L'Angerie,
le 6 novembre 2001
Chère Elisabeth,
Bien reçu votre courrier du 4 novembre,
qui m'a fait un plaisir fou. Le froid est là, comme tous les
Français, vous vous en êtes aperçu. Mais essayez
de m'imaginer, dans ce château dénué de chauffage
central, avec ses hauteurs de plafond interminables. Savez-vous que
dans une des pièces qui constitue mon habitat d'hiver, en fait
la bibliothèque, j'ai fini par me construire un lit en hauteur,
au ras du plafond, pour récupérer les calories dégagées
par un poêle à pétrole. Ça marche pas mal,
à quelques six mètres de hauteur. Le tout est de ne pas
avoir trop d'envie nocturnes, car alors, descendant de ce pigeonnier,
on pénètre dans les basses couches. Il y a cent cinquante
mètres à faire, dans des couloirs battus par les courants
d'air, pour arriver à un wc que je vous décrirai un jour
(mais je pense qu'alors, vous ne me croirez pas). Il m'est arrivé,
certains hivers, d'avoir à casser la glace avant de pouvoir l'utiliser.
Je ne sais plus dans quelle lettre vous me parliez d'héberger
des sans-logis. Mais à moins de les accrocher à des cintres,
je crois que je les retrouverais physiquement gelés au matin,
à la saison froide. Franchement, c'est une demeure où
on ne peut jouer les grands seigneurs que l'été, je vous
jure.
Je vais même vous raconter une anecdote, parfaitement
véridique qui vous montrera à quel point nous vivons dans
des mondes différents (ce qui fait peut-être tout le charme
de nos échanges épistolaires). Pendant la guerre, à
plusieurs reprises, on nous demanda de cacher des résistants.
Ma mère le fit, bien sûr. Notre gardien, ex-banquier, le
brave monsieur Meyer s'en occupait. Mais cette générosité
eut une conséquence tout à fait imprévue, la guerre
finie, qui faillit coûter la vie à bon nombre de représentants
de la famille. Un hiver, nous avions pu tenir à l'Angerie une
réunion où avaient pu venir une demi-douzaine de personnes.
Tout le monde n'était pas là, pour une raison évidente.
Les pétinistes s'étaient abstenus. Disons qu'il y avait
nous, les "résistants", et des "neutres"
(donc la majorité de la famille et, par delà, des Français).
Il paraît qu'une de mes cousines avait été tondue
à la Libération, par les résistants locaux, et
promenée nue, affublée d'une simple couverture rapiécée
dans sa ville, telle lady Godiva, mais pour des motifs beaucoup moins
nobles.
Pour marquer le coup, nous avions décidé
de faire un grand feu dans une immense cheminée frappée
à nos armes, dans le grand salon. Tout le monde s'était
mis à la corvée de bois, dans le parc cerné de
hauts murs, en discutant le coup. Puis nous avions créé
une flambée que nous voulions joyeuse. Soudain, une première
explosion, puis deux. On a vite compris et ça a été
la ruée hors de la pièce. Figurez-vous que ces zigotos
de résistants avaient trouvé intelligent de planquer leurs
balles dans la cendre du foyer. La fusillade a duré jusqu'au
matin et personne n'a osé pénétrer dans ce salon
avant que les munitions ne soient épuisées ou que la température
des cendres soient suffisamment descendue pour que les mises à
feu cessent totalement. Il n'y eut pas de victimes, si ce n'est un ancêtre,
capitaine au long cours sous Louis le quatorzième, qui prit,
dans son cadre doré, une balle dans l'oeil gauche. C'était
un moindre mal.
Votre lettre est rafraîchissante.
Je trouve que vous écrivez bien. Je ne sais pas comment vous
pourriez, un jour, écrire quelque chose, je ne sais pas, qui
puisse intéresser ces gens aussi imprévisibles que sont
les éditeurs. J'ai vu tant d'amis talentueux s'épuiser
en vains envois et finir par abandonner, complètement découragés.
Ou alors il vous faudrait produire une énième version
concernant la mort de Marylin Monroë ou le destin tragique de Lady
Di, je suppose. Il paraît que c'est cela qui se vend.
Vous savez ce que vous êtes, Elisabeth ? Vous
êtes une authentique primesautière. Cela n'est pas feint,
chez vous, c'est naturel : vous n'arrivez pas à contenir une
joie de vivre. Je trouve cela merveilleux. Continuez, cela fait du bien
à tout le monde. Cela me rappelle une chanson d'Henri Salvador,
des années soixante, je crois. Ce type est réellement
formidable. Je me souviens de quelques paroles, que je vais reproduire
:
Nos ancêtres les gaulois
Casque en pointe et tête de bois
Chantaient toute la journée
Pour empêcher le ciel de tomber.
et le refrain était :
Faut rigoler, faut rigoler,
Pour pas qu'le ciel nous tombe sur la tête.
Faut rigoler, faut rigoler,
Pour empêcher le ciel de tomber.
Je crois que Salvador avait sacrément
raison. Il faut se sentir Gaulois, par les temps qui courent.
Vous parlez d'Halloween. Je vous raconterai
quelque chose, un peu plus loin, d'assez étrange. Sur ce plan-là
aussi, nous vivons dans des mondes aussi différents. Là
où je vis, c'est la campagne. Vous diriez que les gens y sont
habités par des croyances rétrogrades, que l'Esprit des
Lumières, post Révolution Française ne nous a pas
encore complètement touchés. Peut-être, peut-être.
Mais avec l'âge, j'ai appris à ne pas conclure trop vite.
Ca a des avantages et des inconvénients. De toute façon,
il n'y a qu'à ouvrir un journal, en ce moment, pour réaliser
que la "nature humaine" est beaucoup plus méchante
que nous pourrions l'imaginer. Ou elle est plus complexe.
