22
décembre
Chère Elisabeth,
J'ai
un cousin mathématicien qui est en principe assez au fait des travaux
de ce cher Albert Einstein. Il me dit que lorsqu'il publia ses travaux,
il ne cita personne, alors qu'il n'aurait rien pu faire sans les contributions
antérieures des mathématiciens Hilbert, Poincaré et Lorentz, paraît-il.
Il y a aussi autre chose qu'on remarque. Lorsque Einstein voit ses travaux
couronnés par le succès, il a 35 ans et une mise très soignée. Complet
de bonne coupe, bottines, cravate. Il est même allé chez le coiffeur.
Puis, une transformation s'opère. L'homme cesse de porter des chaussettes,
de se couper les cheveux, adopte des comportements fantaisistes. Comment
une telle transformation pourrait-elle s'opérer si tardivement ? L'explication
me semble être qu'il s'agit d'un rôle de composition, tenu par un homme
qui tenait essentiellement à ce que l'on parle de lui, par tous les moyens.
Il a cela de commun avec le nain de jardin dont nous parlions dans nos
derniers courriers. Bien sûr, l'oeuvre d'Einstein reste considérable,
mais on peut regretter que celle-ci soit en quelque sorte payée au prix
d'une si pauvre qualité humaine. Mon cousin me dit qu'il a un collègue,
mathématicien comme lui, qui, s'il était plongé dans un calcul, n'entendrait
même pas les appels au secours d'une personne qui se noierait à quelques
mètres de lui. Gênant, non ?
On retrouve les traces d'un rôle
de composition semblable chez un Reeves. J'ai regardé l'an dernier l'émission
"la nuit des étoiles". On a pu l'y voir couper la parole de
la manière la plus impolie à de nombreuses reprises à des jeunes qui,
pourtant, s'exprimaient fort bien. Visiblement, il tenait à occuper l'antenne
le plus possible, comme si sa vie en dépendait. Il y a un autre type qui
m'amuse assez et qui semble attendre avec impatience de pouvoir coiffer
la couronne, c'est l'astronome André Brahic. Dans les émissions où il
figure, il parle de manière totalement invraisemblable, sans le moindre
temps mort. Il y a aussi un signe assez intéressant. Il a sans cesse le
micro en contact avec la lèvre inférieure, pour ne pas perdre un seul
dixième de seconde lors d'une intervention. La télévision est-elle capable
de transformer des hommes à ce point ? Il est vrai que Yahwe a dit "tu
ne feras pas d'images". Ce faisant, peut-être pensait-il déjà à la
télévision ?
J'ai lu "la plus belle
histoire du monde", cosigné par Reeves, de Rosnais et Coppens. Tous
trois sont interviewés par le journaliste Dominique Simonet qui annonce
d'entrée de jeu : "on a reconstitué toute l'histoire de l'univers,
du quark à l'homme". Reeves y va donc de son petit conte cosmologique.
Puis de Rosnais affirme haut et fort la puissance de la vision de la biologie
contemporaine. Il reconstitue par le discours tous les chaînons manquants
et termine par une ode vibrante au darwinisme. Un discours sans nuance.
Au passage, si je ne me trompe de Rosnais n'a jamais été un scientifique.
Son seul bagage était un master en communication, made in USA. Je reconnais
que ce fut un des premiers vulgarisateurs à bien présenter les éléments
de la biologie. Il a écrit des ouvrages remarquables.
Le plus proche de l'homme reste Coppens,
qui commence sont texte par une boutade :
- Quand j'étais enfant, ma grand-mère me disait "tu
descends peut-être du singe, mais pas moi !"
Dans cette fin de livre Coppens
parle "des origines de l'homme". Je vous ai donné mon avis concernant
sa thèse de l'hominisation d'un singe, commençant par acquérir une bipédie
pour se déplacer dans une forêt transformée en savane, dans le Rift Africain.
Je n'y crois pas parce que l'intermédiaire entre le quadrumane arboricole
et le bipède n'est pas performant. Si cet être grimpait aux arbres, il
devait manquer ses branches et se casser la figure. A terre le moindre
prédateur l'aurait rattrapé sur quelques dizaines de mètres.
Je
vais continuer de jouer mon rôle "d'empêcheur de penser en rond"
en lançant l'idée que l'hominisation aurait pu être brutale. Or le passage
de l'état de quadrumane à celui de bipède met en jeu, paraît-il, dans
les cinq cent gènes. Je ne suis pas le seul à caresser cette idée. Des
biologistes peu orthodoxes l'ont fait avant moi. C'est la thèse du "paquet-cadeau".
