La terminologie amoureuse est entièrement
soumise à l' échelle des pratiquants : au niveau microscopique,
les pires orgies sont laissées à l' appréciation
de la nature. A l' échelle pachydermique, c'est du spectacle, on
aime ou pas. A l'échelle humaine, c'est de la complication...
J'étais callée
à la fenêtre du troisième étage du petit immeuble
ancien qu'occupait ma copine Sophie. Les yeux anonymes de mes jumelles
avaient à guetter une double cible : Eric et Thibaut. Ces deux-là
feraient bientôt leur entrée en scène, sur la terrasse
du restaurant italien d'en face. J'attendais : 19h20. Auraient-ils de
la prestance, de la présence ; sauraient-il improviser dans le
théâtre que je leur ai préparé à leur
insu. Levé de rideau : 20h00 en principe.
19h56. Thibaut arrive. Ses cheveux domistiqués au peigne fin sont
encore humides sur ses tempes. Il a repoussé l'échéance
de la douche jusqu'au dernier moment pour être impeccable. Il doit
être tout frais, savonné de ces odeurs de pins prégnantes
qui m'accueillent dans une invitation à bâcler le dîner
pour des envolées horizontales.
20h05. Eric scrute du bord du trottoir la terrasse pour y débusquer
une place. Le serveur le devance, lui désigne l' intérieur
mais il secoue la tête : ce sera en terrasse, selon mon désir
insistant. Alors il doit attendre, sage, à regarder manger les
autres en prenant l'air poli de ne pas avoir faim.
20h18. Eric saute sur l'unique place qui se libère. Une table à
quatre, le serveur allait lui reprocher très certainement. On devait
cette opportunité aux gloussements incessants de la bonne femme
en robe à paillettes qui a fini par exaspérer tout le monde
en monopolisant la conversation. Son mari a feint un puissant mal de crâne,
il se tenait la tête, crispait ses arcades sourcillières
en vieil habitué : en voilà un qui devait savoir resservir
de la migraine opportunément. Eric ne savait où poser les
coudes en attendant que le serveur le débarrasse de la nappe qui
accusait le coup de cette première partie de soirée.
Tiens, Thibaut a pris un apéro en
attendant. Bizarre, j' espère qu'il n'a pas l'intention de me demander
en mariage...Enfin, heureusement que je n'ai pas l'intention d'aller à
ces dîners.
Mon souffle chaud avait embrumé la
vitre, les jumelles accusaient les tremblements de ma baisse de concentration.
Sophie courrait dans tous les sens, baignait un gosse, mettait l'autre
au lit, faisait réciter les verbes irréguliers à
l'ainé. Elle n'exprimait aucun regret sur le départ de son
mari il y a deux ans et avec un reste d'humour, elle soutenait que ça
lui faisait toujours un enfant de moins dont elle devait s'occuper. Le
bougre d'homme était ennuyeux à mourir depuis toujours et
passé ses vingt-quatre ans, il avait décidé sans
pitié qu'ayant subi sa propre personne pendant tout ce temps, il
était légitime de penser à la confier un peu à
quelqu'un d'autre en vertu du principe égalitaire que le malheur
devait être partagé. Et c'est Sophie qui s'y était
collée parce qu'elle était heureuse et considérait
que le bonheur devait être partagé, même avec les moins
doués. J'avais toujours pensé qu'elle avait du violer son
enraciné de mari pour lui prendre du fond de ses bourses avares
ses trois beaux enfants, et dépassé par les événements
auxquels sa libido ne savait répondre, il était retourné
chez sa mère : bien fait pour elle, on n'engendre pas n'importe
qui!
Sophie ne pensait rien de l'amour comme
tous ceux qui avaient été kidnappés par un de ses
pseudonymes. Moi, je pouvais tout en dire puisque n'en ayant jamais en
réserve, je n'avais que le futur à laisser échapper,
ou pas...Mais j'avais ma théorie, élaborée à
l'enfance au son d'un couple ingrat, une théorie d'un optimisme
fou : il y a des hommes qui ont le potentiel pour n'être
jamais des maris de salon, et ceux-là, au pluriel pourquoi pas,
je voulais les trouver.
Voilà. Je peux déjà
dire que ma vie se résumera à cela et ces paroles devancent
assurément celles que je prononcerais sur mon lit de mort. Je hais
les époux, tous...qu'ils soient mariés ou pas. C'est une
question de vocation : l'alliance signale seulement une pièce tatouée
et certifiée conformiste.