Vous reprenez ce thème de la mort. Avec la
Toussaint et Halloween c'était effectivement de saison. Nous
avons peut être été, que nous l'admettions ou non,
beaucoup plus frappés que nous ne voudrions l'admettre par les
événements du onze septembre dernier. C'était fou
de voir des milliers de personnes mourir en direct, sous nos yeux, quand
ces tours se sont effondrées. Je crois qu'à part Hiroshima,
personne jusqu'ici n'avait rien vu de plus horrible.
Je pense qu'il faut parler des choses, non pour s'en
repaître, mais pour éviter de tourner la page un peu trop
vite (les Américains, qui sont des spécialistes en la
matière, voir ce qui reste chez eux de leur histoire de la guerre
di Viêt-nam, arriveront-ils à le faire ? ). Il y a des
choses à comprendre. Comment un "livre saint" peut-il,
utilisé par des psychopathes, devenir le livre de bord de malades
capable de diriger des avions de lignes vers des immeubles habitant
des dizaines de milliers de personnes (on pourrait dire, symétriquement,
"comment est-ce que des principes de démocratie et de liberté
arrivent, habilement détournés, à répandre
un abominable néocolonialisme à travers le monde").
J'ai un ami, à la retraite maintenant, qui a beaucoup séjourné
dans ces fameuses tours, quand ils s'occupait du commerce extérieur
Français. Il paraît que cela aurait pu être bien
pire car, aux heures de pleine occupation, ce sont quelques vingt cinq
mille personnes, voire plus, qui fourmillent dans ces ruches.
Vous avez du lire le testament laissé par ce
pauvre malade qu'était Atta, l'un des pilotes kamikazes. Un fou
complet qui demandait "que les gens qui s'occuperaient de son corps,
s'ils devaient toucher son sexe, ne le fassent qu'avec des gants".
Alors qu'on a pas retrouvé un orteil de cet animal, seulement
le passeport qu'il avait jeté par la fenêtre, avant l'impact.
Votre évocation du jardin des morts rappelle
le film "Jeux Interdits", où deux gamins jouaient dans
un cimetière, comme vous, utilisant les perles des couronnes
pour se faire des marelles, dans les allées. Quand vous racontez
ces histoires, on s'y croît. Cela montre simplement qu'il y a
différentes façons d'approcher la mort. J'essaye de me
convaincre qu'elle fait partie de la vie. C'est une évidence.
A ce propos, pour répondre à vos assauts d'humour, je
citerai un phrase célèbre d'Oscar Wilde, répondant
à son médecin qui venait de lui apprendre qu'il était
perdu :
- Je sais que personne n'est immortel.
Mais j'espérais que pour moi, Dieu aurait fait une exception.
Elle est pas mal, celle-là,
non ?
Aimerais-je être immortel ? Et vous,
quel est votre sentiment sur ce point ? Comment occuper un temps d'immortalité
? Quoi qu'on fasse, on retombe sur la problématique posée
par Woody Allen : "L'éternité, c'est un peu long,
surtout à la fin".
Je relis cette perle, dans votre lettre,
correspondant à un dialogue entre une petite fille de quatre
ans et sa grand-mère :
- Mais comment tu peux savoir que tu mourras ?
- Tout le monde meurt.
- Tu veux dire, tous ceux qui sont nés vieux ?
Vous avez la plume dure en me décrivant
comme un homme qui bricole l'humour comme une recette de cuisine. J'en
prends vraiment plein la gueule. Mais vous avez raison. Je suis prêt
à prendre des leçons, en toute humilité, des leçons
d'insouciance. Je ne sais pas si vous connaissez la poésie. Il
n'y a pas que du bon, là-dedans. Je repense à un poème
de Baudelaire qui commence par :
J'ai plus de souvenirs que si j'avais
mille ans
Un très gros secrétaire encombré
de bilans
De grimoires, de cheveux roulés dans des quittances
Contient moins de secrets que mon triste cerveau.
En repensant à ces vers, je me dis
que, finalement, Baudelaire était un vieux con, un de plus, et
ça n'est pas parce qu'on sait rimer qu'on est plus malin.
J'essaye d'avancer dans la lecture du Coran.
On aura l'occasion d'en reparler. J'avoue que pour le moment je m'y
perds. On dirait un souk oriental. Pourtant j'imagine que si on veut
comprendre ce qui se passe actuellement sur cette planète on
ne peut échapper à cette lecture. Et tout cas, tous les
amis qui, au hasard des ans, me disent qu'ils avaient fait une tentative,
avaient tous abandonné à mi-parcours. Je m'accroche. Il
faudra peut-être lire, relire.
Mon Dieu, le dialogue que vous rapportez
entre ces deux garnements est incroyable, devrait être reproduit
dans la presse. En fait, on est tenté de se poser de sérieuses
questions concernant les rapports qui lient les croyants de tous bords
avec leurs livres saints. Les connaissent-ils ? A propos du Coran, vous
dites " Il n'y a rien à raconter, pas d'histoires, pas de
personnages...". Remarquez que dans cette superproduction qu'est
la Bible, c'est exactement l'inverse. Il y a trop de personnages et
on s'y perd. L'histoire finit par se diluer dans le générique,
à moins de se transformer en exégète, de s'accrocher
avec les dents à ces milliers de pages. Sinon, quel catho moyen,
quel juif moyen connaît la Bible ? Je me le demande.
Vous savez que toutes les religions savent produire
des "digests", appelés "histoires saintes. Ayant
été enfant de choeur, j'avoue humblement que j'ai fonctionné
en ne me basant que sur ces albums illustrés et bêtifiants
jusqu'à ce qu'une réaction de rejet n'intervienne, vers
mes douze ans. Je n'avais jamais lu une ligne de l'Evangile, et encore
moins de l'Ancien Testament. Le musulman de base fonctionne peut être
avec un petit nombre de "morceaux choisis", de versets sélectionnés.
