Les attentes sont du temps que
le jour concède aux rêves. Dans la longue file d'attente
de l'enregistrement des bagages de l'aéroport, le passager qui
me suivait grognait en me poussant vers l'avant :
-si vous n'avancez pas, je vous passe devant...
-mais je vous en prie, passez donc
Combat futile : on prenait le même avion. S'il avait réfléchi,
il aurait économisé un peu de sa hargne occidentale. Il
décide bizarrement de rester à l'arrière et de ne
pas répondre à ce qu'il devait considérer comme une
provocation, trop belle pour être vraie.
Tous les avions
ne partent pas : il y en a qui reviennent et c'était la vocation
de celui-ci. Pour l'occasion, les passagers bigarrés deviennent
des vacanciers en sursis qui en veulent un peu aux ailes de métal
de jouer ce rôle de rabatteur vers les lieux de labeur.
Je pris un
nouveau coup de coude interloqueur et par réflexe, je pousse du
genou ma valise qui s'entrechoque dans celle de devant. Erreur : la file
s'est immobilisée. Mon voisin de derrière sans rancune ni
mémoire de l'incident précédent, entame la conversation
tout content de dénicher une passagère de sa tribu linguistique.
Les présentations sont inutiles, on se sent presque de la même
famille :
-on n'est pas rendu. Ni parti cela dit...
-sans doute une histoire de papiers. Ça va se régler.
Je n'apprécie guère ce genre de conversation de convenance
et d'habillage des temps perdus où ceux qui ne savent rêver
s'égarent dans un vide qui les angoisse. Mon interlocuteur se rapproche
fortement intrigué :
-je me demande d'où vous sortez. Vous savez bien qu'il y
a toujours des histoires de papier, et que ça ne se règle
jamais.
-ah, pourquoi pas?
-pourquoi pas? Mais parce qu'avec ces aéroports du milieu
du monde, en zone neutre, personne ne parle la même langue et qu'il
est donc impossible de se comprendre. Là, il y a un problème
au guichet et c'est le cafouillage complet.
Le milieu du
monde...
Devant, les échanges se prolongent,
mais c'est sans espoir : autant faire communiquer un sourd et un aveugle.
La foule, les foules patientent avec résignation. Les valises rigides
deviennent des sièges convoités qu'on consent à partager
en silence. Le silence...Les quelques bruits sont sans parole.
-alors il est probable que les avions
ne décollent jamais ici...
-ou qu'ils décollent avec quelques passagers à peine.
Mon voisin
de derrière me confie appartenir à l'armée neutre
et commente la situation en précisant que les problèmes
que l'on ne peut résoudre, on les élimine et il me désigne
du menton le contrevenant malgré lui qui se fait déplacer
sans résistance du comptoir d'embarquement. Le mouvement de la
file d'attente reprend dans un semblant d'espoir. Ma perplexité
devient malgré moi sonore :
-mais pourquoi les guichetiers n'apprennent-ils pas les langues
étrangères?
-c'est interdit. Rappelez-vous que les aéroports sont neutres
: pour des raisons d'égalité, aucune langue, aucun style
architectural ne doit prévaloir. Bien sur, c'est le bordel, mais
sinon, c'est la guerre. De toutes façons, un jour ou l'autre, toutes
les langues finiront par être étrangères... Depuis
que la Commission Mondiale a instauré les banques neutres, j'ai
planqué mes quelques économies sous mon matelas, ça
devenait trop compliqué. Mon fils a été tiré
au sort pour faire parti du programme expérimental scolaire. Le
principe de base est simple : aucun élève ne parle la même
langue qu'un autre et il lui est interdit d'en apprendre une. Ça
généraliserait une prévalence, donc une inégalité,
donc une hiérarchisation d'une culture qui risquerait d'en profiter
pour prendre le dessus. Vous connaissez la suite : la grande guerre de
2099...En séparant les hommes les uns des autres et en coupant
toute forme de communication, on a peut-être trouvé la recette
de la paix à l'infinie, par défaut de pouvoir se déclarer
la guerre.
Mes rêves
de voyageuse avaient à contrecoeur cédés la place
à des songeries spéculatives. C'était la première
fois que je m'installais dans le futur, que je l'habitais. Mon translateur
spatio-temporel sur lequel je courrai le temps m'avait permis des clichés
instantanés des époques. Lui défiait le temps, pas
moi : je vieillissais même en retournant dans mon passé et
je continuais donc à vivre avec la frénésie du temps
qui passe pour ceux qui vivent. Ironie du destin : le translateur était
mort avant moi d'une incompatibilité d'humeur avec un futur qui
n'avait pas engendré de pièces détachées à
une espèce métallique sans descendance. Voici donc mon époque
d'adoption, les présentations étaient faites. Je me souvenais
de mon grand-père qui prédisait sans boule de cristal que
nous deviendrions tous des américains obèses mangeurs de
hamburger et ses adieux aux ripostes de Molière et à sa
langue alambiquée mangée par la mondialisation prochaine.
-je suppose que personne ne se
souvient pourquoi la mondialisation a généré un éclatement
des particularismes au lieu d'une homogénéisation...
