16 juin 2002

Cher Félix,

     Un extraterrestre de ma connaissance, charmant quoiqu'un peu embourgeoisé, vient de payer ma caution pour me faire sortir du zoo humain de la planète Pharianix et me voilà donc revenue. Tous les ans, les autochtones relâchent quelques couples de terriens sur des astres primitifs à des fins expérimentales sur les théories de l'évolution, mais dans la plupart des cas, il faut bien avouer que les élevages servent à agrémenter leurs serres florales de quelques spécimens aux moeurs élucubratifs. Aux dires de mon nouvel et exotique ami Karis, ça ne vaut pas un bon gorille, mais les prix sont plus bas parce que les humains ont une particularité inédite à toutes les espèces animales vivant en captivité : ils s'y reproduisent mieux que dans leur propre écosystème, ce qui, de son point de vue humoristique, n'est pas peu dire!

     Karis me raconta avec une étincelle de provocation malicieuse dans ses grands yeux noircis, que l'espèce humaine est assez parasitaire, et qu'elle n'a manifesté aucune forme de révolte ni de résistance à son importation sur cet astre. Elle a squatté avec bonhomie, toute contente de se faire chouchouter et nourrir à la pipette.

      Le Commandant de l'opération de capture terrestre avait de ses autorités des consignes bien précises lui indiquant de rapporter sur Pharianix autant de mâles que de femelles. Drôle de concept : ces bestioles n'aurait donc de complémentarité que deux à deux alors qu'ici tout le monde est solidaire de tout le monde! Ma foi, plaise au Grand Supérieur! Et le maître de soucoupe en villégiature dans notre bas monde trouva un subterfuge pour contourner son ignorance des différences sexuelles en prélevant d'après les schémas explicites de nos livres saints, une tribu mâle dans un monastère, et une femelle dans un couvent. Mission accomplie. Restait à mélanger le tout et à récolter des petits d'hommes tout frais à la saison prochaine.

     Mais, perplexes, les scientifiques de Pharianix scrutaient sans discontinuer l'obscurité des serres d'élevage de leurs yeux obscurs, l'âme sombre :

-chef, il doit y avoir un bug quelque part dans les antres neurologiques de notre cheptel installé dans la chambre d'isolement.
-traduction?
-traduction : ça déconne sec dans l'aquarium.
La traduction se faisait simultanément par télépathie auprès des autres ethnies extraterrestres confédérées à cette grande cause zoologique. L'ordinateur central chargé de la besogne s'amusait beaucoup.

-eh bien mobilisez toutes les unités pour rendre à l'espèce humaine son efficience reproductive. On a pas les moyens de gâcher la marchandise
-traduction : on a trois jours pour synthétiser la formule de la gaudriole ou ça va barder.

     Karis avait hérité des rentes de son ancêtre qui les tenait lui-même de son ancêtre et ainsi de suite, et il s'ennuyait sur sa planète. Comme l'oracle de titane lui avait prédit à sa naissance, il n'avait jamais su décrocher son permis de soucoupe transdimentionnelle et était condamné à errer sur son sol rouge d'affectation première. De toute façon, le destin qui tenait à imposer ses malédictions de façon autoritaire l'avait affublé d'un handicap qui le rendait malade à chaque voyage au delà de Mach 2 : son oreille interne était incapable de se stabiliser.

     Il jeta un oeil las au bocal accroché à sa ceinture où un petit clone nu éclosait périodiquement à la chaleur du corps de son paternel. Un gargouillis télépathique inonda son encéphale :

 -ordre de réquisition immédiate. Au quartier décisionnaire du centre zoologique intergalactique...

     Drôle de planète : les individus sont libres d'eux, mais pas de leur cerveau et les méandres généreux et aboutis de celui de Karis lui valait des kidnappings occasionnels de son encéphale. Bon joueur, il lui emboîtait le pas sans trop rechigner et fut vite sur place près du dôme ensoleillé où les humanoïdes vaquaient nonchalamment. Ses compatriotes spéculaient :

 -je ne comprends rien, j'ai déjà changé de palefrenier trois fois pour améliorer les conditions d'hygiène et rien n'y fait.
 -j'ai resservis une dose d'oiseaux des îles, de fleurs tropicales et de cocktails aphrodisiaques, mais pas d'amélioration à signaler.
 -j'ai déposé un caisson entier de livres pornos...
 -et c'est efficace?
-pas du tout, chacun s'enferme seul dans sa hutte.
 -?!?
 -Karis, vous qui êtes spécialiste des hommes, donnez-nous votre avis sur ces comportements chastes.
 -il n'y a pas de spécialiste en humains, vous savez bien que c'est impossible. Pour commencer à les comprendre, il faut n'être spécialiste en rien du tout et c'est ce qui fait ma force.
 -admettons...Tous à vos neurones et rendez-vous dans trois jours. J'offre une prime de trois douzaines d'hommes, 10 singes ou un dinosaure empaillé à celui qui trouvera la solution.