Et alors, tout dépend du choix. Avec l'un d'eux, on obtient un
"musulman libéral" avec un autre une espèce
de cinglé complet, de fanatique. Il y a la même chose dans
l'Ancien et le Nouveau Testament. Je me suis amusé à lire
les Actes et les Epîtres et à souligner quelques passages
en rouge. Primo, il serait de nos jours impossible de lire en chaire
de tels passages des apôtres Paul, Jacques ou Pierre, sans que
les fidèles ne se ruent aussitôt vers la sortie, horrifiés.
Secundo, en s'envoyant dix-huit siècles en arrière, avec
douze lignes il y a de quoi fabriquer une Jihad à la chrétienne,
je ne vous raconte pas. A cette époque on appelait cela des croisades.
Heureusement que ça nous a passé.
Je relis votre lettre avec fascination
ainsi que l'opinion de votre Tarik, un gosse de cinquième, à
propos de Ben Laden : "c'est un gars qui défend les droits
des arabes aux Etats-Unis". Il faudrait qu'une seule ligne de ce
genre paraisse dans nos journaux. Mais malheureusement, les journalistes
n'interviewent jamais les morpions qui hantent les cours des collèges.
Ils ont bien tort.
Je vais revenir à ce que vous qualifiez de querelle
de clocher à propos d'Halloween et à l'idée "que
la mort puisse être une marque déposée" (vous
avez le chic pour trouver les mots, vous...). Mon histoire à
moi a des côtés Clochemerle. Le jour d'Halloween j'étais descendu
au bourg, faire quelques courses. Personnellement, je n'ai jamais beaucoup
apprécié la vulgarité d'une telle démonstration. Je trouve cela laid.
Mais, bon.... cela semble faire partie du temps. En tout cas, commercialement,
c'est indéniablement un gros succès. Pour les gosses, ça n'est
qu'une occasion de se déguiser et d'aller quémander des bonbons chez
les voisins. Ce que les gens savent en général rarement c'est le contenu
de la formule consacrée utilisée par les gosses du pays où est née cette
coutume : l'Amérique : "treats or tricks" : "un cadeau
ou un sort !".
...L'irruption
de cette nouvelle coutume sur l'ancien continent a provoqué l'ire des
évéchées, parait-il. J'ai retrouvé dans la rue une vieille amie et nous
avons fait un bout de chemin ensemble. J'ai appris que le jeune curé
du bourg avait pris la tête d'une phalange "anti-Halloween".
Stimulé par l'évêque, celui-ci avait même organisé une contre-manifestation,
réunissant ses jeunes ouailles dans un terrain situé, à dessin, à proximité
de la maison des jeunes et de la culture où devait au contraire se dérouler
un concours du meilleur costume de sorcière ou de vampire. Fait aggravant,
un journaliste avait, dans l'édition dominicale précédente, publié un
reportage sur cet affrontement, avec photo couleur en couverture.
- Félix, vous n'imaginez pas les conséquences. Ma belle-fille
est une catholique très "engagée". Nos deux petites filles
sont donc en ce moment en train de participer au "rallye"
organisé par le curé, mais elles y sont parties en larmes. En effet
ma soeur, croyant bien faire, qui leur avait acheté des costumes, en
grande surface, avec les chapeaux pointus noirs et tout le tremblement,
étaient venues hier, sans crier gare, les apporter chez mon fils.
...Nous arrivâmes sur
le lieu de cet affrontement idéologique ou théologique d'un genre nouveau.
Le curé avait organisé une sorte de jeu de l'oie, fondé sur "les
saints". Tout cela avait l'air de manquer terriblement d'imagination.
Pas de costumes, pas de musique, rien. Au passage j'ai capté une bribe
de dialogue entre une animatrice et un des gosses, à qui on demandait
ce qu'était la "canonisation". Je me suis souvenu qu'étant
bambin je m'étais posé la même question. Je savais qu'un saint était
une personne qui avait été "canonisée". Un jour, en feuilletant
un numéro de "L'Illustration", en noir et blanc évidemment,
j'étais tombé sur une reportage sur les "hommes-canons". J'en
avais déduit que c'était l'appareil qui permettait de "canoniser
les saints" et ce ne fut que bien des années plus tard que cette
idée fausse fut dénoncée par un prêtre indigné, lors de séances d'instruction
religieuse.
...A quelque distance se tenaient les
instituteurs de gauche, qui tenaient la MJC. C'était Don Camillo, mais
sans Fernandel et sans Giovanni Guarecci. En, tout cas, à une époque
où notre planète semble vivre une crise sérieuse au plan de la spiritualité
il m'a semblé que les représentants de Rome ne faisaient pas le poids,
face à cette invasion satanico-commerciale d'outre-Atlantique. J'ai
feuilleté un journal qui évoquait le maintient de cette fête d'Halloween
à New-York, en dépit du drame récent. Là, les choses prenaient une toute
autre coloration. Comment déambuler dans les rues avec des costumes
de squelettes, des masques en forme de tête de mort ou couverts de pustules,
dans un tel contexte ?
...Je
crois que les gens qui jouent ainsi avec la mort et en font commerce
ne l'ont sans doute jamais vue de près. Cela m'est arrivé, en particulier
pendant la guerre de 39-45 quand des hordes Allemandes, défaites, remontaient
vers l'Allemagne et qu'il leur arrivait de commettre des atrocités dans
des villages traversés, simplement parce qu'un habitant leur avait lancé
quelque chose d'une fenêtre. La maison familiale se trouve être dans
un département où il avait eu des choses particulièrement atroces, où
on avait enfermé les habitants d'un petit village dans une église, à
laquelle on avait ensuite fichu le feu. Le nazis s'était amusés à tirer
à la mitraillettes sur les habitants qui tentaient de s'échapper par
les fenêtres, après avoir brisé les vitraux. Quelque fois, l'atrocité
se révèle par un simple détail. Au moment où, après la guerre, je travaillais
dans un ministère situé à Issy-les-Moulineaux il y avait une construction
en béton qui avait été d'abord construite pour servir de stand de tir.
