12 avril 2002
Cher Félix,
Je vois que vous avez achevé
la longue période de rodage des cyber-papys et j'en suis contente.
Cette vieille peau qui vous fait office de voisine a été
jusqu'à me contacter pour me réclamer une pension pour le
chien :
-ça ferait plaisir à monsieur Félix que vous
montriez un peu d'attachement pour son fidèle compagnon...
Ben voyons, la larme à l'oeil toute prête à vous flanquer
une plaque de marbre dans le jardin avec vos initiales : "ici ne
gît pas l'homme qui avait un chien", vous voyez le genre....Et
elle a articulé à l'autre bout du fil un chiffre extravagant
comme si la bestiole avait l'habitude de bouffer des os confectionnés
sur mesure. J'ai riposté sans lui laisser le temps d'avaler sa
salive âcre :
-mais ma petite dame, il faut arrêter de parler en anciens
euros. Vous ôtez deux zéros, comme pour les francs...
Vous devriez acheter toutes les terres alentours et la mettre à
la grange à bouffer du foin celle-là. Il faudra qu'on envisage
une autre stratégie de relais parce qu'elle n'a pas pigé
du tout que mes coordonnées étaient à utiliser seulement
au cas où vous seriez dans l'impossibilité physique d'entrer
en communication avec moi. Faites-moi penser à ce que je mette
mon numéro de téléphone astral sur liste rouge, c'est
plus prudent.
J'ai vu une pub une fois pour ces engins
de translation spatio-temporels dans une revue pour les seniors chez le
neurologue. C'était écrit : "retournez au bon vieux
temps quand vous voulez". Oui, quand vous voulez, mais ils ont
oublié de préciser que c'était "avec ses bons
vieux os" ce qui met un coup de frein à main à l'invention
qui, selon les toutes premières spéculations, aurait du
faire un malheur pour les anniversaires de noces d'or. Enfin, elle a ses
partisans, je ne discute pas.
Personnellement, pour les explorations territoriales,
j'ai un penchant pour les vieilles soucoupes volantes modèle Roswell
47 : je sais, ça fait ringard ce genre de coucou, mais ça
a son charme et ça passe partout : c'est discret, les dépositaires
d'origine en ont utilisé pendant des années sans que personne
ne voit rien. J'ai envisagé d'en acquérir une par le passé
chez un collectionneur privé après les ventes flatteuses
d'un de mes bouquins, mais je ne savais pas où planter l'indispensable
garage cylindrique. Vous comprenez, si une belle carrosserie comme ça
été stationnée dans le quartier, forcément,
ça susciterait des jalousies et mon anonymat risquerait d'en prendre
un coup. Et puis avec toutes ces contrefaçons made in Taïwan,
on s'y perd un peu. Si ces extraterrestres avaient un peu plus de déontologie,
ils enfileraient un costard et une cravate et ils démarcheraient
eux-mêmes. Mais non, ces messieurs ont d'autres ambitions, l'univers
les attend paraît-il, alors ils se contentent de toucher leur pourcentage
pour l'exploitation du brevet.
Bon, j'avoue aussi que j'ai un peu le mal
des soucoupes au-delà de quelques Mach : mes tripailles font de
la résistance au progrès et j'ai très peu d'autorité
sur elles. Si ça se trouve d'ailleurs, mon permis n'est même
plus valable...J'essayerai peut-être la version pocket du translateur
après tout : vous m'expliquerez comment ça marche, vous
m'enverrez des scans maintenant que vous êtes un pro.
Les voyages dans le temps, ça me
gonfle parce qu'il faut une sacré garde robe et qu'on est même
pas sur de pouvoir emmener sa brosse à dents. On a envisagé
une fois avec un éditeur de m'envoyer faire un reportage à
la Renaissance, mais il ne voulait pas s'engager sur les notes de frais
et je voyais mal comment faire adopter mon indispensable ordinateur portable
par les autochtones sans me marginaliser un peu. Le Directeur a osé
suggérer une virée à deux chez les premiers sapiens,
mais il en a été quitte pour une bonne paire de giffles
: j'ai ma pudeur quand même et à tout bien y réfléchir,
je ne suis pas sure que son offre ait été complètement
désintéressée...
