Août 2119, là où je suis.

Deuxième partie


     Un petit recoin sans angles francs ni arrondis décidés profitait sans doute des morceaux d'espace qui traînaient dans l'aéroport et dont personne n'avait voulu. Les surfaces se donnaient dans leur nudité sans couleur, n'ayant songées à se faire belles. Déconcertée, je regardais de toutes parts, alors qu'il n'y avait rien à voir nulle part. Il s'en fit de peu d'attente, et l'assemblage se mit en mouvement pressé : un ascenseur. Il devint obscur pour sa descente qui durait et s'accélérait à en devenir effrayante.

 -où va-t-on dans cette boite?
 -au centre du monde.

     Milieu, centre...Décidément, la rotondité de notre planète avait inspiré nos descendants.

 -il n'y a qu'un centre du monde, alors vous comprenez c'est pratique, on ne se perd pas...

     Enfin, nous débarquions dans la lumière. Mes réflexes étant rodés, je poussais mon bagage incongru ici : je n'avais pas l'intention de m'installer. Les salles n'étaient pas douillettes, mais j'y reconnaissais des pièces organisées à la géométrie rassurante, des gens affairés au travail. Ma foi, que les bureaux poussent dans les racines de la Terre au lieu de poursuivre leur conquête du ciel ne m'étonnait pas outre mesure : la mode s'en était prise aux sous-sol à mon époque natale. Nous poursuivions notre course et mon guide se stationna devant une forme recouverte d'un linceul blanc qu'il tira d'un geste triomphant :

 -ceci doit vous appartenir...

     Le translateur! Je l'avais abandonné dans un désert sous sa fumée noire d'agonie sans pouvoir en extirper mon journal de bord.

 -pas facile à raccommoder cette machine...C'est pire que les horloges suisses à remontoir.
  Soyez certaine que vous repartirez d'où vous venez, mais pas ailleurs : on a bridé le translateur et il vous conduira aussi sûrement qu'un chien d'aveugle dans votre salon et à votre époque d'attribution. Maintenant suivez-moi, je vais vous expliquer quelle est notre mission...et la votre.

     Heureusement, la tradition d'offrir un verre à son invité ne s'était pas perdue. On restait seuls : à l'évidence je n'intéressais personne.

 -je vous ai dressé les grandes lignes de notre projet "la fin des guerres", mais il y a une question que vous avez oublié de me poser...
 -une? Je crois qu'il y en a des tonnes à poser...
 -une seule fondamentale. Le reste, c'est du bavardage. Vous ne vous demandez pas pourquoi on veut supprimer les guerres?
 -pourquoi on veut supprimer les guerres? Mais diable, on a toujours voulu supprimer les guerres...
 -pas du tout. Si on avait voulu les supprimer, ce serait fait depuis longtemps. Chaque époque avait sa solution. C'est d'ailleurs un sujet récurent au bac :" imaginez une stratégie originale pour enrayer les guerres au Moyen-âge, au 19ème siècle...". C'est un exercice de training intellectuel qu'on enseigne dés le plus jeune âge ; avec le temps, les élèves deviennent plus inventifs mais de toutes façons, le sujet est intarissable et le nombre de solutions n'est pas arrêté. Vous voyez, ici, on sauve le monde à retardement...On décerne même chaque année à l'issu d'un concourt un prix Nobel de la paix posthume pour chaque époque. Posthume pour la planète bien sur, mais c'est comme ça. On donne une éducation à la paix comme vous avez éduqué à la guerre.
 -mais l'humanité n'a jamais voulu la guerre...
 -hum, admettons. Mais vous n'avez jamais voulu la paix : vous n'en aviez pas besoin, le problème est là. La paix est un luxe pour les peuples, pas une nécessité. C'est encore plus vrai si vous pensez à l'échelle de l'humanité parce que pour elle, une guerre, quelques guerres ne changent rien. Considérez les fourmis : qu'est-ce qui est important pour elles, la survie de chacune? Celle de la fourmilière? Même pas...Chaque fourmis sait sans doute qu'il y en aura toujours assez sur la planète, quoi qu'il arrive et ça les rassure. La grégarité, l'instinct de groupe est le pire ennemie de la paix.
 -si je vous suis, vous êtes en train de me dire que la mondialisation telle qu'on la construisait au vingtéunième siècle, c'était une mise en place d'une solidarité artificielle mortifère.
 -c'est un peu ça : à l'échelle d'un pays, une guerre ça se tolère. C'est quelques millions de morts, on s'en remet. Quand l'humanité a commencé à prendre conscience d'elle dans l'unité de l'espèce, on n'était plus à quelques milliards près...A ce niveau-là, on ne gère plus les choses avec précision : une erreur de virgule et on ne retrouvera même plus un Adam et une Eve pour se remettre à l'ouvrage.