Elle était donc toute en longueur, sans étage. Il y avait des pas de
tir, avec des fenêtres allongées, pour laisser s'échapper la fumée.
Subsistaient encore des buttes de sable, pour y planter les hampes des
cibles et absorber les balles perdues. Au niveau des pas de tir, les
murs étaient doublés avec de l'amiante plaquée à l'aide de grillage.
Il n' agissait pas d'un dispositif anti-incendie, mais d'une manière
comme une autre d'atténuer l'effet des rebonds des étuis lors des tirs
en rafale, à la mitraillette ou à la mitrailleuse, et l'écho du fracas
des armes dans ces endroits exigus. Un jour, en allant me promener avec
un camarade, à l'heure du déjeuner, je visitai ces restes. Curieusement,
l'un des pas de tir avait été totalement fermé par des cloisons de béton
et des portes en fer. Mon ami m'en expliqua la raison :
- On s'est servi de ce local pour faire les premières
expérimentations sur le zyklon B. La couche d'amiante rendait le lieu
relativement insonore et, tu vois, on injectait les ampoules par le
plafond, par ces orifices. Mais, si tu regardes bien, l'amiante est
enfoncée jusqu'à une certaine hauteur, comme si des gens avaient passé
leurs doigts dans les mailles du grillage.
...Les traces laissées
par tous ces malheureux, tentant désespérément d'échapper au gaz mortel
étaient encore visibles, je m'en souviens très bien, une bonne quinzaine
d'années après la guerre, mais personne n'y prêtait attention. Parfois,
l'horreur laisse des signes à peine décelables. C'est pour cela que
je n'aime guère que l'on fasse de la mort un jeu. Pourtant tous les
médias s'y emploient. Les bombardements aériens, ces fameuses "frappes
chirurgicales", ressemblent à des jeux vidéos. Ah, s'ils savaient,
ces gens qui observent ces choses, calés devant leurs télévisions, comment
les choses se passent réellement, ils verraient les choses différemment.
...En regardant
dans des cartons, je suis tombé sur un cahier d'écolier qui constituait
le journal que mon père avait tenu, durant son séjour en Angleterre,
jusqu'à ce qu'il se fasse descendre. Je tombe sur ces lignes : "
Les chasseurs ont peu de contact avec la mort. Certains prennent cela
comme un jeu, comme ce Pierre Closterman, qui est dans notre escadrille.
Il est très jeune et apparemment très fier d'avoir déjà peint plusieurs
croix noires sur le fuselage de son Spitfire. Mais ici, chacun réagit
comme il le peut, sans doute. Quand nous avons été plongés dans ce que
les pilotes Anglais ont appelé The Big Circus, le Grand Cirque, aucun
de nous n'a très bien compris ce qui lui arrivait, j'imagine. Après
le temps d'entraînement, très court, nous nous sommes retrouvés
dans des unités combattantes. Jeunes pilotes, nous avons commencé par
coller de notre mieux un "ancien", qui était simplement arrivé
là quelques mois avant nous. Quand on partait, on regardait la carte
de la France. Des petits canons en bois découpé, sommairement peints,
indiquaient les postes de "flak", ces terribles affût quadriples,
de la DCA Allemande. Quand il y en avait beaucoup, on savait que les
choses se passeraient mal, que des camarades ne rentreraient pas. La
première fois que j'ai vu un type mourir, on aurait dit un avion-jouet
qui plongeait vers le sol en émettant un filet de fumée. Puis il y a
eu une lueur, et ce fut tout. Dans les cockpits, abrutis par le bruit
de notre moteur, nous n'entendions rien. J'espère qu'un jour tout cela
se terminera et que je pourrai vous retrouver. Quand ? je n'en sais
rien, mais je sais que je n'aurai guère envie de me rappeler de tout
ceci, je vous le dis."
...Mon père est ensuite devenu, au
fil des derniers mois de sa vie, un "vieux pilote", aguerri.
L'histoire la plus terrible qu'il ait consigné sur ce cahier se réfère
à un combat avec un chasseur Allemand, pilotant un Focke-Wulf "Long
Nez", à moteur en ligne. Après quelques minutes de combat tournoyant
l'Allemand a essuyé une rafale de 30 mm. Il a alors cessé d'agiter son
avion en tous sens et s'est stabilisé en vol horizontal, légèrement
descendant. Mon père a écrit qu'il voyait de la fumée blanche s'échapper
du capot, ce qui indiquait une forte fuite du liquide du système de
refroidissement, et que l'appareil allait immanquablement aller au sol
assez vite. Il s'attendait à ce que le pilote saute, mais rien ne se
passait. Il a alors donné un peu de gaz et est venu se placer à la hauteur
de l'Allemand, assez près pour voir ses traits très distinctement. A
la hauteur du cockpit il put voir le trou important laissé par l'impact
d'un de ses obus de trente. Visiblement, le corps du pilote avait dû
être traversé par le projectile. Il avait peut-être la colonne vertébrale
touchée et cela expliquait pourquoi il ne faisait rien. Mon père a continué
à voler de conserve avec le gars jusqu'à ce que leurs deux avions soient
trop bas pour que l'autre puisse sauter en parachute. Les extrémités
de leurs ailes ne devaient pas être distantes, avait-il écrit, de plus
de quelques dizaines de mètres. Ils se sont regardés. L'avion de l'Allemand
perdait de l'altitude avec régularité. A un moment celui-ci, qui ne
devait pas avoir plus d'une vingtaine d'année, lui a fit un signe de
la main, en lui adressant un sourire. Mon père m'a dit que cela lui
devint soudain insoutenable et que, mettant plein gaz, il reprit de
l'altitude, dans un ciel complètement vide. Quelques secondes plus tard
le Focke-Wulf explosait en multiples débris sur la cimes des arbres.
