14 juillet 2002 ?

Cher Félix,

     Je ne sais si ce message vous parviendra et si oui, quel miracle s'en sera mêlé. Nos croisements dans un plissage de l'histoire de l'univers deviennent de plus en plus aléatoires et déjà je ne sais plus à quel monde j'appartiens. Et encore, nous restons tranquillement dans le même univers, parce que je me suis laissée dire...enfin, laissons, je crains que vos neurones ne soient pas prêts à encaisser une révolution multidimensionnelle.

      Comme je vous l'ai dit, j'expérimente une boite aux lettres spatio-temporelle qui puisse trouver un point d'ancrage stable dans un temps et un espace donnés autour desquels nous pourrions nous retrouver en sachant où on est. Un peu de sérénité dans tant d'incertitudes. Ça n'a plus aucun sens de se donner un rancard à minuit pile sous le porche de l'église du village. Minuit où, sur quelle Terre, à quel époque, dans quel monde? J'en serais presque à rajouter "dans laquelle de nos incarnations?". Je suis sure, connaissant notre anticléricalisme commun, qu'un coup de sang vous aura pris en constatant que les édifices religieux étaient la chose de l'univers la plus constante, et que toutes les couleurs de terre plantaient sous leurs hauts cieux des toits, des pics et des pyramides inutiles pour le Grand Invisible. Bizarre tout de même, on en reparlera...
     Mais pour en revenir à la boite postale, je ne m'en sors pas : pas moyen de trouver un référent universel. A en croire le cadran de cette fichue horlogerie, on serait nulle part dans aucun temps! Elle précise de sa voix digitale que l'information n'a pas de sens.. Quand je pense à cet arbre généalogique que vous faisiez croître laborieusement à partir d'extraits de naissance manuscrits aux majuscules enroulées figées sur un beau papier jauni, pour retrouver des origines rassurantes. Votre enracinement, disiez-vous...Amusant. J'en suis pathétiquement à mettre une annonce : "Elisabeth Plumier cherche son monde, ou un monde qui lui ressemble", je ne vais pas faire la difficile. Je vais noter ça sur un parchemin roulé dans une bouteille de verre que je laisserai flotter dans l'univers. Ça me semble un moyen aussi malin qu'un autre somme toute. Pour moi, la notion d'aller quelque part ne signifie plus rien, seule celle de partir a encore un sens. Et pour combien de temps? J'entrevois que je pourrai perdre ma propre chronologie et dissoudre ma biographie.

     Mais où que vous soyez Félix, je vous en conjure, restez-y! J'ai été relever votre courrier et il vous faut savoir que cette traître de voisine a mis en route les démarches juridiques pour vous déchoir de vos droits de garde concernant votre compagnon canin, comme je le suspectais.. Motif invoqué : abandon de foyer. La presse locale bien carencée en informations racoleuses s'est jetée sur le sujet et vous imaginez avec quel plaisir cette vieille fille s'est pavanée devant le pauvre étudiant pigiste qu'elle appelait pompeusement "son journaliste". La communauté rurale des alentours repue de travail en cette fin de moissons s'est goinfrée de l'intrigue et les rumeurs les plus fantaisistes ont pris de l'échos, comme quoi ce brave toutou n'aurait pas eu l'éducation digne de son rang et serait à moitié analphabète...Il paraît même que les novices du monastère voisin s'échangent les feuillets de l'histoire sous la soutane aux vêpres et les glissent incognito entre les pages d'un missel béni à l'eau de Lourdes! Imaginez un peu...Outrage et outrances. Rien que du meilleur.

     Le journal local qui s'est mis à pondre un épisode toute les semaines sur le dénouement et les coulisses de l'affaire a fini par me débusquer au pied de chez moi un dimanche matin dans une tenue peu avantageuse, clé à molette à la main à l'entretien de mon translateur. J'ai promptement expliqué que je préparais un char pour le carnaval de l'an prochain et le jeunot de journaliste n'en a pas demandé plus. De toute façon, il s'en fout des horizons lointains. En deux mots, il me résume l'affaire qui me laisse consternée :

 -Madame Plumier, que pensez-vous de l'accusation d'analphabétisme du canin Maurice vous qui le connaissez bien?
 -je suis sans opinion...Je parle moi-même très peu le chien, trop peu en tout cas pour me prononcer. Mais j'imagine que pour vous qui faites des études, cela ne pose pas de problèmes...

