Août 2119, là où je suis.

 

  Les attentes sont du temps que le jour concède aux rêves. Dans la longue file d'attente de l'enregistrement des bagages de l'aéroport, le passager qui me suivait grognait en me poussant vers l'avant :
 -si vous n'avancez pas, je vous passe devant...
 -mais je vous en prie, passez donc
Combat futile : on prenait le même avion. S'il avait réfléchi, il aurait économisé un peu de sa hargne occidentale. Il décide bizarrement de rester à l'arrière et de ne pas répondre à ce qu'il devait considérer comme une provocation, trop belle pour être vraie.

     Tous les avions ne partent pas : il y en a qui reviennent et c'était la vocation de celui-ci. Pour l'occasion, les passagers bigarrés deviennent des vacanciers en sursis qui en veulent un peu aux ailes de métal de jouer ce rôle de rabatteur vers les lieux de labeur.

     Je pris un nouveau coup de coude interloqueur et par réflexe, je pousse du genou ma valise qui s'entrechoque dans celle de devant. Erreur : la file s'est immobilisée. Mon voisin de derrière sans rancune ni mémoire de l'incident précédent, entame la conversation tout content de dénicher une passagère de sa tribu linguistique. Les présentations sont inutiles, on se sent presque de la même famille :
 -on n'est pas rendu. Ni parti cela dit...
 -sans doute une histoire de papiers. Ça va se régler.
Je n'apprécie guère ce genre de conversation de convenance et d'habillage des temps perdus où ceux qui ne savent rêver s'égarent dans un vide qui les angoisse. Mon interlocuteur se rapproche fortement intrigué :
 -je me demande d'où vous sortez. Vous savez bien qu'il y a toujours des histoires de papier, et que ça ne se règle jamais.
 -ah, pourquoi pas?
 -pourquoi pas? Mais parce qu'avec ces aéroports du milieu du monde, en zone neutre, personne ne parle la même langue et qu'il est donc impossible de se comprendre. Là, il y a un problème au guichet et c'est le cafouillage complet.

     Le milieu du monde...

     Devant, les échanges se prolongent, mais c'est sans espoir : autant faire communiquer un sourd et un aveugle. La foule, les foules patientent avec résignation. Les valises rigides deviennent des sièges convoités qu'on consent à partager en silence. Le silence...Les quelques bruits sont sans parole.

 -alors il est probable que les avions ne décollent jamais ici...
 -ou qu'ils décollent avec quelques passagers à peine.

     Mon voisin de derrière me confie appartenir à l'armée neutre et commente la situation en précisant que les problèmes que l'on ne peut résoudre, on les élimine et il me désigne du menton le contrevenant malgré lui qui se fait déplacer sans résistance du comptoir d'embarquement. Le mouvement de la file d'attente reprend dans un semblant d'espoir. Ma perplexité devient malgré moi sonore :

 -mais pourquoi les guichetiers n'apprennent-ils pas les langues étrangères?
 -c'est interdit. Rappelez-vous que les aéroports sont neutres : pour des raisons d'égalité, aucune langue, aucun style architectural ne doit prévaloir. Bien sur, c'est le bordel, mais sinon, c'est la guerre. De toutes façons, un jour ou l'autre, toutes les langues finiront par être étrangères... Depuis que la Commission Mondiale a instauré les banques neutres, j'ai planqué mes quelques économies sous mon matelas, ça devenait trop compliqué. Mon fils a été tiré au sort pour faire parti du programme expérimental scolaire. Le principe de base est simple : aucun élève ne parle la même langue qu'un autre et il lui est interdit d'en apprendre une. Ça généraliserait une prévalence, donc une inégalité, donc une hiérarchisation d'une culture qui risquerait d'en profiter pour prendre le dessus. Vous connaissez la suite : la grande guerre de 2099...En séparant les hommes les uns des autres et en coupant toute forme de communication, on a peut-être trouvé la recette de la paix à l'infinie, par défaut de pouvoir se déclarer la guerre.

     Mes rêves de voyageuse avaient à contrecoeur cédés la place à des songeries spéculatives. C'était la première fois que je m'installais dans le futur, que je l'habitais. Mon translateur spatio-temporel sur lequel je courrai le temps m'avait permis des clichés instantanés des époques. Lui défiait le temps, pas moi : je vieillissais même en retournant dans mon passé et je continuais donc à vivre avec la frénésie du temps qui passe pour ceux qui vivent. Ironie du destin : le translateur était mort avant moi d'une incompatibilité d'humeur avec un futur qui n'avait pas engendré de pièces détachées à une espèce métallique sans descendance. Voici donc mon époque d'adoption, les présentations étaient faites. Je me souvenais de mon grand-père qui prédisait sans boule de cristal que nous deviendrions tous des américains obèses mangeurs de hamburger et ses adieux aux ripostes de Molière et à sa langue alambiquée mangée par la mondialisation prochaine.