...J'ai fait la connaissance, après
la guerre, d'un pilote, Henri de F. qui avait également servi dans son
escadrille. C'était aussi un sang bleu. En Angleterre ceux-là côtoyaient
les plombiers zingueurs. Entre eux, ils se vouvoyaient, c'est tout.
A travers son récit, j'ai su comment ça se passait quand on était "le
perdant". Il m'a dit qu'il n'avait rien vu, rien senti ni rien
entendu. Sa jambe droite est devenue simplement comme désarticulée et
il ne pouvait plus s'en servir pour piloter. Il devait donc contrôler
son palonnier avec son pied gauche, ce que la présence d'une sangle,
sur le dessus du pied, rendait possible, celle-ci étant censée empêcher
les pieds du pilote de perdre le contact en cas de "g" négatifs.
Il avait senti que sa jambe droite de pantalon devenait toute mouillée.
Ce qui l'a surpris, c'est le froid. La rafale avait transformé son "hood"
(on dirait de nos jours sa "verrière") de plexiglass en passoire.
Mais elle avait également coincé le système de largage. Il s'escrima
dessus pendant un bon moment puis, voyant que c'était inutile, se concentra
sur son pilotage afin d'essayer de regagner le terrain le plus proche.
Là-bas, la jambe gauche du train refusa de descendre et il dut rentrer
la droite manuellement avant de se préparer à atterrir sur le ventre,
sur la grande bande de gazon bordant la piste, prévue d'ailleurs à cet
effet. Il réussit sa manoeuvre magnifiquement "sans même coucher
un brin d'herbe". Mais les secours tardèrent à se rendre sur les
lieux. Entre temps, le feu se déclara. Aujourd'hui Henri n'a plus d'oreilles,
plus de nez et des lèvres qui sont le résultat d'une série
d'auto-greffes. Quand je pense à lui, je me demande bien quelle gloire
il peut y avoir à finir comme cela. Mais, dire qu'on hait la guerre,
qu'est-ce que ça veut dire ? Il y a sans doute autre chose à comprendre,
j'imagine.
...En
rentrant du bourg, rejoignant ma voiture au parking je suis passé par
la rue où habite mon ami René Moreau, chirurgien. J'ai vu sa voiture
garée devant la maison (il occupe tout le rez-de-chaussée), mais tous
les volets étaient fermés et on pouvait voir de la lumière au travers.
En plein après-midi, cela semblait vraiment bizarre. J'ai décidé de
m'arrêter et de passer le saluer. Nous sommes de très vieux amis. Je
sais qu'il a beaucoup changé depuis qu'il a perdu son jeune frère et
qu'il a divorcé. S'agissant du second événement, je crois
que c'était plutôt une bonne chose, car je n'avais jamais beaucoup apprécié
Guislaine, son épouse. Avec un tel prénom, on pourrait penser que celle-là
appartenait à quelque famille titrée, ou du moins bourgeoise. Eh bien
pas du tout : cette petite bonne femme assez vulgaire, aux cheveux teints
d'un roux criard, était fille d'ouvrier. Elle s'était bien débrouillée
pour faire tomber René dans ses filets en se faisant mettre enceinte,
puis en refusant d'avorter. Ils avaient eu une fille.
J'ai sonné. René est venu m'ouvrir.
- Mais qu'est-ce que tu fous avec ces fenêtres fermées ?
- Ce sont ces gosses déguisés, qui n'arrêtaient pas de frapper à la
vitre pour réclamer des bonbons. Cette connerie de coutume Américaine
!
- Tu n'avais qu'à ne pas leur ouvrir....
- Je... ne supporte plus, après tout ce qui est arrivé.
- Tout quoi ?
- Je vais te raconter. Tu me prendras sans doute pour un fou. Je n'ai
jamais dit cela à quiconque. Mais tu es peut être la seule personne
que je connaisse qui soit capable d'écouter une histoire pareille sans
interrompre celui qui la lui conte
...Et il a commencé
à vider son sac. Son frère Aimé s'était mis à souffrir, à son adolescence,
d'une maladie mentale qu'on nomme neurasthénie. C'est quelque chose
que l'on comprend très mal et qui est extrêmement éprouvant pour l'entourage.
Le neurasthénique vit simplement la vie comme une souffrance au quotidien,
en permanence. C'est comme si il lui fallait faire un effort constant
pour rester en vie. La pente suicidaire est pour lui la direction qui
lui semble la plus naturelle, comme si son instinct de conservation
fonctionnait à l'envers. Quand le père de René est mort, sa mère a continué
de s'occuper de son frère en permanence tant qu'elle a été elle-même
en vie. Aimé, bon musicien, arrivait même à gagner à peu près sa vie
en donnant des leçons, chez lui. Il était évidemment exclu de le laisser
seul, ne serait-ce que dix minutes, sinon n'importe quoi pouvait arriver.
Il pouvait par exemple sortir et se mettre à traverser les rues comme
s'il ne voyait pas les automobiles, et se faire écraser.
...Quand la mère de René est décédée,
celui-ci exerçait déjà comme chirurgien. Il ne pouvait de ce fait pas
à la fois exercer une activité professionnelle et s'occuper de son frère
en permanence. Aimé fut donc placé dans une institution spécialisée.
René continua à visiter son frère quand il le pouvait. Il s'écrivaient
aussi. Aimé, qui vouait une grande confiance à son frère aîné, ne tarda
pas à transformer l'institution en conservatoire de musique, ce qui
lui apporta un certain équilibre de vie. Il avait même réussi, me disait
René, à former quelques élèves qui marchaient assez bien, semble-t-il.
...Les années passant, René essaya
d'avoir une vie à lui et c'est là qu'il tomba sur cette Guislaine. Je
crois qu'elle était vendeuse dans un magasin de vêtements pour dames.
