Le paradis d'en bas

     Je m'étais trouvé mort un matin, fort sagement. J'avais entendu dire qu'on mourrait mieux la nuit parce qu'on ne se privait de presque rien et que l'hésitation du renoncement était moins longue. Quoiqu'il en soit, personne n'avait pris soin de me consulter et cette sortie de vie impromptue restait un mystère dont le dénouement ne me concernait pas.

     Ma carcasse s'éternisait sur le lit, refroidissant les draps qui portaient encore la chaleur des séquelles de ma vie. J'avais fui mon enveloppe, expulsé de cette matière qui m'étouffait et je m'aperçus que j'étais livré à un flottement assez instable aux parages du plafond en ignorant tout du mode d'emploi de cet entre-corps léger qu'on avait eu la décence de me laisser. Un semblant de regard sur la relique solide de mon existence suffisait à me convaincre que la carcasse aurait pu faire de l'usage plus longtemps et que cette mort était un kidnapping à la vie.

     Je rejoignis le plafond, songeant avec détachement qu'il y avait peut-être un programme de recyclage pour les corps en bon état. Triomphant de me sentir surhumain, je fendis le plafond et m'élevais un peu, puis plus encore.

     Ma fiche de paye et le décompte de mes cotisations m'avaient un peu fait entrevoir la perspective de la retraite mais je n'avais aucun projet précis pour ma mort, et si elle durait longtemps, je risquais de m'y ennuyer ferme. Des perspectives fugitives me passaient par la tête : des voyages rêvés à portée d'un vol à vitesse de la lumière... Mais ces ailleurs appartiennent aux vivants et l'éventualité de me mêler furtivement à la chair fraîche m'écoeurait carrément : à l'évidence donc, je ne ferai pas un bon candidat au recrutement des fantômes. Tans pis, il faudrait trouver autre chose, d'autant que le service après-mort se faisait attendre, ce que je trouvais fort peu délicat. Peut-être une grève du personnel, qui sait?

     L'éternité s'annonçait mal. J'étais prêt à me contenter de n'importe quel paradis et d'un enfer modéré pourvu qu'on veuille m'en indiquer le chemin et m'arracher à cette errance. J'avais bien tenté une ascension vers les cieux, mais hors gravitation et loin de ma planète native, la notion ne signifiait plus rien. J'étais prêt à n'importe quoi, y compris à renier mon athéisme d'une prière gardée des souvenirs du catéchisme du mercredi après-midi. Notre Père qui êtes aux cieux, que...que...Que quoi? Bon sang impossible de me souvenir. Il doit pourtant y avoir un code ou un mot de passe pour rentrer au ciel.
     J'essayais sans méthode tous les petits noms et gros mots des dieux de toutes les religions avant d'avoir une idée : le rythme! Psalmodier, marmonner mais à la bonne cadence. En latin, en hébreux ou en arabe, qu'importe. Le secret des prières était de les fredonner sur le bon tempo. Une version un peu relâchée du morse en somme.
Allez, j'essaye...

 -Eh vous là-bas! C'est pas trop tôt! Vous croyez qu'on a rien d'autre à faire qu'à vous chercher?

Un corps que la transparence rendait un peu inconsistant se posta devant moi dans des couleurs tourbillonnantes.

 -Je pourrai vous retourner la question. Vous croyez que ce sont des conditions décentes pour mourir? On n'est pas censé avoir un ange gardien dans le dos pour s'occuper de ce genre de besogne?
 -Si je me souviens bien, vous avez congédié le vôtre depuis longtemps et les trois remplaçants qui ont suivi...
 -Ah...! C'était une plaisanterie...
 -Eh bien croyez nous, on l'a trouvé très drôle à la perspective des ennuis qui vous attendraient. Sauf que c'est moi qui suis de garde aujourd'hui et que si vous manquez à l'inventaire au prochain décompte, ça va barder pour mon matricule. On a pas idée de se balader comme ça dans l'espace...
 -Je croyais que le paradis était en haut, alors je suis monté aussi loin que j'ai pu.
 -C'est un tort : il fallait descendre
 -Comment ça descendre? Redescendre sur Terre?
 -Pas tout à fait. Disons redescendre sous terre. C'est la seule solution qu'on ait trouvé : difficile de faire de l'espace une propriété privée sans avoir la communauté internationale sur le dos et en plus, il faut bien concéder que de nos jours, ça n'est pas très discret...
 -Vous êtes en train de me dire que l'au-delà est en-dedans?
 -Tout à fait.

