21 septembre 2002


     Retrouver Yann, il n'y avait pas d'autre solution...

     Je me stationnais devant l'antique porte de bois cloutée qui se faisait oublier dans une ruelle serrée de la Médina. Mes mains moites délavaient les chiffres et les mots jetés sur ce morceau de feuille d'écolier. Une adresse, une rue et un numéro, servaient à peine d'indice dans ce vieux monde sans écriteaux où la mémoire portait le nom des lieux comme elle portait Dieu. A cette heure de la matinée, le soleil se dépêchait d'emporter dans ses hauteurs l'eau jetée par seaux dans les veines de la ville qui prennait son bain quotidien. Frapper à la porte, peut-être...Pourquoi pas? L'enfant qui m'avait conduit repartait déjà sans oser jauger devant mon regard la piècette qui retribuait sa course.

     Je frappe.

     Le bois gobe mon son. Je refrappe : son coffre l'éteint et l'oublie.

     Je ne frappais plus, mais il me fallait entrer et j'eus l'idée maline de déposer le billet manuscrit où figurait l'adresse sous la porte, ne laissant dépasser qu'une oreille de mon côté. L'autre s'étant faite tirer, une main noire sans visage m'ouvrit sur une ombre fraîche.

     J'entrais prestement et je suivis entre des murs de pierres nues mon guide silencieux. A la seconde porte, je débarquais dans une petite pièce où les tapis se supperposaient comme si l'un voulait manger l'autre. Mon hôte me fit signe de m'asseoir face à un petit personnage à l'occidentalité reniée dans des habits d'or :

 -alors comme ça vous voulez tuer votre mari?
 -tuer mon mari? Certainement pas. Je veux le retrouver au contraire.
 -c'est bien la première fois que j'entends une idiotie pareille. On a du mal vous renseigner sur mon compte...
 -en fait, ça n'est pas mon mari : c'est un homme que je n'ai jamais vu...
 -ouf, vous me rassurez! Alors c'est tout à fait différent.

     Le diable d'homme avait du être échaudé du mariage par quelque matrone et avait prêté serment à l'humanité d'essayer de la débarrasser de ce fardeau. Il avait construit sa morale de fripouille d'une longue vie d'humiliations et de frustrations, et considérant que sa femme n'était ni plus heureuse ni plus mauvaise que lui, il s'était tenu éloigné de toute forme de mysogynie ou de rancune personnelle et avait choisi le mariage pour ennemi. Il avait bien sur commencé par tuer sa propre épouse, mais s'en était longtemps excusé avec sincérité et vivait habité du regret qu'elle aurait pu être assez inspirée pour le tuer lui.

 -pourquoi ne pas faire en sorte que les gens divorcent dans ce cas?
Il soupira et secoua la tête :
 -ça laisse des cicatrices...

     A l'évidence, le gros bonhomme savait de quoi il parlait.

 -et pour mon homme? Considérant bien sur qu'on ne se mariera jamais...

     Je me pris d'une sympathie immédiate pour ce personnage jovial qui gérait sa boutique de mort avec la même incorruptibilité qu'on le voudrait d'un centre des impôts. En quelques mots, je lui racontais ma rencontre avec Yann sur les lignes d'internet, nos échanges savoureux au clavier, nos élans de sensualité, nos promesses d'amour et...ses visites. Il m'écoutait comme un enfant savoure son conte du soir, lapant un thé brulant où la menthe se noyait sans résistance. Soudain, il se redressa :

 -tout doux. Votre refrain, je le connais : amour, mots d'amour, visites et...mariage.! Ne vous croyez pas surhumaine. Vous teniez un filon en or avec cette liaison virtuelle. D'ailleurs, je pense que je vais joindre cette possibilité en option au meurtre de l'époux. En extra évidemment, pas à la place...Vous avez bêtement gâché votre potentiel avec cette idée de visite et je ne vous félicite pas. Je suppose qu'il vous a sorti le grand jeu pour vous attirer : bons restaurants, fleurs, cadeaux, week-end au soleil...
 -rien de tout cela. Il ne voulait pas me voir. Mes mots d'amour, il me semblait qu'il avait le don de les consommer comme ça, sans assaisonnement si je puis dire...
 -drôle d'homme...
 -c'est ce que je pense aussi et c'est pourquoi j'ai insisté
 -fichtre, les femmes ont bien changé depuis mon départ de France. Et comment avez-vous fait pour finir par le rencontrer?
 -simple : j'ai renoncé à le voir.