Ses relations avec son frère s'espacèrent un peu, mais en même temps
il savait que la position d'enseignant que celui-ci avait su installer
là-bas lui avait permis lui aussi, à sa façon, de trouver un équilibre
qui semblait meilleur que ce qu'il avait connu quand il vivait seul
avec sa mère. René "veillait au grain", disait-il. Il s'occupait
se sa fille mais se disait prêt à accourir auprès de son frère au moindre
signe d'angoisse. Cela se produisit parfois, mais, les années passant,
le système semblait à peu près au point.
...Un jour l'institution appela René
et lui apprit que son frère venait de se pendre dans sa chambre, la
nuit précédente. Les soignantes ne l'avaient découvert qu'au matin,
accroché à l'attache du lustre, qu'il avait démonté et posé consciencieusement
sur son lit. La mort d'Aimé bouleversa René. Les deux frères s'aimaient
beaucoup. René nous versa un whiskies et attaqua :
- Il y a une chose que je ne t'ai jamais dite. Depuis
son plus jeune âge, Aimé disait qu'il entendait des voix, qu'il voyait
des gens que personne ne voyait à part lui. Nous avions considéré que
cela faisait partie de sa pathologie. Dans les mois qui ont suivi son
décès je me suis mis à souffrir d'insomnies abominables. En un sens,
après un tel choc émotionnel, c'était assez normal. Mais, tu sais que
je suis médecin. Ces insomnies résistaient aux doses de somnifère les
plus fortes. J'avais beau prendre des doses à assommer un cheval, je
n'arrivais pas à dormir plus d'une heure par nuit. J'ai dû interrompre
mon travail à la clinique, pendant des mois. Opérer en étant dans un
tel état eût été de la folie pure : j'avais les mains qui tremblaient.
C'est simple : je passais des après-midi entiers allongé dans l'obscurité
à essayer de m'endormir, avec ou sans drogue, sans y parvenir. J'essayai
de lire, de regarder la télévision : rien n'y faisait. Alors des choses
se sont passées, quand j'arrivais à m'endormir. J'ai rêvé que mon frère
était assis au bout de mon lit et pleurait. Il me demandait avec insistance
de lui pardonner en ajoutant "qu'il ne savait pas". Au bout
du trois ou quatrième rêve j'ai pu dire un mot. Je me suis entendu dire
"tu ne savais pas quoi ?" et il m'a répondu "qu'on nous
empêchait....". J'ai fini par me rendre à la clinique où j'ai demandé
à rencontrer le médecin-chef. La dernière fois où nous nous étions vus,
c'était au moment du décès, pour signer des papiers. Il avait eu un
comportement plutôt neutre, pour autant que je puisse me le rappeler,
car ce jour-là j'étais plutôt mal. Mais là, lors de notre entrevue,
il semblait avoir quelque chose à me dire. J'ai fini par lâcher "écoutez,
docteur, savez-vous quelque chose que j'ignorerais, à propos du suicide
de mon frère Aimé ?", et il m'a simplement répondu "pourquoi
ne répondiez-vous pas à ses lettres d'appels au secours ? Pourquoi refusiez-vous
à cette époque, systématiquement, de lui parler au téléphone quand il
essayait de vous joindre ?". Je suis resté sidéré. A cette époque
Guislaine n'avait fait état d'aucun appel et je n'avais reçu aucun courrier,
alors que notre mode de communication épistolaire n'avait jamais posé
le moindre problème. Je suis rentré chez moi. Guislaine était sortie
faire des courses. Je sais que je suis allé à la cuisine chercher un
couteau ou un tournevis, que je me suis rendu ensuite dans son bureau
et que j'ai forcé le panneau de son secrétaire. J'ai trouvé sans difficultés,
nouées avec un ruban noir les lettres qu'Aimé m'avait adressées. Quand
je les ai lues, j'en ai eu les larmes aux yeux et j'ai immédiatement
demandé le divorce. Mais entre époux le grief de vol des courriers n'existe
pas en matière de droit. Je n'aurais d'ailleurs pas été en mesure de
prouver quoi que ce soit.
...La justice m'a donné un droit de
visite, classique et, après que nous nous soyons séparés, je me suis
mis à recevoir ma fille, qui allait sur ses treize ans, chez moi, un
week-end sur deux. J'ai fait ce que j'ai pu pour resserrer les liens
entre nous. Je l'ai emmenée en voyage, en Afrique, aux Etats-Unis, aux
Caraïbes. J'ai fait n'importe quoi pour essayer de lui être agréable.
Elle avait de réels talents et j'ai vraiment tout fait pour lui permettre
de les mettre en valeur : peinture, sculpture, musique, sports. Pendant
quelques mois j'avais même réussi à lui faire suivre des cours de danse
moderne, où elle se débrouillait fort bien. Mais notre relation s'étiolait.
J'avais l'impression qu'elle construisait méthodiquement un mur entre
nous. Elle finissait toujours par se détourner de tout ce que je m'évertuais
à lui offrir sur un plateau.
...J'avais repris le travail, mais
mon rythme de sommeil était toujours aussi erratique, même des années
après la mort d'Aimé. Un jour j'ai eu un appel de la mère d'une des
camarades d'école de ma fille : "Docteur Moreau, pourrions-nous
nous rencontrer ? Je voudrais vous conter quelques faits. Mais il vaudrait
peut être mieux que nous puissions en discuter de vive voix". J'ai
accepté la rencontre. Cette femme m'a alors expliqué qu'à travers les
récits que lui faisait sa propre fille, la mienne semblait avoir un
comportement des plus bizarres. Celle-ci, me dit-elle, ne parlait plus
que de magie, de pouvoirs qu'elle était censée acquérir grâce à sa mère
et à sa grand-mère. "Comme ce que disait votre fille semblait fasciner
la mienne, un peu trop à mon goût, j'ai fait une chose que je ne me
serais jamais permise dans d'autres circonstances : un jour où votre
gamine revenait précisément d'un week-end qu'elle avait passé avec vous,
elle avait son gros sac de sport avec elle, contenant ses affaires.