     L'ange goguenard me rassura immédiatement. Je m'étais toujours demandé selon quel miracle les hommes deviendraient bons et polis par le seul fait de s'alléger un peu le dos des molécules les plus lourdes et en vérité, s'il avait fallu spéculer sur le mélange, j'aurai misé sur les vertus du corps plutôt que sur la niaiserie supposée de l'âme. J'avais d'ailleurs par bien des débauches voulu prouver les délices de celui-ci et l'accessoirité de celle-là. Maintenant, je me retrouvais avec un paquetage qui comprenait un version light du corps et une âme pas encore rodée.
     Je fixais la lumière unique qui émanait de mon guide du jour de peur de me perdre encore et nous nous glissions sous la terre sans gêne. L'écorce me paru fine et un immense volume à l'aspect de bulle de savon parée de couleurs jouant une composition nous reçut. Je fus très déçu par l'absence de comité d'accueil :

 -Je suppose qu'on va me juger pour ma vie et décider de mon sort...
 -En fait non. Votre cas est un peu particulier. On vous avait mis encore quelques décennies de vie de côté mais un brigand vous les a volé. C'est regrettable bien sur, mais tout à fait indépendant de notre volonté et nous en sommes sincèrement désolés.
 -Comment ça un brigand?
 -Une espèce de pick pocket qui rafle les points de vie pour faire durer la sienne. Et croyez-moi, ces gens-là ne s'encombrent pas de sucer le sang de leurs victimes ou de les hanter. Ils flanquent leur pouce sur les ventricules cardiaques et stoppent la vie, c'est aussi simple que ça.
 -Alors on va me réincarner pour que je joue les prolongations?
 -On a plus simple : vous finissez vos jours ici. Il y a toute la place qu'il faut.

     Finir des jours que je n'avais plus...La perspective me parut étrange mais de toutes façons, j'avais compris que le marchandage ne serait pas de bonne augure. J'étais en quarantaine dans un cagibis du paradis en attendant que ça se passe.

 -Et quelle est ma mission?
 -Mais vous n'avez aucune mission : vous êtes libre...

Et il balaya de sa manche diffuse le vaste espace dans lequel vaquaient des simili-humains dont je me dis qu'il eut mieux valu qu'ils n'aient ni têtes ni membres plutôt que de se déplacer sans dessus-dessous selon le gré de chacun. A certains endroits, on avait inventé des îlots de sols pour recueillir les arbres et les fleurs interrompus eux aussi dans leur existence par des voleurs de temps. Cela n'avait aucune utilité fonctionnelle, mais les végétaux se sentaient moins stupides ainsi.

     La situation était surréaliste, mais pas merveilleuse. Dans cet univers sans respiration, chaque particule était imprégnée de vie. L'inanimé n'existait pas et l'on se sentait constamment sous un regard ou sous un autre.
Ces presqu'humains se laissaient flotter par petits groupes dans des discussions animées ou lascives. Je poursuivais ma route sans songer à engager la conversation et tombais dans un secteur nettement plus boisé où je me voyais bien poser ma couche, par le simple fait de l'habitude. Les branchages accueillants me tentaient mais je n'osais commettre l'irrévérence de les briser.