     Plus à quelques milliards près...

     La leçon des fourmis...Pourquoi se priver de mourir si on peut le faire sans déranger personne. Après tout, c'est vrai, si ça les avait intéressées de vivre, elles se seraient débrouillées pour qu'on ne les piétine pas d'un coup de semelle. Mais elles s'en foutent. Nous aussi. Les morts sont pleurés pour le spectacle, la vie continue et si elle est éternelle, rien d'autre n'a d'importance. Peut-être est-ce pour ça que les dinosaures fascinent : ils ont quitté le navire, l'arche de Noé et on leur en veut un peu. On aimerait les voir se bouffer entre eux ; là, tout serait normal.

     La nuit avançait sans doute : peut-être qu'un avion était parti au hasard avec quelques passagers barbares les uns aux autres, apaisés de leur solitude pacifique. Je songeais à tous les mondes que j'avais traversés et cru connaître pour en avoir regardé les paysages, scruté les carcasses des villes, compté les pieds et les mains de leurs habitants. Je n'avais rien su, rien vu, rien vécu si ce n'est traquer des ressemblances pour gagner la certitude qu'on ne c'était pas trop égaré dans notre destin.
     Mon estomac fit entendre ses résonances et mon hôte s'excusa avec sincérité de son manque d'hospitalité. Il ne bougea pas et, dans les minutes qui suivirent, un grand type m'apporta un sandwich chaud aux odeurs étonnantes de cuisine. Je l'ouvrai dans ma perplexité prudente sous le rire franc de mon compagnon :

 -poulet. A deux pattes et deux ailes. Vous vous attendiez peut-être à ce qu'on les fasse pousser directement dans des boites de conserve sous perfusion de sérum nutritif? A la limite, on saurait faire, mais il y a une donnée que vos futurologues n'ont jamais prise en compte...
 -et laquelle?
 -c'est que les poulets ont plus de capacité à évoluer que les humains et leur estomac. Ils attendent donc sagement que la susceptibilité de notre organisme s'estompe, et après, ils ont promis qu'ils perdront gentiment leurs plumes et leurs moignons d'aile.
Vous savez, le temps passe moins vite ici depuis qu'on n'est même plus sur de mourir à court terme. C'est finalement la mort qui oblige à vivre. La paix autorise à l'attente.
Il m'entraîna dans la grande pièce aux allures de garage de station service et me présenta un grand coffre :

 -nos ordinateurs...