     Le curieux petit bonhomme n'y comprennait plus rien et repoussa son breuvage suspect de lui brouiller la cervelle :

 -faut savoir ma petite dame : ou il vous a rendu visite, ou il ne vous a pas rendu visite ou vous vous foutez de ma gueule...
 -ou on s'est rencontré sans se voir...Dans un noir à faire fuir un fantôme. Et c'est ce qui s'est passé.

     La version inattendue de ces histoires d'amour qu'il ne connaissaît que trop l'intrigua et il se cala à nouveau à l'arrière de son petit fauteuil élimé de sa paresse. Yann acceptait de me rencontrer, mais ne voulait pas me voir. L'intrigue, pour moi aussi, restait entière et je dois dire que je ne cherchais pas une minute à en savoir davantage. Peu importe : j'oubliais que j'avais des yeux. J'aimais les nuits à la Lune peureuse et je trouvais toujours quelqu'un pour me décrocher les étoiles qui osaient briller de leur oeil clignant.
Mon hôté n'était pas contre un peu d'amour, à condition que ce soit par dose homéopathique et qu'il n'en sentit les effets que de manière incertaine. Taquin, il se risqua :

 -il doit être très laid cet homme...

     Mais Yann m'offrait un beau visage sous mes doigts explorateurs qui en demandaient bien plus que ne l'aurait fait mon regard habitué à tout, et surtout à ne plus s'interroger.

 -écoutez, ce que je vous propose est très simple : lui et moi nous sommes rencontrés deux fois, une fois dans un mirador d'une forêt de sable, et une fois dans l'antre d'une grotte de calcaire dans des lieux qu'il m'avait décrit dans un de ses mail. Deux fois et pour deux nuits. Bien avant le réveil du soleil, il est parti à chaque fois. Le dernier rendez-vous date de plus d'un mois, et maintenant, je veux le retrouver. Le problème, c'est que nos adresses électroniques ont disparu parce qu'apparemment le serveur a fait faillite et qu'on ne sait plus du tout où est l'autre. Ne me demandez pas son domicile, son travail, son téléphone ou sa famille : je n'en sais rien. Je n'ai qu'un prénom emprunté sans doute à l'inspiration du jour où on s'est trouvé.

 -voilà une situation bien étrange mais qui m'intéresse au plus haut point. J'accepte votre affaire et je ne vous demande qu'une chose en échange : quand je l'aurai retrouvé, vous signerez tous deux de votre sang ce pacte d'engagement au célibat définitif.

     Ca m'allait fort bien et j'aurai volontiers prolongé ce serment pour toutes les vies à venir. Par contre, je m'inquiétais que mon hôte ne tienne pas la réputation de magicien qu'on m'en avait fait et que, piètre sorcier aux pouvoirs d'herboriste empoisonneur, il ne veuille faire son apprentissage de mage sur le compte d'un homme qu'il croyait volage. Il lustra son petit crâne rose de la manche de son vêtement ample et feignit un air très inspiré :

 -écoutez, j'ai un plan. Je vais poster deux de mes hommes dans les endroits où vous vous êtes retrouvés parce que c'est forcément là qu'il retournera.
 -pas la peine, ces endroits...n'existent plus
 -comment ça, n'existent plus? Le mirador?
 -disparu!
 -et la grotte? Vous n'allez tout de même pas me dire que la grotte...
 -disparue, elle aussi.

     Disparue. Et à la place du mirador, il n'y avait pas le bois du mirador, l'herbe tassée par la construction ; et à la place de la grotte, il n'y avait pas une grotte comblée ou un filet de lumière qui passe encore. Il n'y avait rien : les lieux avaient sereinement rangé les nids qui nous avaient accueillis de si bonne humeur.
     Je me sentais un peu stupide, mais me forçais à regarder mon interlocuteur en face, l'oeil limpide et franc. La folie, je la connaissais, elle m'avait à un moment prise et à d'autres, c'est moi qui en avait réclamé un morceau et je connaissais sa saveur musquée qui ne se dégage pas facilement de ceux qu'elle a habités. Là, il s'agissait simplement d'un réel un peu capricieux qui avait estimé pour deux nuits qu'il n'était pas indispensable d'être obéissant à la routine pour exister. Je ne voyais vraiment pas le problème.