 -Si tu casses cette branche, l'arbre sera bien embarrassé pour mener son existence à terme, et ce sera ta faute
 -Je voulais juste m'improviser un abri pour la nuit...
 -Tu sauras bientôt qu'il n'y a pas de nuit et que tu as perdu la faculté de dormir. En un sens, c'est dommage, mais personne ne fait de publicité sur les désagréments de cet entre-monde. Les livres saints se rendent coupables d'escroquerie sur la marchandise paradisiaque et le pire, c'est que personne ne porte plainte. Ces morts sont tous des larves qui deviendront de stupides anges...

     Je ne m'attendais pas à rencontrer tant d'humeur noire dans ce monde de couleurs, mais Johan avait dans ses révoltes un arrière goût qui me rappelait la terre et la chair d'antan et je sus dés cet instant qu'il était le compagnon de route qu'il me fallait.

 -La situation n'a pas l'air de te convenir
 -C'est juste que je ne peux pas me sentir chez moi dans un monde où les arbres ne se coupent pas, les oiseaux ne se chassent pas et où les femmes ne servent qu'à décorer, si tu vois ce que je veux dire...
 -Je vois. Mais tu n'es peut-être pas obligé d'être si obéissant aux lois locales. Qu'est-ce qui nous empêche d'arracher des branches à cet arbre pour nous construire une tente de fortune?
 -L'arbre lui-même justement. Il n'a besoin de personne pour se défendre. Il est là pour finir d'accomplir son individualité et si tu modifies son intégrité, il disparaît parce que ça n'est plus sa place. Je crois qu'on se trouve tous dans une espèce de couveuse dont on ne sortira qu'arrivé à terme.
 -En effet, c'est embêtant
 -Très embêtant.
 -Et que font les autres?
 -Comme lorsqu'ils étaient vivants : ils regardent la minuterie tourner en attendant que ça se passe. Sauf que là, personne ne sait quelle heure il est...

     Johan était un chef guerrier sans bataillon à mener au front et il en était à l'évidence malheureux. Il m'expliqua qu'en ces lieux, il n'y avait contre toute attente aucun interdit et aucune punition : on pouvait vociférer, hurler, insulter ses voisins et maudire le ciel sans qu'aucun agent ailé ne débarque avec le voeux pieux de rétablir un peu de sérénité. Il avait essayé les compositions ordurières les plus infâmes et les fantasmes érotiques les plus débridés sans pouvoir provoquer qui que ce soit.
      Le procédé inoffensif me fit d'abord sourire, mais je compris rapidement qu'il n'y avait rien d'autre à tenter : rien à voler, rien à détruire et bien sur, personne à tuer. A chaque essais, l'objet de son agression disparaissait dans la plus grande simplicité sans un cri et sans laisser aucune cendre et personne dans son entourage ne semblait même avoir l'idée de lui en faire le reproche. Il fallait se rendre à l'évidence : l'action était impossible.
Tout cela me paraissait d'un non-sens inadmissible :

 -Sans doute que derrière les parois de la bulle, quelqu'un nous observe comme sur le revers d'un de ces miroirs espions qu'on voit dans les films policiers. On doit nous filmer, nous enregistrer et dresser notre portrait à notre insu. C'est là qu'on sera puni ou récompensé. Réfléchis, sur Terre, ce n'est pas possible, on a trop répété aux gens que Dieu voyait tout et les comportements ne sont plus naturels : c'est un marchandage perpétuel. Alors qu'ici, personne ne se méfie : chacun pense déjà avoir attrapé le paradis.
 -Franchement, c'est peu probable parce que c'est le terrain d'expérimentation le plus pauvre qu'on puisse imaginer. Non, je pense qu'on nous laisse mariner dans cette cellule capitonnée sans surveillance parce qu'on ne peut pas se faire de mal. On nous a abandonné, voilà tout.
 -Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait?
 -J'ai peut-être une idée. On va voir le Directeur.
 -Le Directeur...tu veux dire...
 -Parfaitement, Dieu. Il commence à me taper franchement sur le système celui-là...