     J'étais tenté de lui dire qu'on avait eu les mêmes à la fin de la seconde guerre mondiale, mais je n'oubliai pas que ces individus avaient réanimé mon translateur :

 -ils sont...plein de fils, pleins d'écrans, plein de claviers...et ils prennent plein de place. Ces choses-là me semblaient en voie de disparition...
 -elle
ls l'étaient. Mais maintenant, disons que ce sont leurs successeurs qui ont disparu avec la guerre de 2099. On bricole des machines anachroniques et hybrides avec ce qui nous reste, c'est le problème. Le projet est simple : les aéroports du milieu du monde, c'est moi qui les ai inventés. Ca a complètement supprimé les attentats puisqu'ils n'appartiennent à personne, ne sont sur les terres d'aucune nation, et surtout, ils sélectionnent une palette de passagers la plus hétéroclite qu'on puisse imaginer. D'où le contrôle des papiers : dans chaque avion, il faut un Catholique, un Musulman, un Juif...un Noir, un Blanc...autant d'hommes de femmes et d'enfants, de riches, de pauvres...
 -j'avoue que c'est assez génial. Mais qu'en pensent les gens?
 -mais rien justement. Personne ne leur a dit. Depuis les attentats de septembre 2001, ils acceptent n'importe quel contrôle et on répond aux rares questions en disant que nos critères sont top secrets. Comment voulez-vous que les gens se rendent compte que leur point commun est justement de ne pas en avoir?
 -je comprends. Mais pourquoi m'avez-vous entraîné ici?
 -parce que nous avons besoin de vous. Ou plutôt, nous avons besoin...que vous fassiez les courses pour nous. Cette guerre a tout détruit.
 -il ne m'a pourtant pas semblé...
 -parce qu'il n'y a rien à voir. Pas de squelette d'habitations ou si peu. Mais il y a eu un crime mondial contre l'électronique et l'informatique. Après tout, ce sont eux qui font la guerre, pas nous.

     Les techniciens ne songeaient pas à lever la tête pour attraper des bribes de cette conversation insolite. Sans espoir sans doute en référence à leur langue hermétiquement close à celle-là, sans hasard..Voici donc un garage à ordinateurs! Drôle de spectacle où l'on s'affrétait autour de ces cerveaux artificiels avec une clé à molette et une pipette à huile. Il me semblait aussi improbable qu'ils puissent faire calculer la bête que faire parler la marionnette de bois de Pinnochio.

 -sale affaire, mais ne comptez pas sur moi pour vous livrer en exclusivité de quoi requinquer votre arsenal de destruction.

     Les rides soucieuses de l'homme s'approfondirent. L'humanité l'avait déçu depuis longtemps : il n'espérait plus la sauver, juste la faire durer un peu plus longtemps.

 -vous n'y êtes pas du tout. On cherche à fabriquer une machine à paix
 -?!?
 -Un générateur aléatoire de langues. Les humains ne savent pas faire, ils sèchent très vite après quelques inventions de variations, quelques mixages intercontinentaux. Un ordinateur saura fabriquer de l'inédit, quelque chose d'intraduisible. Je ne sais pas : peut-être un code entièrement lié à des sensations et dénué de concepts, un autre entièrement conceptuel dénué d'objets, un autre où les seuls référents seraient les couleurs... Et à chacun s'ouvrirait un univers rien qu'à lui, séparé par l'infini des autres. Allez donc concocter une guerre avec ça.
 -le rêve du futur serait donc d'engendrer un autisme mondial...
 -le vôtre est de tenir le plus longtemps une psychose internationale. Au point où on en est, c'est ça ou rien.
Je poursuis mon idée : on sépare les enfants à la naissance de leur famille. Disons qu'on mêle deux ou trois fratries ensemble qui se verront enseignées leur langue...maternelle par l'ordinateur. A l'âge où ils deviennent autonomes, ils réintègrent la société civile avec l'éducation qu'on leur en aura donné. Il n'est même pas sur qu'ils puissent se voir mutuellement, et en tout cas, pas se reconnaître comme des semblables : ils auront le monde pour eux, chacun se sentira sur une île déserte.
 -drôle de paradis...Mais qu'est-ce qui vous fait croire que je vais vous aider?
 -2099, c'est tout. La grande guerre, comptez... Vous verrez bien si vous vous sentez concernée. Votre translateur est prêt : désormais, il ne connaît plus que deux dates, 2002 et 2119.

 


 

à compter du 5 septembre 2002