     Trois jours plus tard...
Trois jours plus tard, le spectacle avait changé et à son arrivée Karis trouva aux parois de la bulle une horde d'enfants en sortie scolaire pour voir les ébats enjoués du clergé défroqué de toutes parts. Son entrée tardive ne passa pas aperçue, les autres membres de la Confédération s'étant mutuellement interrogés sur leur éventuelle responsabilité dans cette victoire.

 -Karis, comment avez-vous...
 -les pommes.
 -quoi les pommes? Qu'est-ce qui n'allait pas avec les pommes?
 -j'ai ôté les pommiers. Il y a un mythe persistant chez les soutanes qui leur fait croire que si on copule en croquant une pomme, c'est un péché.
 -un pêcher? Et vous avez aussi enlevé les pêches alors?
 -pas du tout. Je leur ai dis que Dieu ne supportait pas les voyages transdimentionnel à cause d'une histoire d'oreille interne et qu'il était resté chez lui très loin.
 -mais leur Dieu n'a pas d'oreilles...
 -moi non plus. Il n'empêche...

     Karis terminait posément son récit. S'il avait eu le matériel pour sourire, il aurait souri. Je repris prudemment la parole :

-alors tout finit bien. Si le paradis n'a plus de pommes, il devient sans délais d'expiration.
-non, pas vraiment, à cause de la prolifération. Le sexe, on n'y comprends rien du tout.
-nous non, plus rassurez-vous. La terre a malheureusement un remède qui s'appelle la mort : il y a des guerre, des meurtres, des armes...Mais comment avez-vous fait pour résoudre le problème?
-ça m'ennuie un peu de vous parler de ça...on a imaginé de consommer la viande humaine, mais ça ne s'est pas fait.
-...et pourquoi? Pour des raisons éthiques je suppose?
-non, non. On a nos mythes nos aussi vous savez...on est habituellement végétariens ; on ne mange des viandes que pour nous approprier les qualités des animaux concernés lors de cérémonies.
-et alors?
-et alors vous imaginez le désastre...personne n'a jamais osé.

     Je restais songeuse en cette nuit éloignée. Un signal télépathique à la tonalité rauque et disproportionnée vint résonner dans mon cerveau. Karis s'en aperçu :

 -c'est parce que vous n'avez pas le décodeur...Il est dit que votre translateur est réparé et vous attend sur l'unité de départ numéro 7.
 -merci. Juste une dernière question : pourquoi m'avoir fait sortir du zoo?
 -vous avez vu la tronche de votre engin? Les archives font référence à un certain monsieur "Monstre du Lock Ness" et un gars décérébré de chez nous a laissé supposer que ce serait un dieu. Et nous ici, on veut pas d'emmerdes. Alors partez vite. Un dernier détail : je vous ai fait mettre un pot catalytique à émission de pollution réduite. Chez vous tout le monde s'en fout, mais croyez-moi, ça vous évitera de vous faire arrêter dans bien des mondes.
 -merci. Dites, j'ai un doute...au cas où...pourriez-vous remettre cette lettre à un visiteur qui débarquerait en translateur ambulancier? Mais j'y pense, vous avez peut-être un message à passer à l'humanité?
 -oui : qu'elle nous oublie!

     Décoiffant, mais à vrai dire Félix, je ne me sens pas plus d'ici que d'ailleurs. Je bricole un projet de boite aux lettres interdimensionnelle pour qu'on reste en contact .Je me demande bien qu'elles sont les andouilles qui ont pu vous conseiller de vous mettre à internet...C'est bien le moyen de communication le plus aliénant que je connaisse parce qu'il est totalement asservi à la technologie humaine et qu'en l'homme, on ne peut justement pas avoir confiance. Imaginez qu'un groupe terroriste s'empare de France Télécom et hop, on n'a plus qu'à ressortir nos bons vieux pigeons voyageurs.
     Quelque chose ne va pas avec cette boite aux lettres : toutes les coordonnées sont programmées, mais il me semble qu'elle s'égare toujours quelque part. L'espace pourrait bien être plus compliqué que nous ne le pensons et le temps beaucoup moins fondamental que nous ne le vivons...

     Sans vouloir troubler vos voyages, je me dois de vous dire que votre voisine entreprend des démarches pour récupérer les allocations familiales de votre chien et vous décharger de votre autorité parentale le concernant. Elle a engagé le célèbre avocat, celui qui passe à la télé. Mais dans le milieu, tout le monde sait bien que ces affaires là sont traitées par ses nègres qui travaillent dans des chambres de bonne en banlieues.
     En tout cas, sachez que je me battrais jusqu'au bout pour que ce chien continue à porter votre nom.

Amicalement, Elisabeth

 

 

à compter du 19 juin 2002