     Mon ami devait être animé d'une ambition démesurée car il me semblait peu raisonnable d'escompter s'inviter chez le Tout puissant sans posséder un laisser-passer en règle. En réalité, face à sa certitude, je n'osais lui faire savoir que je maintenais un profond doute sur l'existence du saint Bonhomme et que le piètre monde dans lequel nous évoluions ne pouvait prétendre y apporter une preuve. Nous étions dans un univers au matérialisme plus inachevé que transcendé : une version minimaliste de l'existence, une relique de la Terre vivante et si Dieu s'était vraiment investi dans cette oeuvre, il n'y avait vraiment pas de quoi en être fier. Mais puisque tout était perdu, tout devenait permis. Allons-y donc pour la chasse au divin :

 -Je suppose que tu as un plan
 -Pas vraiment. Apparemment personne ne sait ce qu'il y a derrière la bulle et je ne suis même pas sur qu'avec ce fichu ectoplasme de corps qui nous colle à la peau, on puisse survivre dans ce milieu étranger. On peut se retrouver comme des cosmonautes sans scaphandre, ou quelque chose comme ça
 -Tu veux dire que tu crains d'y mourir?
 -Ne racontes pas n'importe quoi. Mourir, ça n'est pas donné à tout le monde. C'est un privilège et on en est encore pas là. Tout dépendra de la consistance du milieu dans lequel on va s'immerger : si on tombe au pays des âmes libres, notre corps ne va pas apprécier du tout. Là-bas, rien n'est prévu pour le mouvement, le déplacement physique, et on risque de s'engluer comme une mouche sur un ruban adhésif à la différence qu'on ne pourra même pas agiter nos pattes.
 -Tu viens de réinventer l'enfer...
 -Tout à fait. Cette version-là ne fait pas d'audience sur Terre parce qu'elle fige l'imagination au lieu de la contraindre. Et puis ça n'a aucun sens : disons que ça doit être une espèce de plantage imprévu par les plans divins. Un bug en quelque sorte.
 -J'avoue que je ne me trouve pas la vocation pour jouer la mouche engluée...
 -Moi non plus. On ne va pas s'improviser aventuriers sans boussole : il nous faut collecter des informations sur la géographie locale.

     La plupart des habitants de cet entresol jouissaient de cette oisiveté en bon terriens ; quelques uns déprimaient méchamment et les quelques autres qui auraient pu faire des compagnons de route décents voyaient toute leur volonté d'entreprise annihilée par la certitude d'être dans les mains fermées du destin. Mais tous encaissaient plutôt mal la révélation d'une vie éternelle : un peu d'éternité, ça va, mais l'existence sans la vie avait quelque chose d'écoeurant. C'est comme d'avoir sa cave remplie de lingots d'or quand il n'y a rien à acheter. Ici, personne ou presque ne parlait de Dieu : l'éternité n'était que du temps détraqué.
Je considérai mes colocataires de ce monde :

 -Je ne vois vraiment pas qui va nous aider...
 -Ici, personne. Il faut rencontrer des pistonnés, des anges gardiens par exemple.
 -Ah, je ne savais pas qu'on avait encore un ange gardien.

Il s'esclaffa de bon coeur :
 -Non, maintenant, ce n'est plus nous qui sommes gardés, ce sont les frontières de la bulle. On trouvera bien là-bas un ange qui garde les lieux.

     Et nous nous miment à glisser jusqu'aux confins de la sphère chthonienne. Bizarrement, la stratosphère était fort peu fréquentée par un reste d'habitude qui laissait les hauteurs à ceux qui avaient des ailes. L'approche des parois me fit perdre la teneur de mes souvenirs d'enfant soufflant doucement sur la membrane fragile d'une bulle de savon pour en faire tourbillonner les couleurs qui sympathisaient en des mélanges imprévus. Les contours de notre cage étaient en trompe l'oeil et les nuances tristement figées. Surtout, à notre grand désappointement, ils n'autorisaient aucune transparence à notre curiosité. L'antichambre du paradis était une arnaque bon-marché et du coup, nous n'imaginions plus rien de grand ou de mystérieux de l'autre côté. Une autre pièce d'un décors en papier mâché sans doute...
     Johan y tenta un doigt prudent et ce fut comme s'il venait de composer la mauvais code secret de l'accès à un coffre fort :

 -Puis-je vous être utile?