Dans ce paquet de gènes en bloc : la bipédie, les os sur lesquels s'attachent
les cordes vocales, donc la capacité de manier un langage articulé, un
cerveau plus gros, organisé peut-être différemment. Plus, je pense, un
"état de conscience" différent.
Mais j'emploie un mot que j'oublie de définir.
Nous savons ce que nous ressentons lorsque nous parlons de notre propre
conscience, mais nous ne pouvons pas le formuler. Nous sommes mêmes incapables
d'envisager ce que peuvent ressentir des êtres qui seraient soit dépourvus
de cette conscience, soit possèderaient une conscience "moindre",
moins "déployée". Je me rappelle un jour avoir regardé longuement
un gorille, au zoo de New-York, les yeux dans les yeux. Il n'avait pas
détourné le regard. Je le scrutai et il me scrutait. Chacun devait peut-être
se dire "mais à quoi pense-t-il donc ?"
J'ai échoué à définir ce mot que j'employais,
mais je garde cette idée selon laquelle le monde du vivant connaîtrait
des sauts évolutifs brutaux (d'où cette abondance de "chaînons manquants").
Je donne un exemple. Il existe des animaux parmi les plus primitifs, chez
les "protozoaires" qui sont réfractaires à tout apprentissage
pavlovien. On peut donc supposer qu'il ne possèdent pas de "mémoire
vive", seulement une "rom". Ces êtres sont de véritables
"boites noires". Au dessus, les échinodermes sont capables de
mémoriser un trajet pour aller là où il y a de la nourriture. Donc ils
ont une mémoire vive, une ram. Mais combien de bits ? Là encore, s'il
semble que la mémoire soit apparue dans la pyramide du vivant, en sophistiquant
la structure, s'agissait-il d'un bit unique, puis de plusieurs, ou carrément
d'un paquet de "kilo-octets". Bien sûr, ce genre de saut va
avec le "pilotage du vivant" par une "méta-structure".
"La main de Dieu", diriez-vous.
Mais "Dieu" est un mot trop anthropomorphe
pour moi. Laissons-le de côté pour le moment.
Si on opte pour une telle
vision, quid du darwinisme ? Il disparaît ? Je pense que les deux pourraient
"cohabiter". Je m'explique : une espèce se trouve soudain inadaptée
vis à vis de son environnement. Elle est "pilotée par une conscience
d'espèce", structure intégrée dans la "noosphère" planétaire,
îlot dans la métasphère cosmique. Cette conscience n'est autre que ce
que les biologiste appellent "la Nature" avec un N majuscule,
mot dont ils ne sauraient se passer, de toute évidence. Combien de fois
ne lit-on pas sous la plume des plus orthodoxes : "La Nature, dans
sa grande sagesse, donne naissance alors à une nouvelle espèce, laquelle...".
J'imagine que la conscience d'espèce envoie alors des ordres de mutations,
selon une palette et qu'au sein de cet éventail la sélection naturelle
s'opère. Ainsi les deux visions se trouveraient-elles conciliées. Qu'en
pensez-vous ?
On pourrait parler "d'activation de
gènes dormants". Mais alors, c'est l'oeuf et la poule. Qu'est-ce
qui a créé les "gènes dormants, pré-existants" ? Dans cette
optique les plans de construction d'un être humain devraient exister à
l'état latent dans l'ADN du moindre ver de terre. Or on sait que certains
animaux ou végétaux primitifs n'ont pas des structures de DNA assez riches
pour pouvoir stocker une telle information. Donc j'imagine qu'il y a transfert,
en provenance de la noosphère, en provenance de la conscience d'espèce.
Cette idée explique en un sens les
explosions évolutives qui semblent se produire à certaines époques, où
une variété d'êtres font brutalement leur apparition, tous se mettant
immédiatement à défendre avec bec et ongles les niches écologiques qu'ils
s'en vont peupler.
Question : comment
l'homme est-il apparu ? J'imagine que cette apparition s'effectua en tant
que mutation, au sein d'espèces souches de pré-hominiens. Vous me direz
alors : comment cette nouvelle espèce "homme" s'est-elle manifestée
? Est-ce que de but en blanc des milliers d'hommes et de femmes sont apparus
au sein de préhominiens et se sont mis à se reproduire aussitôt entre
eux, étant génétiquement incompatibles avec la souche parentale. D'où
une "spéciation", une séparation obligée de cette nouvelle espèce,
considérée comme étrangère au sein de sa propre famille.
Je vais même plus loin. J'imagine
que les ressortissants de cette nouvelle espèce apparaîtraient d'abord
"au compte goutte" sous forme d'éléments isolés, de "précurseurs"
parachutés au sein d'une espèce avec laquelle ils n'ont plus rien à voir,
ou presque. Il est même possible que, perçus comme étrangers, ils puissent
être tués par leurs propres parents ou en tout cas abandonnés. Ces "premiers
hommes" seraient très différents des individus constituant leur espèce
souche. Ils seraient d'emblée équipés pour la bipédie, la phonation. L'usage
de ces attributs pourrait provoquer la stupeur parmi les préhominiens.
