Un
petit recoin sans angles francs ni arrondis décidés profitait
sans doute des morceaux d'espace qui traînaient dans l'aéroport
et dont personne n'avait voulu. Les surfaces se donnaient dans leur nudité
sans couleur, n'ayant songées à se faire belles. Déconcertée,
je regardais de toutes parts, alors qu'il n'y avait rien à voir
nulle part. Il s'en fit de peu d'attente, et l'assemblage se mit en mouvement
pressé : un ascenseur. Il devint obscur pour sa descente qui durait
et s'accélérait à en devenir effrayante.
-où va-t-on
dans cette boite?
-au centre du monde.
Milieu,
centre...Décidément, la rotondité de notre planète
avait inspiré nos descendants.
-il n'y a qu'un centre
du monde, alors vous comprenez c'est pratique, on ne se perd pas...
Enfin,
nous débarquions dans la lumière. Mes réflexes étant
rodés, je poussais mon bagage incongru ici : je n'avais pas l'intention
de m'installer. Les salles n'étaient pas douillettes, mais j'y
reconnaissais des pièces organisées à la géométrie
rassurante, des gens affairés au travail. Ma foi, que les bureaux
poussent dans les racines de la Terre au lieu de poursuivre leur conquête
du ciel ne m'étonnait pas outre mesure : la mode s'en était
prise aux sous-sol à mon époque natale. Nous poursuivions
notre course et mon guide se stationna devant une forme recouverte d'un
linceul blanc qu'il tira d'un geste triomphant :
-ceci doit vous appartenir...
Le
translateur! Je l'avais abandonné dans un désert sous sa
fumée noire d'agonie sans pouvoir en extirper mon journal de bord.
-pas facile à
raccommoder cette machine...C'est pire que les horloges suisses à
remontoir.
Soyez certaine que vous repartirez d'où vous venez, mais
pas ailleurs : on a bridé le translateur et il vous conduira
aussi sûrement qu'un chien d'aveugle dans votre salon et à
votre époque d'attribution. Maintenant suivez-moi, je vais vous
expliquer quelle est notre mission...et la votre.
Heureusement,
la tradition d'offrir un verre à son invité ne s'était
pas perdue. On restait seuls : à l'évidence je n'intéressais
personne.
-je vous ai dressé
les grandes lignes de notre projet "la fin des guerres", mais
il y a une question que vous avez oublié de me poser...
-une? Je crois qu'il y en a des tonnes à poser...
-une seule fondamentale. Le reste, c'est du bavardage. Vous ne vous
demandez pas pourquoi on veut supprimer les guerres?
-pourquoi on veut supprimer les guerres? Mais diable, on a toujours
voulu supprimer les guerres...
-pas du tout. Si on avait voulu les supprimer, ce serait fait depuis
longtemps. Chaque époque avait sa solution. C'est d'ailleurs un
sujet récurent au bac :" imaginez une stratégie originale
pour enrayer les guerres au Moyen-âge, au 19ème siècle...".
C'est un exercice de training intellectuel qu'on enseigne dés le
plus jeune âge ; avec le temps, les élèves deviennent
plus inventifs mais de toutes façons, le sujet est intarissable
et le nombre de solutions n'est pas arrêté. Vous voyez, ici,
on sauve le monde à retardement...On décerne même
chaque année à l'issu d'un concourt un prix Nobel de la
paix posthume pour chaque époque. Posthume pour la planète
bien sur, mais c'est comme ça. On donne une éducation à
la paix comme vous avez éduqué à la guerre.
-mais l'humanité n'a jamais voulu la guerre...
-hum, admettons. Mais vous n'avez jamais voulu la paix : vous n'en
aviez pas besoin, le problème est là. La paix est un luxe
pour les peuples, pas une nécessité. C'est encore plus vrai
si vous pensez à l'échelle de l'humanité parce que
pour elle, une guerre, quelques guerres ne changent rien. Considérez
les fourmis : qu'est-ce qui est important pour elles, la survie de chacune?