     Je reconnus l'ange grognon qui m'avait ramené des cieux.

 -C'est possible. On cherche Dieu
 -Ah ça, on le cherche tous...
 -Vous voulez dire que vous ne le connaissez pas?
 -Vous étiez employé chez Microsoft il me semble...Vous avez souvent vu Bill Gates?
 -Hmm...non
 -Eh bien ici c'est pareil! Autre chose?
 -En fait n'importe quoi : on s'ennuie à ne pas mourir dans cette cave
 -Normal, c'est fait pour ça. Estimez-vous heureux que le contingent d'anges était complet sinon vous auriez été enrôlé et croyez-moi, ici pas question de passer son temps à chouchouter des humains incognito : on est aux travaux forcés.

     Je n'y comprenais plus rien. Ou était passé le monde meilleur?

 -On aimerait juste aller de l'autre côté de la bulle le temps d'une balade...

     La suggestion effraya notre guide au plus haut point. Il se teinta de violet parcouru d'éclairs noirs et je fis un saut en arrière de peur de le voir exploser. Puis il se stabilisa accoutré d'un mélange cafardeux :

 -N'allez nulle part et dites-vous qu'ici vous êtes bien. C'est douillet, personne ne vous demande quoi que ce soit. Plus tard, vous aurez peut-être une promotion et vous deviendrez comme moi. Ça vous fera de la distraction. Ne me demandez pas quels sont les critères pour prendre du galon : je n'en sais rien et le métier n'est d'ailleurs pas folichon. Moi par exemple, je suis une sorte d'agent d'accueil, le réceptionniste de l'hôtel en somme...mais il y a des collègues qui sont à l'entretien ou à l'inventaire. C'est plus un job qu'une vocation.
 -Mais bon sang, personne n'a jamais été de l'autre côté?
 -Disons que personne n'en ai jamais revenu, c'est ça le problème.
 -Peut-être sont-ils devenus les serviteurs de Dieu?
 -Peut-être, peut-être pas. Peut-être qu'il n'y a pas de Dieu, peut-être qu'il n'y a rien en dehors d'ici ou seulement une banlieue mal famée. Mais croyez-moi : dans la vie, on peut prendre des risques, dans la mort non!

     Et il s'éclipsa trouvant sans doute malpoli que ces clients-là insistent pour savoir ce qui se passe en cuisine. Johan guettait mon regard, impatient :

 -Alors, qu'est-ce qu'on fait?
 -On y va bien sûr!

     La balade ne fut pas désagréable, mais il faut bien avouer que le paysage n'était pas varié : chaque monde périphérique ressemblait au précédent et au suivant, comme autant de couches d'un oignon et je ne comprenais pas pourquoi on avait fabriqué toutes ces cloisons. Johan pensait avec malice que ça n'était qu'un camouflage destiné à nous cacher le nombre des morts qui traînaient ici. Si nos compatriotes prenaient conscience du contingent dans ses grandes largeurs, ça serait sans doute la révolution parce qu'il faudrait admettre que Dieu a commis à grande échelle un crime contre la vie.

     Au bout de notre périple touristique se trouvait une porte qui pour la première fois refusait obstinément de s'ouvrir. Nous insistions et comme prévu, l'ange de service se pointa, ponctuel :

 -Puis-je vous être utile?
 -Oui si vous êtes le portier. Nous voulons passer de l'autre côté...
 -Ah, vous, vous n'êtes pas du quartier...C'est Dieu qui habite-là
 -Ca tombe bien, c'est lui que nous venons voir.
 -Il n'y a que des étrangers pour avoir une idée pareille!
 -Je comprends...il fallait sans doute prendre rendez-vous...Son emploi du temps doit être sacrément serré. Et il faut sans doute un tas de papiers et d'autorisations signés par toute la hiérarchie. Et se purifier l'âme évidemment, faire pénitence et tout ça.
 -Pas du tout. Qui vous a raconté des sornettes pareilles? Si vous voulez entrer, je vous ouvre, ça lui fera de la compagnie.