Je crois que vous surestimez les hommes
en craignant les transferts inopportuns de technologie. Il faudrait déjà
que par un improbable hasard, le saut temporel vous conduise auprès
de grands esprits qui seraient à même d'exploiter les tuyaux,
ou qui simplement en aurait l'idée. On a des merveilles sous les
yeux depuis toujours : le soleil, le vent, l'eau...mais encore bien du
mal à inventer au-delà de mère-nature. L'humain est
un pacha qui se plaît à attendre que le soleil lui chauffe
la peau, que l'eau lui tombe dans la bouche, que le vent s'engouffre dans
ses voiles. Le rêve de l'humanité contemporaine? Glander
sur une île déserte en bouffant des fruits exotiques sans
noyau à cracher. Le progrès est une bavure engendrée
par quelques uns.
Dans votre retour décalé,
vous me parlez de la fuite de Ben Laden. Un bon conseil : si vous voulez
éviter de vous faire repérer au retour de vos virées
à dos de translateur, fuyez ce genre d'anachronisme. Bientôt
on vous demandera : "Ben comment? Ah ouais, l'ex-star de l'Afghanistan
: un "as been", dépassé..." Ça c'était
les divertissements télé de la saison dernière et
on ne sait même pas si les boites de production sont en train de
fabriquer d'autres épisodes.
Je vois que le passage à l'euro vous
travaille. C'est vrai que la Commission Européenne a complètement
fait l'impasse sur les désagréments engendrés au
moindre saut de puce dans le passé. L'activité est encore
clandestine et marginale et personne ne veut légiférer.
Ce serait pourtant un argument électoral original (au passage :
vous vous rappelez que le roi est mort et qu'on va élire un Président
de république?). Je crains que la démocratisation des translateurs
suite à la baisse des tarifs après délocalisation
ne suscite une délinquance outre-temps. Ça pourrait rapidement
devenir un problème de société majeur si les dispositifs
ne sont pas strictement réglementés : l'escroc du coin ira
se payer un petit pillage de tombe chez Toutankhamon avant l'arrivée
d'Howard Carter, et Armstrong, après avoir réfléchi
tout le temps du voyage quel pied poser sur la Lune en premier trouvera
un écriteau : "propriété privée protégée
par un dispositif de minage : il reste des parcelles à vendre à
l'agence basée sur Mars".
Le choix de l'or comme monnaie d'échange
universelle se tient, mais avec des restrictions. Je me suis laissée
dire qu'il y avait des endroits et des temps où il était
plus facile de payer en chameaux, en esclaves...ou en femmes. Mieux vaut
donc se renseigner avant de dégainer ses lingots pour acheter un
pain rond, ça fait mauvais genre. Dans le futur, on peut supposer
que l'or soit synthétisé industriellement et que si vous
montrez vos Napoléons, on vous indique la décheterie la
plus proche. Peut-être qu'on payera en air pur, qui sait?
Il n'y a qu'un homme pour
se balader dans le temps avec pour objectif de gueuletonner et de se payer
de belles bagnoles. Vous auriez pu rajouter : s'offrir un beau château,
ça n'aurait pas été du luxe.
Si j'arrive à dégoter une
de ces bécanes de tous les dangers, j'irai immédiatement
voir le Christ : il paraît qu'il reçoit sans rendez-vous
et sans poser trop de questions. Je le choperai avant qu'il n'ait attrapé
la grosse tête et je lui demanderai si Dieu existe. S'il dit oui,
j'aurai un sacré boulot à rattraper, c'est sur, et le prix
des pèlerinages risque de s'envoler dans les heures qui suivent.
S'il dit non, je crois que j'achèterais l'exclusivité de
l'information et son silence parce que Mahomet et Bouddha se retrouveraient
seuls sur le marché dans ce créneau-là, et qu'il
me paraît somme toute plus sain de faire jouer la concurrence. Je
n'irai pas poser la même question à Mahomet parce qu'il n'en
sait strictement rien et s'en fout complètement. Je suggérerai
gentiment à Mozart dans son sommeil de placer un tempo plus lent
sur ses sonates parce que les répétitions m'ont causé
des tourments dans mon enfance. Je ne suis pas de celles qui veulent réformer
le monde en grand : il a son équilibre et si on lui ôte certains
malheurs, il devra s'en inventer d'autres. Songez pourtant qu'il y a une
toute petite ingérence qui a pouvoir de changer radicalement notre
existence : suggérer à nos parents respectifs que s'ils
attendent une minute de plus pour faire l'amour, c'est à coup sur
un autre spermatozoïde qui gagnera la course...et nous voila sauvés.
J'ai déjà griffonné
des plans pour mon translateur : je l'habillerai d'un éléphant
rose ou du monstre du Lock Ness. C'est absolument indémodable et
très discret puisque personne n'y croira.
Amicalement, Elisabeth
à compter du 13 avril 2002
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