     Charles s'en était pris aux feuilles de menthe qu'il machonnait comme s'il allait en sortir un breuvage d'inspiration capable de ventiler son antre cérébrale. Je savais que le temps jouait en ma faveur et je le laissais passer sans mot dire et sans lui trouver de lourdeur. L'homme digérait mon histoire et je lui souhaitais silencieusement d'y trouver bon appétit. Soudain, il se leva avec un empressement dont je ne l'aurais pas pensé capable :

 -suivez-moi...
 -où allons-nous?
 -rêver. J'ai réfléchi : il n'y a pas d'autre solution.

     Et il me promena dans le labyrinthe secret de son habitation. J'eus à peine le temps de me faire la remarque que quelque chose clochait dans le rapport d'échelle entre l'immensité de l'intérieur et les petites dimensions de la façade que je débarquais dans ce qui aurait pu constituer une bonne reproduction de la caverne d'Ali Baba : j'en conclu après un rapide tour d'horizon que tout ce qui brillait devait être d'or et ce qui foulait nos pieds de soie ou de laine des montagnes, mais je me refusais à me prendre à une admiration dispersante. Il me fallait retrouver Yann.
     Mon petit homme se mit à soulever un à un les tapis d'orient empilés partout où il n'y avait pas autre chose et enfin il extirpa un spécimen qui ne me semblait pas porter de particularité. Il le souleva à la verticale à ma hauteur et se montra bien satisfait de sa trouvaille :

 -c'est tout à fait ce qu'il vous faut. Il vous ira très bien
 -voyons, vous n'êtes tout de même pas en train d'essayer de me vendre un tapis?
 -pas le moins du monde. Disons que pour votre confort personnel, ce sera votre instrument de rêve ; votre monture en quelque sorte. Tant qu'à dormir, autant le faire avec un minimum de classe et de confort. Peut-être serez-vous capable de trouver Yann dans le monde dans lequel vous l'avez rencontré, celui du rêve. Mais je dois vous prévenir que ça n'est pas donné à tout le monde...
 -hmm...je vous assure que toute cette histoire n'est pas un rêve. Tenez, j'ai fait des tirages des lettres qu'il m'a envoyé et je conserve séchée entre les pages de mon livre préféré une fleur des champs qu'il m'avait emporté. Tout cela était réel.
 -je n'en doute pas, mais ça ne l'est plus. En tout cas, vos réalités n'ont plus de quoi se croiser. Dans cet univers-là, il y a trop de monde, autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Par contre, il ne tient qu'à vous de vous en fabriquer un sur mesure et s'il vous plait de n'y placer que vous et lui, il y a peu de chance pour que quelqu'un y voit une objection et vous incommode. Ca arrive bien sur, mais comme vous êtes nouvelle dans le métier, c'est peu probable.

     Me voila apprentie rêveuse en voyage sur un tapis lourd qui n'avait aucune chance de voler vers les pays lointains où mon amoureux fugitif se promenait. Mon maître me murmura que les hommes naissaient avec quelques exemples de rêves dans la tête, quelques décors de base et un petit nombre de co-rêveurs. Plus un stock d'images préfabriquées, et une valise d'objets usuels. C'est l'option standard, un cadeau de l'Eternel. Les plus paresseux et les moins doués s'en contentent ; ceux qui ont quelques talents composent des variations et apportent leur propre matériel, mais ne le savent pas. Seuls les initiés sont capables de mener une double vie, une ici, une là-bas, ou plutôt dans un autre là-bas.

 -ça signifie que Yann doit se fabriquer le même monde pour qu'on s'y rencontre? Peu probable...
 -pas du tout. J'imagine qu'il doit rêver au hasard comme un pauvre malheureux et flotter dans un univers d'emprunt dont il ne demande qu'à sortir. Si vous criez assez fort...ou parlez assez doux, il vous entendra...
 -je comprends...Et alors maintenant, qu'est-ce qu'on fait?
 -c'est évident : vous dormez.
Et dépêchez-vous parce que dans l'autre émisphère, c'est bientôt l'heure du réveil et l'amour n'attend pas.
 -et vous? Je suppose que vous êtes le veilleur des rêves et que vous allez me guider...
 -pas du tout. Moi, je vais m'efforcer de rester réveillé en buvant un bon thé à la menthe. Vous comprennez, je suis trop curieux, et si je dors, je risque de regarder par le trou de la serrure...

 

  à compter du 21 septembre