17 juin 2002

Chère Elisabeth,

     J'ai consulté la notice technique de mon engin pour savoir s'il était ou non doté d'un pot catalytique. Franchement, c'est le truc auquel je n'ai absolument pas pensé et vous faites bien de me le signaler. Mon beau-frère m'a un peu décontenancé en me demandant "s'il était passé aux Mines". J'ai du avouer que je n'en savais rien. Alors, il m'a dit "et tu montes dans un truc qui n'est pas passé aux Mines !".

     J'ai pensé à quelque chose. Pensez vous par exemple que ces excursions dans d'autres époques pourraient s'accompagner de la propagation de "virus historiques" ? Je dis peut être n'importe quoi. Mais j'ai fait la connaissance du concept de virus, comme tout le monde. L'avantage de pigeons voyageurs est qu'ils ne rendent pas aussi facile cette "pollution de l'information".

     A propos du chien, j'ai été aussitôt voir cette voisine. Elle a toujours profité du fait que je m'absente de temps en temps pour me faire des trucs dans le dos. Je trouve ce coup concernant le chien particulièrement déplaisant. D'autant plus que les allocations familiales que je touche pour ce pauvre clebs sont ridicules, en tout cas très inférieures aux frais que cette folle va engager dans ce procès complètement grotesque et inutile. Il y a vraiment des gens qui ont du temps à perdre. Mais quand on est procédurier dans l'âme, tout est bon pour emmerder le monde. J'ai essayé de déboucher sur un accord. Mais c'est difficilement possible, concernant la paternité du chien. Ou c'est elle, ou c'est moi.

- La justice tranchera ! m'a-t-elle lancé en claquant la porte au nez.

     Je poursuis mes expériences en décidant d'ignorer vos railleries. Je ne le prends pas mal, mais considérez que pour un type de mon âge, passer commande d'une machine permettant de voyager dans le temps est déjà une démarche relativement osée. De plus j'essaye de procéder avec méthode. Vieille réaction d'ingénieur, même si cette façon de faire peut vous paraître un peu timorée. Je pense en effet que la trame spatio-temporelle devrait être a priori quelque chose de relativement ... fragile. Je ne voudrais pas ... faire n'importe, et par exemple m'envoyer dans une autre trame où des tas de changements pourraient intervenir. Par exemple que nous n'ayons plus le loisir de correspondre, parce que je vous aurais perdue dans les couloirs du temps. On peut penser à des inconvénients plus terre à terre. Par exemple que les indices de retraites soient complètement dévalorisés dans cette nouvelle trame spatio-temporelle. Je dis ce qui me vient à l'instant.

      L'âge confère à l'être humain des attributs spécifiques, dont la prudence.

     Votre dernier courrier me rappelle une anecdote qui remonte au milieu des années soixante-dix. Nous étions dans la propriété, en famille. Soudain un des gosses présents, je ne me rappelle plus exactement duquel il s'agissait, s'est mis à hurler "papa, papa, je vois une soupière volante !". Son père l'a immédiatement rabroué. Selon le récit de l'enfant, l'objet, de couleur orangé, venait de disparaître derrière la toiture de la grange, en venant du sud-est. J'ai essayé de calmer le jeu en disant "Si le môme a dit la vérité, elle devrait réapparaître de l'autre côté de la toiture". "Si elle va en ligne droite", a dit ma mère qui, à cette époque, était encore de ce monde. Elle s'est alors lancée dans une grande dissertation, basée sur des lectures qu'elle avait eues et où on expliquait que la plupart du temps les ovnis allaient en zig-zag.
     Nous en étions à essayer de mettre un peu d'ordre dans cette discussion qui partait un peu dans tous les sens, quand le gosse s'est remis à hurler : "la voilà, la soupière, elle est au dessus de la remise !". Nous nous sommes alors tous tournés dans cette direction et nous avons été une bonne douzaine à distinguer un objet qui avait l'air d'une soupière, avec des anses, le tout de couleur orange. l'objet bougeait, avec une amplitude angulaire que je comparerais à deux doigts à bout de bras. Elle montait relativeent rapidement, puis redescendait, comment dire : "en frétillant" comme un poisson.

    Ce que j'ai trouvé extraordinaire c'est que les conversations qui émergèrent du groupe ne furent pas "que fait cet objet là-bas ?" mais : "pourquoi frétille-t-il quand il redescend ?". Chacun avait sa théorie. Tante Louise suggérait que c'était parce que le pilote ne savait pas bien contrôler son engin en descente. Son mari, qui n'en a jamais perdu une pour la ridiculiser et la rabaisser, alors que c'est une femme charmante, lui a aussitôt lancé :"mais non, c'est un effet de la chaleur, ce sont les turbulences de l'air". Les gens qui disent des choses péremptoires parce qu'il sont abonnés à Science et Vie m'ont toujours énervé. De plus, si ça avait été l'effet de la chaleur, je ne vois pas pourquoi le frétillement ne se serait pas produit également à la remontée.

     Le phénomène dura plusieurs minutes, selon le même schéma. L'engin orange, en forme de soupière montait d'un trait, puis redescendait en frétillant. L'ambiance familiale, jusqu'ici relativement détendue en cette belle soirée de juillet, devint détestable. Le groupe se scinda en deux. La moitié prit parti pour Louise et l'autre pour son mari. Disons que l'évènement révélait des tensions existant à l'état latent dans la famille et j'ai craint à un moment que certains d'entre eux n'en viennent aux mains, ce qui, franchement, selon moi, n'en valait nullement la peine. J'ai annoncé que j'allais chercher une paire de jumelles, dans mon bureau, pour qu'on voie mieux de quoi il retournait. Je suis monté et redescendu en courant. Mais quand je suis revenu, l'engin avait disparu. Louise pleurait. Son mari avait certainement dû lui dire quelque chose de désagréable. Et moi j'étais là, comme un idiot, avec mes jumelles. On a envoyé les gosses se coucher. Je vous avouerais qu'on n'a plus jamais reparlé de cette affaire et que c'est votre dernière lettre qui m'a fait soudain y penser.

            Amicalement                        Félix

 

 

à compter du 19 juin 2002