     L'ange dégaina un trousseau de clés lumineuses digne d'un geôlier du moyen-âge. A l'évidence, il fallait avoir reçu une formation spéciale pour se servir de cet outil sécurisé dont le secret semblait tenir dans le rythme rigoureux de l'insertion périodique des différents éléments :

 -Pourquoi un tel arsenal puisqu'il suffit de demander pour pouvoir rentrer sans autre formalité?
 -Pour que Dieu ne puisse pas sortir, évidemment!

     On réfléchirait un autre jour : tout ce qu'on voulait, c'était entrer au palais du Souverrain et l'on s'embusqua sans se le faire redire. Un bol de pureté, de merveilleux et de grandeur ne nous ferait pas de mal.
     Nous entrâmes donc. La surprise était au-delà de tout ce qu'on pouvait imaginer : le royaume était...vide. Johan et moi commencions à philosopher en bons terriens sur notre incapacité à appréhender un monde sans doute trop pur pour nos organes percepti
fs encore accrochés à la matière quand une voix nous interpella :

 -Une visite? Ca faisait bien longtemps...

Pas la peine de s'escrimer à chercher quelque chose, nous ne devions pas être équipés pour profiter de cet univers :

 -A qui avons-nous à faire?
 -A Dieu!
 -Ah, c'est que nous imaginions les choses autrement..On aimerait savoir comment marche le monde ici pour faire au mieux le plus rapidement. On s'ennuie dans les couches inférieures.
 -Normal, ce sont des salles d'attente.
 -Et on attend quoi au juste?
 -Qu'il y ait des places pour une réincarnation. Ça bouchonne terriblement depuis quelques temps, les plaintes n'arrêtent pas de tomber.
 -Vous voulez dire qu'on est obligé de rempiler pour une autre vie?
 -Je suppose. C'est ce que j'ai entendu dire en tout cas...
 -Et ça va durer combien de temps?
 -Ah ça, je n'en sais rien du tout!
 -Comment ça vous n'en savez rien? Je me permets de douter de votre identité dans ce cas.
 -La vie n'est pas de mon ressort. Je ne m'occupe que de la mort, désolé de ne pouvoir vous être utile. Je ne sais créer que des âmes primaires
et je leur apporte un peu d'éducation. Après, quand elles sont capables d'attraper un corps et de devenir vivantes, ça devient trop compliqué pour moi, je n'ai pas les compétences.
 -Bizarre...Mais l'après-vie, l'accès à l'éternité, à la pureté de l'âme, à la désincarnation...qui s'en occupe?
 -Ca, ça n'est pas l'après-vie, mais l'avant-vie. Quand on est capable d'avoir un corps, on fait tout pour le garder ou le récupérer. Le seul problème avec les corps, c'est qu'il n'y en a pas pour tout le monde, alors pour partager la pénurie, j'ai inventé la mort.
 -Et vous avez renoncé à vous incarner pour ne pas priver l'humanité de ces ressources en vie, c'est ça?
 -Hmm...Non, à vrai dire. Je n'ai jamais réussi à m'incarner. Une anomalie de naissance je suppose...J'ai réussi à compenser un peu en développant mon âme au maximum de ses ressources. C'est inédit dans l'histoire : je suis un surdoué de la désincarnation et je me rends utile comme je peux. Mais j'ai si peu de visites...
 -C'est étrange. Pourquoi?
 -Parce qu'on n'est pas sûr que ça ne soit pas contagieux...
 -Ah, et bien je crois qu'on va vous laisser...On priera pour vous.
 -Sait-on jamais, peut-être quelqu'un vous entendra-t-il...
 
 

 

  à compter du 6 octobre 2002