Après avoir envoyé les deux gosses faire une course, j'ai jeté un oeil
dedans. Et savez-vous ce que j'y ai découvert ? Des poupées de cire
truffées de petits clous rouillés. C'était il y a deux semaines".
...René resta silencieux
une bonne minute, puis vida son verre d'un trait. Il guettait ma réaction.
Mais je me contentai de l'écouter. Il reprit son récit :
- Une semaine plus tard j'ai été chercher ma gosse à
la sortie de son collège. A la maison, je lui avais installé une jolie
chambre à elle, que j'avais peinte moi-même avec des couleurs gaies.
Elle avait un joli secrétaire avec un abattant. A un moment, elle est
allée vers son sac et en a extrait deux bougies, une de taille normale
et une plus large et plus trapue, qu'elle a allumée. Elle s'est mise
ensuite à chauffer l'autre bougie, une chandelle ordinaire de cire blanche,
en la modelant avec ses doigts. " Je me suis mise à quelque chose
qui m'intéresse beaucoup : la sculpture sur cire", ajouta-t-elle.
En une dizaine de minutes, alors que je n'avais jamais réussi à la faire
s'intéresser à une quelconque activité touchant aux arts plastiques,
elle modela un corps d'homme. Elle dégagea, dans couper la cire, ni
faire d'ajouts, les deux jambes jointes, les bras, la tête. De toute
évidence ça n'était pas la premier objet de ce genre qui sortait de
ses mains. Il fallait une sacrée dextérité et habitude pour produire
cette forme en quelques minutes, à partir d'une simple bougie. En fait,
je voyais confectionner sous mes yeux une classique poupée de cire ou
"dagyde". Je lui ai demandé dans quel but elle se livrait
à ce genre d'activité. "Pour y planter des aiguilles... non, je
plaisante".
...Il y avait dans son regard une lueur
fascinante. Elle ne quittait pas sa statuette des yeux, comme si elle
voulait également la sculpter en la fixant de la sorte. Sans manifester
le moindre étonnement, j'ai fait l'idiot. Je l'ai questionnée. Me répondre
semblait fort la divertir, comme si elle se disait "ça n'est pas
possible qu'il soit si bête !". Elle a déroulé de grands pans de
cette histoire. Je savais que sa tante vivait au Gabon. Les activités
des marabouts la passionnaient, disait-elle. "N'aurais-tu pas peur
qu'ils te jettent un sort", lançais-je avec l'air amusé par son
histoire. "Oh non, je leur aurais lancé moi-même un sort avant
qu'ils n'aient pu le faire !" fut sa réponse immédiate. En somme
on était en plein dans "Marabouts sans frontière".
...J'ai voulu, comme l'avait fait la
mère de son amie, explorer son sac. Pour ce faire je l'envoyai faire
une course et elle partit sans méfiance. J'y trouvai des tas de choses.
Un slip et un mouchoir m'appartenant, un sachet de plastique contenant
des cheveux à moi, récupérés sur ma brosse. Bref, "des produits
frais". J'ai tout remis en place puis, le week-end terminé, je
l'ai ramenée chez sa mère. Celle-ci s'était mise à la colle avec un
type qui avait dix ans de moins qu'elle, qu'elle avait connu comme manutentionnaire
dans un supermarché et qui avait, selon ma fille, entrepris des études
de droits, les seules qu'on puisse démarrer sans baccalauréat. Il voulais
"devenir juge", paraît-il.
...Quand je me suis retrouvé seul dans
la maison j'ai commencé une exploration systématique. J'ai trouvé des
"pentacles" sous mes semelles de chaussures, ces figures classiques
en forme d'étoiles à cinq branches, assortis de signes cabalistiques
divers. Sous mon matelas, en plein milieu, un croissant de lune en papier
découpé. Dans la cuisine, sur le dessus d'un placard j'ai trouvé une
boite d'allumettes contenant un assortiment d'herbes séchées.
...René guettait une
réaction goguenarde de ma part, un mouvement de scepticisme. Mais, voyant
que je restai neutre, il poursuivit.
- J'ai voulu aller au fond des choses. La procédure
en divorce n'était pas encore achevée et je m'étais étonné de voir apparaître
des pièces que la mère de ma fille n'était pas censée posséder. Depuis
quelques mois, j'avais des doutes. De nos jours on vend des tas de gadgets
pour opérer des écoutes. L'un d'eux est très simple. Le système de captation
a la forme d'une prise téléphonique que l'on met en double sur une prise
normale. Il en sort un fil relié à un petit magnétophone équipé d'un
"VOR", qui ne se met en marche que lorsqu'on utilise la ligne.
Deux semaines plus tard tout était en place. Il m'a suffi de m'absenter
une petite heure pour récupérer le pot-aux-roses complet. En mon absence
ma fille fouillait dans toutes mes affaires avec une adresse consommée,
en suivant en permanence les conseils maternels, notant la position
de chaque objet pour être sûr de tout bien remettre en place.
Quand elle mettait la main sur les documents que celle-ci cherchait
à se procurer, la gosse les lui transmettait en utilisant simplement
mon fax, branché dans mon bureau sur une autre ligne. Ça m'a
foutu un sacré coup au moral. Mais, tant que j'y étais, il me restait
à aller le plus loin possible dans cette histoire. J'ai fait analyser
les herbes trouvées dans la boite sur le dessus d'un placard de la cuisine.
On y a trouvé plusieurs espèces, mélangées. Un psychotrope africain
puissant, connu, plus, de même provenance, un truc voisin du Datura,
une véritable saloperie.