-l'affaire a quitté le domaine du secret d'Etat depuis longtemps
de toutes façons...Au vingtième siècle, l'équilibre
mondial était assuré par le déséquilibre des
forces militaires. Le bon vieux schéma du jeu des forts et des
faibles, une reproduction à l'échelle technologique d'un
mode de fonctionnement inventé par la Nature qui n'a pas fait preuve
de beaucoup de bonté sur ce coup-là, mais qui s'est bien
débrouillée pour faire perdurer son système inégalitaire.
Que les plus forts fassent savoir qu'ils sont les plus forts et ils resteront
les plus forts. C'est finalement le principe des théologies monothéistes.
On a réépicé la même sauce sur des millénaires...
-alors qu'est-ce qui s'est passé, Dieu est mort en cours
de route?
-non, au contraire, il a fait des petits, il s'est multiplié.
Quand les gens se savent détenir le pouvoir de mort sur les peuples,
ils se prennent pour Dieu et c'est ce qui s'est passé. Avec la
suprématie des armes lourdes des américains, on était
dans un monothéisme militaire et tout allait bien. Puis il y a
eu cette affaire de septembre 2001 : on découvrait qu'on pouvait
tuer et détruire à grande échelle et sans arme, avec
les moyens du monde civil de tous les jours. On s'est mis à devoir
négocier avec des particuliers et plus avec des Etats. La force
et le pouvoir se sont démocratisés en somme : chacun n'a
plus qu'à se servir pour prendre un rôle démiurgique.
-un groupe terroriste organisé, ça n'est tout de même
pas tout le monde et pas à la portée de mon voisin de palier
sans doute.
-vous savez, ça fait longtemps qu'on trouve sur internet
la recette du virus de la grippe espagnole ou d'une forme mutante du paludisme.
La conception est artisanale et vous pouvez marmiter la potion dans le
chaudron en cuivre qui voyait bouillir les confitures translucides de
votre arrière grand-mère. Une fiole dans une nappe d'eau
d'alimentation ou mélangée à de l'engrais d'épandage,
et hop! A force, les américains en ont eu marre de passer du polish
sur leurs missiles millionnaires sous les moqueries du reste du monde
en s'épinglant la médaille en chocolat de la superpuissance
militaire. Ils se retrouvaient à égalité avec l'épicier
du coin.
-la fin du règne du fric et des forts. Je vois...La catastrophe
humanitaire suprême en somme : la seule chose que les humains soient
absolument incapables de gérer. Les bases de la vie sociale et
politique se sont effondrées, plus de repères...Imprévisible.
-au contraire. Si vous réfléchissez, les dirigeants
et les philosophes rêvaient de mondialisation comme on pense une
oeuvre d'art. Les individus n'en ont jamais voulu. J'ai vu des photos
d'habitations en lotissements au vingtième siècle : les
gens de là-bas grappillaient jusqu'à leur dernier sous pour
s'acheter un bout de terrain autour de la maison et qu'est-ce qu'ils en
faisaient au lieu d'en profiter paisiblement?
-ils y établissaient un bataillon de haies d'arbres en rangs
serrés, les petits devant, les grands à l'arrière.
Une vraie forêt vierge.
-exactement. Ensuite, ils isolaient les plafonds, les murs intérieurs
et extérieurs, sans se rendre compte que c'étaient les mêmes!
Les pièces, déjà petites devenaient minuscules. Les
habitations n'avaient plus vocation à être investies, mais
à séparer des autres. Personne n'a pleuré la suppression
des plans de mondialisation : en fait, le peuple avait vocation à
être individualiste.
La noirceur
du soir s'avançait dans le hall de l'aéroport. Je songeais
dans le soulagement de ces repères naturels temporels que le monde
avait l'air de tourner encore rond et j'administrais un coup de genou
indélicat à ma valise qui combla l'espace d'un passager
retiré de la file d'attente. Les entrelacs linguistiques reprirent
dans un climat pacifique : personne ne se comprendrait jamais et l'énervement
était superflu.
-mais où vont ces avions?
-à un des autres milieux du monde, sur une plate forme maritime
sans doute. Le problème avec ces planètes rondes, c'est
qu'il y a plein de milieux, mais avec un peu de chance, ce sera plus proche
de chez vous. Sinon, vous remettez ça : on ne peut pas toujours
gagner du premier coup, c'est une question de chance. Mais vous habitez
où?
Dans un monde moins fou pour un moment encore, mais comment lui dire?
-hum...Si je vous répondais : ailleurs quelque soit le lieu
de destination, est-ce que ça aurait un sens pour vous?
-peut-être. Suivez-moi...
Il m'extirpa du chapelet de passagers avec
l'oeil brillant d'enthousiasme. Les militaires n'avaient jamais aimé
ni voulu faire la guerre, mais ils se sont longtemps plus à l'attendre
et à l'imaginer. Le possible improbable leur convenait. Maintenant,
surveiller la paix quand on savait qu'il n'y avait rien à en faire
les amusait peu et ils se sentaient inutiles ; moins ridicules heureusement
depuis qu'on leur avait permis de rester anonymes derrière des
habits banalisés, sans uniformes ni galons. L'espèce s'éteindrait
bientôt sans que personne ne songe à la protéger.
Mon compagnon improvisé m'embarqua
dans les méandres de l'aéroport et franchit une porte qui
s'ouvrit poliment sous les ordres de la petite clé plate qu'il
inséra avec le geste de l'habitude. Je m'attendais à tout
: il n'y avait rien...
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