20h40. Je soupirais en lorgnant mes deux courtisans d'en-bas sans prendre
la peine d'agripper les jumelles. Ça me faisait mal au coeur de
les laisser en plant comme ça, mais que faire d'autre?
-Sophie, saurais-tu discriminer un profil de mari d'un éternel
amant à la terrasse d'un restaurant italien?
-Diable non, je ne sais pas! J'imagine que tu vas décripter
leurs moindres gestes à ces pauvres hommes...
-Non, pas la peine. Regarde qui partira le premier...
20h42. Thibaut a compris que même à siroter son cognac à
la paille, il ne l'accompagnerait pas jusqu'à mon arrivée.
Il pousse doucement sa chaise et s'éloigne d'un pas posé.
-Il n'est pas très courageux ton galant. Je suppose qu'il
est à classer dans la catégorie mari.
-Amant voyons! Il part sans rancune tandis que l'autre attend sans
impatience. L'un a le monde à prendre, l'autre mise tout sur ce
repas.
-Variante d'interprétation : l'un est simplement poli, l'autre
pas.
-Ils ont chacun attendus trois-quart d'heure, c'est assez...L'un
néglige la politesse de soi. Le verbe "passer pour un con"
reste une insulte quelque soit la personne à laquelle on le conjugue,
y compris la première. Echec et mat pour Eric.
-Et Thibaut?
-Je le rappelle et je m'excuse...Et surtout, le plus important :
je l'invite à déjeuner!
Thibaut avait gobé
mes excuses fades avec bonne volonté en vertu du principe qu'une
femme a tant de complications à gérer avec son corps, que
l'imprévu est devenu une constante. Il manifesta une délicate
attitude d'impatience et lança une proposition de dîner pour
le samedi suivant, mais je réajustais énigmatiquement mon
idée :
-Non, à cette saison, à l'heure du dîner, il
fait nuit. Passe me prendre dimanche à midi.
-?!? Bon...dimanche midi devant chez toi alors...
-Disons que je t'attendrai au bord de la nationale 14, au second
croisement
-Tu plaisantes j'espère? C'est...en lisière de forêt
à 2 km de la ville...
-C'est exactement ça! Evite la cravate et les souliers vernis,
c'est tout ce que je peux te dire...
Comme avant chaque rendez-vous,
Thibaut sortait de sa douche la peau rougie par l'échauffement
de sa savonnette aux pins des Landes qu'il appliquait à même
la peau avec une insistance insolite, et à peine rincé,
il sautait de la baignoire sans même s'essuyer et se stationnait
devant sa penderie aux cravates bariolées. Thibaut ne concédait
de cravate qu'aux mariages et aux enterrements, mais le cérémonial
lui donnait de l'assurance et occupait la latence forcée que la
pratique du séchage à l'air ambiant lui laissait : il s'agissait
de n'ôter aucun fragrance savonnée et il marinait dans son
eau comme une sauce dans son vin. Il ajustait son noeud sur un cou récalcitrant
d'humidité, et ceci fait, il se contemplait dans des mimiques de
circonstance songeant à n'en plus finir à la couleur qui
serait le mieux assortie à ce qui couvrirait une heure prochaine
sa nudité. Un jour quelqu'un sonna à la porte, et il alla
lui ouvrir dans l'état, le plus naturellement du monde...
Ce matin, l'oeil rusé, Thibaut retira
la cravate éphémère et brandit fièrement le
noeud de papillon noir qu'il avait bourré au fond d'une de ses
chaussures vernie pour être sur de ne pas le perdre. Il vaporisa
sur ces deux-là de l'essui-vitre, les polit vigoureusement avec
sa chaussette et fut dés lors un gentleman de cérémonie
fort consommable. Le message était passé : sa convoitée
lui reprochait avec tact sa décontraction et il saurait être
à la hauteur, portefeuille garni, pour partir à l'assaut
des grands restaurants! Comme s'il n'avait pas compris l'allusion à
la nationale 14, celle qui mène à la grande ville loin de
la médiocrité de proximité...Thibaut se réjouissait
en chemin d'avoir l'amour si imaginatif et audacieux...