  -je suppose que personne ne se souvient pourquoi la mondialisation a généré un éclatement des particularismes au lieu d'une homogénéisation...
 -l'affaire a quitté le domaine du secret d'Etat depuis longtemps de toutes façons...Au vingtième siècle, l'équilibre mondial était assuré par le déséquilibre des forces militaires. Le bon vieux schéma du jeu des forts et des faibles, une reproduction à l'échelle technologique d'un mode de fonctionnement inventé par la Nature qui n'a pas fait preuve de beaucoup de bonté sur ce coup-là, mais qui s'est bien débrouillée pour faire perdurer son système inégalitaire. Que les plus forts fassent savoir qu'ils sont les plus forts et ils resteront les plus forts. C'est finalement le principe des théologies monothéistes. On a réépicé la même sauce sur des millénaires...
 -alors qu'est-ce qui s'est passé, Dieu est mort en cours de route?
 -non, au contraire, il a fait des petits, il s'est multiplié. Quand les gens se savent détenir le pouvoir de mort sur les peuples, ils se prennent pour Dieu et c'est ce qui s'est passé. Avec la suprématie des armes lourdes des américains, on était dans un monothéisme militaire et tout allait bien. Puis il y a eu cette affaire de septembre 2001 : on découvrait qu'on pouvait tuer et détruire à grande échelle et sans arme, avec les moyens du monde civil de tous les jours. On s'est mis à devoir négocier avec des particuliers et plus avec des Etats. La force et le pouvoir se sont démocratisés en somme : chacun n'a plus qu'à se servir pour prendre un rôle démiurgique.
 -un groupe terroriste organisé, ça n'est tout de même pas tout le monde et pas à la portée de mon voisin de palier sans doute.
 -vous savez, ça fait longtemps qu'on trouve sur internet la recette du virus de la grippe espagnole ou d'une forme mutante du paludisme. La conception est artisanale et vous pouvez marmiter la potion dans le chaudron en cuivre qui voyait bouillir les confitures translucides de votre arrière grand-mère. Une fiole dans une nappe d'eau d'alimentation ou mélangée à de l'engrais d'épandage, et hop! A force, les américains en ont eu marre de passer du polish sur leurs missiles millionnaires sous les moqueries du reste du monde en s'épinglant la médaille en chocolat de la superpuissance militaire. Ils se retrouvaient à égalité avec l'épicier du coin.
 -la fin du règne du fric et des forts. Je vois...La catastrophe humanitaire suprême en somme : la seule chose que les humains soient absolument incapables de gérer. Les bases de la vie sociale et politique se sont effondrées, plus de repères...Imprévisible.
 -au contraire. Si vous réfléchissez, les dirigeants et les philosophes rêvaient de mondialisation comme on pense une oeuvre d'art. Les individus n'en ont jamais voulu. J'ai vu des photos d'habitations en lotissements au vingtième siècle : les gens de là-bas grappillaient jusqu'à leur dernier sous pour s'acheter un bout de terrain autour de la maison et qu'est-ce qu'ils en faisaient au lieu d'en profiter paisiblement?
 -ils y établissaient un bataillon de haies d'arbres en rangs serrés, les petits devant, les grands à l'arrière. Une vraie forêt vierge.
 -exactement. Ensuite, ils isolaient les plafonds, les murs intérieurs et extérieurs, sans se rendre compte que c'étaient les mêmes! Les pièces, déjà petites devenaient minuscules. Les habitations n'avaient plus vocation à être investies, mais à séparer des autres. Personne n'a pleuré la suppression des plans de mondialisation : en fait, le peuple avait vocation à être individualiste.

     La noirceur du soir s'avançait dans le hall de l'aéroport. Je songeais dans le soulagement de ces repères naturels temporels que le monde avait l'air de tourner encore rond et j'administrais un coup de genou indélicat à ma valise qui combla l'espace d'un passager retiré de la file d'attente. Les entrelacs linguistiques reprirent dans un climat pacifique : personne ne se comprendrait jamais et l'énervement était superflu.

 -mais où vont ces avions?
 -à un des autres milieux du monde, sur une plate forme maritime sans doute. Le problème avec ces planètes rondes, c'est qu'il y a plein de milieux, mais avec un peu de chance, ce sera plus proche de chez vous. Sinon, vous remettez ça : on ne peut pas toujours gagner du premier coup, c'est une question de chance. Mais vous habitez où?

Dans un monde moins fou pour un moment encore, mais comment lui dire?

 -hum...Si je vous répondais : ailleurs quelque soit le lieu de destination, est-ce que ça aurait un sens pour vous?
 -peut-être. Suivez-moi...

     Il m'extirpa du chapelet de passagers avec l'oeil brillant d'enthousiasme. Les militaires n'avaient jamais aimé ni voulu faire la guerre, mais ils se sont longtemps plus à l'attendre et à l'imaginer. Le possible improbable leur convenait. Maintenant, surveiller la paix quand on savait qu'il n'y avait rien à en faire les amusait peu et ils se sentaient inutiles ; moins ridicules heureusement depuis qu'on leur avait permis de rester anonymes derrière des habits banalisés, sans uniformes ni galons. L'espèce s'éteindrait bientôt sans que personne ne songe à la protéger.
     Mon compagnon improvisé m'embarqua dans les méandres de l'aéroport et franchit une porte qui s'ouvrit poliment sous les ordres de la petite clé plate qu'il inséra avec le geste de l'habitude. Je m'attendais à tout : il n'y avait rien...

     

Fin de la première partie...

Seconde partie

   

 

à compter du 22 août 2002