Celle de la fourmilière? Même pas...Chaque fourmis sait sans
doute qu'il y en aura toujours assez sur la planète, quoi qu'il
arrive et ça les rassure. La grégarité, l'instinct
de groupe est le pire ennemie de la paix.
-si je vous suis, vous êtes en train de me dire que la mondialisation
telle qu'on la construisait au vingtéunième siècle,
c'était une mise en place d'une solidarité artificielle
mortifère.
-c'est un peu ça : à l'échelle d'un pays, une
guerre ça se tolère. C'est quelques millions de morts, on
s'en remet. Quand l'humanité a commencé à prendre
conscience d'elle dans l'unité de l'espèce, on n'était
plus à quelques milliards près...A ce niveau-là,
on ne gère plus les choses avec précision : une erreur de
virgule et on ne retrouvera même plus un Adam et une Eve pour se
remettre à l'ouvrage.
Plus
à quelques milliards près...
La
leçon des fourmis...Pourquoi se priver de mourir si on peut le
faire sans déranger personne. Après tout, c'est vrai, si
ça les avait intéressées de vivre, elles se seraient
débrouillées pour qu'on ne les piétine pas d'un coup
de semelle. Mais elles s'en foutent. Nous aussi. Les morts sont pleurés
pour le spectacle, la vie continue et si elle est éternelle, rien
d'autre n'a d'importance. Peut-être est-ce pour ça que les
dinosaures fascinent : ils ont quitté le navire, l'arche de Noé
et on leur en veut un peu. On aimerait les voir se bouffer entre eux ;
là, tout serait normal.
La nuit avançait sans doute : peut-être
qu'un avion était parti au hasard avec quelques passagers barbares
les uns aux autres, apaisés de leur solitude pacifique. Je songeais
à tous les mondes que j'avais traversés et cru connaître
pour en avoir regardé les paysages, scruté les carcasses
des villes, compté les pieds et les mains de leurs habitants. Je
n'avais rien su, rien vu, rien vécu si ce n'est traquer des ressemblances
pour gagner la certitude qu'on ne c'était pas trop égaré
dans notre destin.
Mon estomac fit entendre ses résonances
et mon hôte s'excusa avec sincérité de son manque
d'hospitalité. Il ne bougea pas et, dans les minutes qui suivirent,
un grand type m'apporta un sandwich chaud aux odeurs étonnantes
de cuisine. Je l'ouvrai dans ma perplexité prudente sous le rire
franc de mon compagnon :
-poulet. A deux pattes
et deux ailes. Vous vous attendiez peut-être à ce qu'on les
fasse pousser directement dans des boites de conserve sous perfusion de
sérum nutritif? A la limite, on saurait faire, mais il y a une
donnée que vos futurologues n'ont jamais prise en compte...
-et laquelle?
-c'est que les poulets ont plus de capacité à évoluer
que les humains et leur estomac. Ils attendent donc sagement que la susceptibilité
de notre organisme s'estompe, et après, ils ont promis qu'ils perdront
gentiment leurs plumes et leurs moignons d'aile.
Vous savez, le temps passe moins vite ici depuis qu'on n'est même
plus sur de mourir à court terme. C'est finalement la mort qui
oblige à vivre. La paix autorise à l'attente.
Il m'entraîna dans la grande pièce aux allures de garage
de station service et me présenta un grand coffre :
-nos ordinateurs...
J'étais
tenté de lui dire qu'on avait eu les mêmes à la fin
de la seconde guerre mondiale, mais je n'oubliai pas que ces individus
avaient réanimé mon translateur :
-ils sont...plein de
fils, pleins d'écrans, plein de claviers...et ils prennent plein
de place. Ces choses-là me semblaient en voie de disparition...
-ellels l'étaient.
Mais maintenant, disons que ce sont leurs successeurs qui ont disparu
avec la guerre de 2099. On bricole des machines anachroniques et hybrides
avec ce qui nous reste, c'est le problème. Le projet est simple
: les aéroports du milieu du monde, c'est moi qui les ai inventés.