L'intelligence nettement supérieure des nouveaux arrivés leur permettrait
peut-être de survivre en tant qu'individus, puis de se retrouver, de se
reconnaître, et de former, loin de la tribu-souche les premières tribus-hommes.
Si mon hypothèse tient, l'apparition du clan des hommes se serait-elle
faite de manière monophylétique ou polyphylétique ? On n'a jamais très
bien compris pourquoi avaient coexisté à une certaine époque des néandertaliens
et des croc-magnons, morphologiquement très différents. Pourtant les deux
vouaient un culte à leurs morts, les deux fabriquaient des outils. Donc
c'étaient des hommes. Mais étaient-ils génétiquement compatibles ?
Pourquoi les scientifiques ont-ils
d'ailleurs, tacitement décidé que l'apparition de l'homme ne pouvait être
que monophylétique, le lieu de naissance de l'espace étant bien entendu
le Rift, cher à Coppens. Dans le livre auquel il a contribué, celui-ci
ne soulève même pas cette question. Mais cette idée d'apparition d'espèces,
par sauts et non graduellement, repose le problème de la direction évolutive.
Vers quoi la vie tend-t-elle, sur Terre? A l'évidence, elle se sophistique.
L'homme occupe le sommet de cette pyramide du vivant, pour le moment.
Qu'a-t-il de différent par rapport aux autres espèces vivantes ? Il a
développé un attribut plus loin qu'aucune espèce animale de l'avait fait
avant lui : la technologie, le recours à l'artifice. Les singes savent
jeter des pierres à leurs ennemis, utiliser des bâtons. Les oiseaux savent
tisser des nids. Mais l'homme va bien au delà. Il sait mettre en jeu des
énergies considérables. Il ne commande pas à la Nature, il l'affronte,
l'exploite, avec plus ou moins de bonheur. Souvent ses initiatives se
retournent contre lui : pollution, vache folle, etc.
Pour la première fois depuis son apparition
sur terre il révèle sa présence. S'il y avait des habitants sur la Lune,
dotés de quelques moyens d'observation, il pourraient déceler les traces
de l'activité humaine. Ne dit-on pas que les astronautes pouvaient voir
la Grande Muraille de Chine à l'oeil nu? Mais subsiste une question :
pourquoi soudain une telle puissance, une telle explosion? Pourquoi l'histoire
de la vie sur Terre fait-elle que, soudain, une espèce vivant se trouve
investie de tels pouvoirs ?
Je
me pose la question. Pourquoi cette progression, ce perfectionnement ?
Quel est la signification du phénomène nommé "Vie" ? A-t-il
un "but", et si oui, lequel ?
Les biologistes, et même les darwinistes,
emploient souvent l'expression "la Vie". La Vie, avec un grand
V, commence par se développer dans le milieu marin, puis le terre ferme
est conquise. Les oiseaux apparaissent : l'air lui-même est conquis. La
Vie se dote de nouveau attributs, qui ont à chaque fois une fonctionnalité.
La reproduction sexuée accroît "le brassage des cartes". La
prédation régule des populations entières. Les espèces accroissent leur
mobilité, mais l'homme, de nos jours, est devenu l'espèce la plus mobile
: aucun lieu du globe n'a échappé à l'empreinte de ses pas. En réfléchissant,
il semble que l'un des "buts" de la Vie, en tout cas le sens
du chemin suivi passe par l'accroissement du réseau informationnel. Sur
Terre, avec l'homme, la boucle est bouclée. Nous avons des téléphones
portables qui nous permettent d'être reliés de façon de plus en plus étroite
et constante. Le monde humain se connaît lui-même de manière plus constante.
Ses yeux, postés à des centaines de kilomètres d'altitude, scrutent le
mouvement des cellules humaines, en contrebas, de la même façon que mes
yeux voient mes mains et mes pieds. Son système nerveux devient chaque
jours plus complet. Je crois que l'entrée dans ce réseau, le Web, est
devenue inéluctable. Vous savez, Elisabeth, les membres de ma famille
ont donné suite à leur projet : j'ai reçu force caisses, hier, amenées
par un transporteur, qui les a sorties de sa hotte. Mon neveu s'est annoncé
pour que je puisse subir le rite d'initiation clanique et je m'y prépare.
Riez, je sais....
J'aime les énigmes
et je vous en envoie une :
- Pourquoi l'homme s'est-il trouvé doté d'une technologie
aussi performante ?
Amicalement et bon Noël Félix
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