangliers si tu préfères, mais j'avais dans l'idée que tu préférerai le petit modèle.

     Thibaut révélait des gestes impatients en enserrant ma taille qu'il libéra du sac à dos. A l'évidence, il estimait qu'il avait suffisamment parlé des fleurs et des bestioles de la forêt pour ne pas être taxé de manque de poésie. L'évolution de la nature comme des discours amènent toujours aux amours des hommes mais personne ne savait jamais le temps que ça prenait.
     Mon sac était un antre à trésors et rien ne me détournait dans l'instant de son contenu. Je farfouillais. L'empressé me mangeait de baisers sans se déconcentrer. J'extirpais un à un les couverts, les assiettes, des verres à pieds et une nappe blanche à broderies fines :
 -On mange d'abord si tu veux bien...Après je devancerai ton imagination...
      L'invitation motivée suffit à transformer mon homme en un serveur trois étoiles qui affréta la table avec classe. Mais à chacun de ses gestes, je découvrais une nouvelle pièce qui trouvait place sur la nappe amidonnée : un chandelier en étain, des coupes à champagne, un saut à glaçons, une théière en argent, des coussins de velours rouge...Quand tout fut prêt, la meilleure table du meilleur restaurant de la ville ne pouvait rivaliser. Thibaut avait le plus beau noeud de papillon de toute la forêt, et bientôt nous serions heureux.
 -Tu es toujours d'accord pour m'inviter?
 -Plus que jamais : ce bois sera notre jungle. Ne touches plus à ton sac, c'est moi qui dispose le pique-nique.
 -D'accord, alors je peux aller me changer, je n'ai plus besoin de cet accoutrement.
Et aussitôt je filais derrière une petite haie de buissons à baies transparentes pour réapparaître après une éternité parée d'une robe noire frileuse, cheveux détachés sur mes épaules réchauffées d'un carré d'étoffe de soie rouge. Galant, Thibaut se leva :
 -Par Pitié Elisabeth, donnes-moi ce pique-nique, je n'y tiens plus...
 -Tout de suite...

     Joignant le geste à la parole, je lui tendis puisé dans ma hotte...un fusil!

 -Diable, je crains de ne rien comprendre à ton histoire. Je suppose que quand nous aurons fini le tir au pigeons, on jouera au golf, puis qu'on fera un bridge jusqu'au petit matin...Je t'avoue que j'apprécierai assez de déjeuner en écourtant les festivités.
 -Mais moi aussi. Il ne tient qu'à toi. Tout est prêt, tu n'as plus qu'à faire un feu et à tuer un lapin.!Ou un sanglier, je n'ai rien contre, mais c'est plus encombrant! Les bottes sont là si tu veux...

 

      Je n'ai jamais rien compris à ces femmes qui se sentent les reines du monde quand un homme les invite à manger ailleurs ce qu'elle sortiraient aussi bien du congélateur et du micro-ondes toute seule. Il y a quelques millions d'années, passe encore, mais maintenant....C'est au règne du portefeuille une pratique un peu lâche et quant à moi, j'estime que songer à remplir mes entrailles en parlant d'amour a quelque chose de curieusement décalé. Le verdict est posé : tous les courtisans armés d'une assiette sont chez moi des amants recalés. On ne mange à la rigueur qu'une fois que tout le reste a été consommé et si tant est que le lapin ne court pas trop vite!

     Ce jour-là, mon amoureux du midi partit avec son smoking élégant et son vieux fusil de chasse à la main. Au loin, je le vis l'enterrer et sauter sur la terre à tasser de ses souliers vernis. Puis il s'enfonça en sifflotant dans le bois des amants tandis que je me languissais du lapin.
     Trois quart d'heure plus tard, il enserrait mon cou de ses bras de chemise blanche et me tendais du creux de sa main de la menthe fraîche, des châtaignes gourmandes, deux ou trois cèpes et un bouquet d'herbes odorantes. Il plaça ce qui pouvait l'être sur le feu et ce qui pouvait l'être dans l'eau chaude en m'en confiant le breuvage verdâtre aux saveurs aigres :
 -J'ai changé d'idée : le lapin est volage et est un amant trop courageux pour qu'on puisse lui demander de prendre en plus sa part dans nos intrigues amoureuses. Mais si tu tiens à faire festin, voici ses mets de choix : ici, personne ne s'en est encore engourdit.

Je décidais à tout faire que les repas ne devaient être pris qu'en dessert.

 

 

  à compter du 27 octobre 2002