Ca a complètement supprimé les attentats puisqu'ils n'appartiennent
à personne, ne sont sur les terres d'aucune nation, et surtout,
ils sélectionnent une palette de passagers la plus hétéroclite
qu'on puisse imaginer. D'où le contrôle des papiers : dans
chaque avion, il faut un Catholique, un Musulman, un Juif...un Noir, un
Blanc...autant d'hommes de femmes et d'enfants, de riches, de pauvres...
-j'avoue que c'est assez génial. Mais qu'en pensent les gens?
-mais rien justement. Personne ne leur a dit. Depuis les attentats
de septembre 2001, ils acceptent n'importe quel contrôle et on répond
aux rares questions en disant que nos critères sont top secrets.
Comment voulez-vous que les gens se rendent compte que leur point commun
est justement de ne pas en avoir?
-je comprends. Mais pourquoi m'avez-vous entraîné ici?
-parce que nous avons besoin de vous. Ou plutôt, nous avons
besoin...que vous fassiez les courses pour nous. Cette guerre a tout détruit.
-il ne m'a pourtant pas semblé...
-parce qu'il n'y a rien à voir. Pas de squelette d'habitations
ou si peu. Mais il y a eu un crime mondial contre l'électronique
et l'informatique. Après tout, ce sont eux qui font la guerre,
pas nous.
Les
techniciens ne songeaient pas à lever la tête pour attraper
des bribes de cette conversation insolite. Sans espoir sans doute en référence
à leur langue hermétiquement close à celle-là,
sans hasard..Voici donc un garage à ordinateurs! Drôle de
spectacle où l'on s'affrétait autour de ces cerveaux artificiels
avec une clé à molette et une pipette à huile. Il
me semblait aussi improbable qu'ils puissent faire calculer la bête
que faire parler la marionnette de bois de Pinnochio.
-sale affaire, mais ne comptez pas sur moi pour vous livrer en exclusivité
de quoi requinquer votre arsenal de destruction.
Les
rides soucieuses de l'homme s'approfondirent. L'humanité l'avait
déçu depuis longtemps : il n'espérait plus la sauver,
juste la faire durer un peu plus longtemps.
-vous n'y êtes
pas du tout. On cherche à fabriquer une machine à paix
-?!?
-Un générateur aléatoire de langues. Les humains
ne savent pas faire, ils sèchent très vite après
quelques inventions de variations, quelques mixages intercontinentaux.
Un ordinateur saura fabriquer de l'inédit, quelque chose d'intraduisible.
Je ne sais pas : peut-être un code entièrement lié
à des sensations et dénué de concepts, un autre entièrement
conceptuel dénué d'objets, un autre où les seuls
référents seraient les couleurs... Et à chacun s'ouvrirait
un univers rien qu'à lui, séparé par l'infini des
autres. Allez donc concocter une guerre avec ça.
-le rêve du futur serait donc d'engendrer un autisme mondial...
-le vôtre est de tenir le plus longtemps une psychose internationale.
Au point où on en est, c'est ça ou rien.
Je poursuis mon idée : on sépare les enfants à la
naissance de leur famille. Disons qu'on mêle deux ou trois fratries
ensemble qui se verront enseignées leur langue...maternelle par
l'ordinateur. A l'âge où ils deviennent autonomes, ils réintègrent
la société civile avec l'éducation qu'on leur en
aura donné. Il n'est même pas sur qu'ils puissent se voir
mutuellement, et en tout cas, pas se reconnaître comme des semblables
: ils auront le monde pour eux, chacun se sentira sur une île déserte.
-drôle de paradis...Mais qu'est-ce qui vous fait croire que
je vais vous aider?
-2099, c'est tout. La grande guerre, comptez... Vous verrez bien
si vous vous sentez concernée. Votre translateur est prêt
: désormais, il ne connaît plus que deux dates, 2002 et 2119.
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