     L'entretien s'est poursuivi en forme d'interrogatoire et d'inquisitoire. Drôle d'espèce quand même que les Hommes de la Terre... Madame Thérèse avait fini par se faire un nom à elle, autre que celui de "la voisine du châtelain Monsieur Félix de T." et elle donnait ses interviews en extérieur jusqu'au jour où le canard local acheta l'exclusivité contre payement de l'avocat parisien le mieux coté du pays qui a du finir par en avoir assez de défendre les politiciens véreux. Une embrouille en vaut bien une autre, alors autant s'amuser.
    Les audiences se présentent sous mauvaises hospices : les lettres recommandées non réclamées seront sans doute présentées comme pièce à charge de l'accusé. Ça fait longtemps qu'il n'y a pas eu de jugement par contumace dans la région et les réquisitoires s'annoncent serrés. La paroisse a fini par prendre officiellement parti dans cette affaire car depuis son expansion, les bancs des églises ont été désertés pendant que les chaises des terrasses de café où l'on cause, et surtout ou l'on médit mieux, se sont remplies comme aux plus beaux jours de Marcel Pagnol. L'Evèque s'est montré ferme : le chien étant une créature de Dieu, il a droit à connaître ses origines et la recherche en paternité est moralement recevable...à condition qu'il en fasse la demande lui-même! On n'est pas sorti de l'auberge...Est réapparue une vieille bonne qui apparemment servait votre famille après la guerre et qui relatait les larmes à l'oeil la rudesse des conditions de vie dans ce château qui prend l'eau et la pluie comme une cabane d'enfant dans les arbres. L'avocat de l'accusation pris bonne note de l'information :

 -Intéressant...Sachez qu'un chien est en droit d'exiger une température ambiante minimale de 10°C dans un périmètre de 5 mètres autour de sa niche...
 -Mais, Monsieur Félix et un tas d'enfants ont grandi dans cette demeure et personne ne s'en ai jamais plaint.
 -La législation n'interdit pas aux enfants d'avoir froid. Les chiens, si. Et je n'y suis pour rien si la SPA est plus militante que les ligues humanitaires...

     J'ai été voir votre chien ce matin, ce qui ne fut pas facile, vu les colosses de garde du corps qui l'escortent à chaque instant. Ils sont sponsorisés par l'association des commerçants du village et leurs salaires sont déductibles des impôts en tant que "participation à une oeuvre de bienfaisance". La brave bête était toute contente de lécher une bouille familière et frétillait de la queue dans son alphabet à elle qui doit être compris dans tous les états de tous les mondes. J'avais glissé un os de canard dans ma poche, ses préférés, mais le vigile m'a expliqué qu'il fallait remplir une tonne de formulaires pour obtenir l'autorisation d'introduire une nourriture extérieure, sans compter les frais et les délais pour le goûteur, et j'avoue que ça m'a découragée. Bref, tout va bien pour lui : je ne dirai plus qu'il fait un bon gardien, mais ce qui est sur, c'est qu'il est bien gardé.

     Madame Thérèse va finir par avoir des ennuis à multiplier les contrats d'exclusivité. Elle vient d'inventer l'exclusivité modulable : il y a les exclusivités partielles, les quasi-exclusivités, les exclusivités non-garanties, les exclusivités saisonnières et les exclusivités aléatoires...Tout ça en catalogue, avec tarifs T.T.C. Voilà qu'elle prévoit de racheter votre château pour en faire un chenil de prestige ou une auberge canine, je ne sais plus.

     Les guerres d'hier n'intéressent plus personne : les beaux avions sont rentrés au hangar et brillent sous leur polish frais. Les images de tueries aux fusils et aux explosifs ne sont pas de saison dans le profil des vacances d'été. Les paparazzis gloutons encerclent joyeusement le château, mon éditeur me pousse à écrire "les mémoires de la dernière amie de Félix" sous mon nom : la négresse anonyme va mal, ma photo concurrence loin derrière la votre de 30 ans d'âge, mais je me passerai bien de cette mauvaise publicité. Autant tout vous dire, la semaine dernière, une émission télé à fort audimat a lancé sur son réality show une offre de rançon phénoménale à qui vous retrouverait...Vivant, je suppose. Le pays entier vous cherche, vous traque au chien renifleur, vous aperçoit sur tous les continents, vous rêve peut-être... Des gosses vont à l'école avec un tee-shirt à votre effigie et un sous-titre : "wanted"...Le coin est devenu infréquentable croyez-moi, pour vous comme pour moi et je m'apprête à fuir en ayant bricolé mon translateur avec des pièces d'occasion en acceptant le risque qui s'y adjoint.

     J'ai bien réfléchi et je ne vois qu'une solution : il faut que vous reveniez avant. Avant que tout cela ne se soit produit pour changer le cours du temps et vous sédentariser un peu. Qu'adviendra-t-il de moi qui ait vécu tout cela, ma foi je n'en sais rien : j'avoue que les voyages dans le temps m'ont toujours effrayée et que je n'y ai jamais cédé. Je n'ai guère l'âme d'une historienne et me pointer dans un futur que je n'aurai pas vu éclore me paraît être une usurpation. Je me demande selon quel schéma ces modifications de destin peuvent avoir lieu : allez-vous débarquer dans notre monde où les événements n'ont pas encore eu lieu et où vous aurez la possibilité de les éviter, ou dans un autre, tout préparé, qui vous accueillera et dans lequel tout cela n'aura jamais pu avoir lieu? Allez-vous changer le monde ou simplement changer de monde? Peut-être n'y aura-t-il aucun chien dans le déroulement du destin qui nous attend : là, nous aurons un début de réponse.

     A bientôt. Rendez-vous où on va. Nulle part et dans aucun temps avant qu'on y soit.

Amicalement, Elisabeth.


 

à compter du 14 juillet 2002