Je me demandais si quelqu'un
songeait au fond d'un laboratoire à mitonner un homme génétiquement
modifié à qui l'on ait ôté toute velléité
pantouflarde, mais si j'apprenais que ce fut le cas, j'ouvrirai une souscription
dans l'immédiat. En ce qui concernait la plupart des femmes, la
situation était pire : elles avaient la pantouflardise altruiste
et tapotaient en bonne épouse les cousins de leur mari ronfleur.
On devient un couple, soudain, alors que si peu avant il y avait deux
personnes et on passe sa vie à se demander qui a subtilisé
le reste. Le compte ne tombe pas juste, l'addition est gloutonne...
L'automne se profilait à
l'annonce des premières gelées, les feuilles rendaient leur
verdure dans les profondeurs entamées par la N14. Presque midi.
Thibaut n'était jamais en retard, il bouclait le passé sans
attardements inutiles et courrait libre au vent du futur proche. Je dégainais
une paire de gants de mon sac à dos que je réajustais aussitôt.
La voiture de Thibaut s'arrêta avec
dextérité. Il en sorti joliment ajusté de blanc et
noir aux arômes de pins d'une forêt d'ailleurs, contourna
d'un air faussement guindé la voiture, se posta devant la porte
du passager avant qu'il ouvrit d'un grand geste :
-si madame veut bien se donner la peine d'entrer dans son carrosse...J'ai
réservé une table à la Royauté...
Il leva triomphalement la tête dans un sourire pour savourer les
effets de la surprise qu'il venait de me jouer d'une traite en apnée
profonde en se réservant mon regard pour la fin. Le pauvre fut
tout décontenancé de me trouver bottes en caoutchouc aux
pieds tenant à peine debout avec un immense sac accroché
au dos.
-Mais qu'est-ce que tu fais dans cette tenue? Il n'était
pas convenu que je t'invite au restaurant?
-La seule chose convenue, c'est qu'on déjeune ensemble. Mais
puisque tu le proposes si gentiment, je suis assez soulagée que
tu m'invites.
-Bien sur je t'invite voyons, ça va de soi
-Ah, c'est que je n'étais pas sure que tu y sois disposé...
-Je ferai n'importe quoi pour toi. Allons-y...
-Bien.
Thibaut, évidemment, attendait que je monte en voiture et il accentua
son geste d'invitation.
-Thibaut, gare la voiture, c'est dangereux de rester là aux
abords du carrefour...
Pris au dépourvu, il se statufia
dans la pose surfaite du moment. J'avais connu déjà bien
des hommes aux allures robustes et assurées d'aventuriers qui parlent
de leurs périples au bout de mondes hostiles, habités de
moustiques géants, d'arbres mangeurs de nuages et de sauvages mangeurs
d'hommes, qui omettent de préciser qu'ils voyagent en voiture tout
terrain climatisée avec chauffeur et vitres blindées avant
de regagner leur lit à moustiquaire dans un hôtel réservé
il y a trois mois. Tant de héros de guerre ont fait des minables
du quotidien. Aux hommes donc d'être admirables quand le monde ne
veut pas sortir de ses gongs!
Mon prince charmant renonça à
sa voiture qu'il abandonna un peu plus loin et revint tout ragaillardit
à l'idée d'une débauche champêtre improvisée
sous la couette qu'il imaginait ficelée sur mon dos avec ce sac
comme paquet cadeau. Sous mon regard proche, il exhiba fièrement
de derrière son dos un bouquet de fleurs légères
qui lui valu un baiser furtif. Aussitôt, je fouillais dans mon sac
dans un vacarme curieux et en ressortis le plus naturellement du monde
un vase de grès peint où je plantais les couleurs fleuries
nourries d'une goulée d'eau minérale.
-Génial! Maintenant on a tout ce qu'il faut pour y aller.
-Mais où donc?
-En forêt bien sur, mais je dois te dire que je ne connais
absolument pas le chemin
-Qu'importe les chemins puisqu'on ne cherche rien. On trouvera bien
un petit nid d'amour quelque part un peu en retrait...
-Tu oublies le déjeuner et les lapins
-Les lapins?
-Oui, les lapins. Ou les sangliers si tu préfères,
mais j'avais dans l'idée que tu préférerai le petit
modèle.
Thibaut révélait des gestes
impatients en enserrant ma taille qu'il libéra du sac à
dos. A l'évidence, il estimait qu'il avait suffisamment parlé
des fleurs et des bestioles de la forêt pour ne pas être taxé
de manque de poésie. L'évolution de la nature comme des
discours amènent toujours aux amours des hommes mais personne ne
savait jamais le temps que ça prenait.
Mon sac était un antre à trésors
et rien ne me détournait dans l'instant de son contenu. Je farfouillais.
L'empressé me mangeait de baisers sans se déconcentrer.
J'extirpais un à un les couverts, les assiettes, des verres à
pieds et une nappe blanche à broderies fines :
-On mange d'abord si tu veux bien...Après je devancerai ton
imagination...
L'invitation motivée suffit
à transformer mon homme en un serveur trois étoiles qui
affréta la table avec classe. Mais à chacun de ses gestes,
je découvrais une nouvelle pièce qui trouvait place sur
la nappe amidonnée : un chandelier en étain, des coupes
à champagne, un saut à glaçons, une théière
en argent, des coussins de velours rouge...Quand tout fut prêt,
la meilleure table du meilleur restaurant de la ville ne pouvait rivaliser.
Thibaut avait le plus beau noeud de papillon de toute la forêt,
et bientôt nous serions heureux.
-Tu es toujours d'accord pour m'inviter?
-Plus que jamais : ce bois sera notre jungle. Ne touches plus à
ton sac, c'est moi qui dispose le pique-nique.
-D'accord, alors je peux aller me changer, je n'ai plus besoin de
cet accoutrement.
Et aussitôt je filais derrière une petite haie de buissons
à baies transparentes pour réapparaître après
une éternité parée d'une robe noire frileuse, cheveux
détachés sur mes épaules réchauffées
d'un carré d'étoffe de soie rouge. Galant, Thibaut se leva
:
-Par Pitié Elisabeth, donnes-moi ce pique-nique, je n'y tiens
plus...
-Tout de suite...
Joignant le geste à la parole, je
lui tendis puisé dans ma hotte...un fusil!
-Diable, je crains de ne rien comprendre à ton histoire.
Je suppose que quand nous aurons fini le tir au pigeons, on jouera au
golf, puis qu'on fera un bridge jusqu'au petit matin...Je t'avoue que
j'apprécierai assez de déjeuner en écourtant les
festivités.
-Mais moi aussi. Il ne tient qu'à toi. Tout est prêt,
tu n'as plus qu'à faire un feu et à tuer un lapin.!Ou un
sanglier, je n'ai rien contre, mais c'est plus encombrant! Les bottes
sont là si tu veux...
Je n'ai jamais rien
compris à ces femmes qui se sentent les reines du monde quand un
homme les invite à manger ailleurs ce qu'elle sortiraient aussi
bien du congélateur et du micro-ondes toute seule. Il y a quelques
millions d'années, passe encore, mais maintenant....C'est au règne
du portefeuille une pratique un peu lâche et quant à moi,
j'estime que songer à remplir mes entrailles en parlant d'amour
a quelque chose de curieusement décalé. Le verdict est posé
: tous les courtisans armés d'une assiette sont chez moi des amants
recalés. On ne mange à la rigueur qu'une fois que tout le
reste a été consommé et si tant est que le lapin
ne court pas trop vite!
Ce jour-là, mon amoureux
du midi partit avec son smoking élégant et son vieux fusil
de chasse à la main. Au loin, je le vis l'enterrer et sauter sur
la terre à tasser de ses souliers vernis. Puis il s'enfonça
en sifflotant dans le bois des amants tandis que je me languissais du
lapin.
Trois quart d'heure plus tard, il enserrait
mon cou de ses bras de chemise blanche et me tendais du creux de sa main
de la menthe fraîche, des châtaignes gourmandes, deux ou trois
cèpes et un bouquet d'herbes odorantes. Il plaça ce qui
pouvait l'être sur le feu et ce qui pouvait l'être dans l'eau
chaude en m'en confiant le breuvage verdâtre aux saveurs aigres
:
-J'ai changé d'idée : le lapin est volage et est un
amant trop courageux pour qu'on puisse lui demander de prendre en plus
sa part dans nos intrigues amoureuses. Mais si tu tiens à faire
festin, voici ses mets de choix : ici, personne ne s'en est encore engourdit.
Je décidais à tout faire que les repas ne devaient être
pris qu'en dessert.
à
compter du 27 octobre 2002
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