...Le récit de
René avait pris pas mal de temps. Ses phrases avaient été
entrecoupées de longs silences, comme s'il lui avait fallu, à
chacune de ses révélations, récupérer. Dehors,
la nuit était tombée. Je ne savais pas quoi dire tant son récit m'avait
laissé le souffle coupé. Il avait fait tout ce qui était à faire dans
ce cas. En fait, la situation dans laquelle se trouvait sa fille pouvait
être assimilée à la participation aux activité d'une sorte de secte,
assez spéciale, qu'on aurait pu qualifier de "satanique".
légalement, il n'y avait rien de faisable, psychologiquement
non plus, sans doute. Je lui ai demandé ce qu'il était advenu ensuite.
- J'ai pensé que toute intervention directe aurait été
vouée à l'échec. S'il n'y avait pas eu cet appel de cette mère d'une
de ses camarades de classe je n'aurais peut-être jamais rien suspecté.
Ce qui m'avait frappé, c'était la dextérité avec laquelle elle avait
confectionné la "dagyde", la poupée de cire, alors que jusqu'ici
elle avait toujours boudé toutes les activités de travaux manuels où
j'avais essayé de l'entraîner, à commencer par celles que j'avais moi-même
pratiquées dans ma jeunesse, comme la poterie. Je me suis souvenu de
pas mal de phrases qu'elle avait prononcées dans les mois ou même les
années précédentes et j'ai effectué des recoupements. Elle ne devait
pas avoir plus de onze ans quand s'était mise à me questionner d'une
étrange façon : "papa, si tu mourrais, qu'est-ce que tu voudrais
que l'on fasse de ton corps ?". Une fois, passe. Mais elle avait
à une certaine époque posé cette question de manière insistante. Un
"contrat" avait-il été passé, me concernant ? La mixture trouvée
dans la cuisine correspondait-elle à la mise en oeuvre d'un tel projet
? En tout cas, tu ne seras pas surpris que mes problèmes de santé se
soient sensiblement et progressivement améliorés après que j'aie mis
en oeuvre un contrôle serré de ce que je pouvais manger chez moi. J'ai
commencé par jeter tous les produits que contenait ma cuisine, qu'il
s'agisse du contenu du frigidaire et du congélateur, des condiments,
de tout ce qui pouvait être contenu dans autre chose que des boites
de conserve. Mais certaines drogues d'origine africaine ont tendance
à s'accumuler dans le système nerveux et, par exemple, au sujet de ces
insomnies, il me fallut plusieurs mois pour retrouver un rythme normal
de sommeil.
...Dans l'immédiat, je me demandai
ce que je devais faire avec ma fille. J'avais deux semaines pour trouver
quelque chose, en attendant mon prochain week-end de garde, qui coïncidait
d'ailleurs avec son anniversaire. Bien qu'ayant grandi dans une "famille
chrétienne" je ne suis pas ce qu'on pourrait appeler un "croyant".
J'ai donc envisagé une tentative d'intervention au niveau symbolique.
Tu sais que le prénom de ma fille signifie "abeille". Je suis
allé chez un bijoutier et je lui ai demandé de fabriquer un collier
composé d'une chaîne en or et de deux objets se terminant par des anneaux
du même métal, imbriqués. Le premier était une croix chrétienne
et le second une abeille, en or, où l'abdomen était signalé par une
pierre de couleur brune.
...Quand j'ai retrouvé ma fille en
allant la récupérer à la sortie de son collège, j'ai arrêté la voiture
et j'ai sorti le collier en lui disant qu'il s'agissait d'un cadeau
pour ses treize ans. Je lui ai demandé de passer celui-ci à son cou,
en lui disant que si le nombre de maillons ne correspondait pas à son
tour de cou je pourrais le faire modifier par le bijoutier. Je tenais
en fait à ce qu'elle passe elle-même ce collier autour de son cou. Tout
cela a pris du temps. Elle a commencé par regarder ce collier comme
s'il se fut agi d'un piège ou de quelque chose de ce genre. Je lui ai
expliqué que l'abeille en or était là pour rappeler son prénom. Quand
elle a essayé de passer ce coller à son cou, il lui a échappé des mains
plusieurs fois et elle a dû se contorsionner à plusieurs reprises pour
aller le récupérer sur le plancher de la voiture. Puis, quand tout a
été en place, j'ai abattu mon jeu. Je ne lui ai pas dévoilé mes sources,
c'est à dire les confidences qui m'avaient été faites par la mère de
sa copine, mais je lui ai dit clairement que j'avais percé à jour le
sens de ses activités, que j'avais découvert dans l'appartement les
objets qu'elle avait déposés, que j'étais au courant de la façon dont
elle venait régulièrement récupérer chez moi des objets qui avaient
été en contact étroit avec mon corps. Elle a été estomaquée, est restée
réellement le souffle coupé. Je n'ai pas de croyance particulière vis
à vis de ces choses-là, si on excepte l'efficacité tout à fait reconnues
des drogues psychotropes utilisées de longue date par les marabouts
africains, parfaitement redoutables. Sur ce plan là nous, occidentaux,
aurions beaucoup de choses à apprendre d'eux. J'ai essayé de jouer un
rôle. Je lui ai dit "celui qui te parle aujourd'hui n'est pas simplement
ton père, c'est aussi le messager, qui te dit : sors de ce jeu-là au
plus vite, sinon le 'choc en retour' risquerait un jour de te coûter
très cher. Entre le miel et le venin, tu devras choisir". Comme
elle persistait dans ses dénégations, j'ai fini par lui dire "c'est
simple : où je me fais des idées, tu es blanche comme neige et tu n'as
absolument rien à redouter, ou ces soupçons ont un fondement".
Ce à quoi elle a répondu, après un long silence : "C'est que je
ne suis pas blanche comme neige".
...J'ai questionné
Moreau sur les suites de tout cela. Son visage s'est rembruni. Après
cet épisode sa fille n'a plus voulu venir chez lui. Elle a paraît-il
maintenant seize ans. Mais je comprends pourquoi il supportait mal les
visites des gosses déguisés en sorcières et en monstres, le jour d'Halloween.
.........................................................................Amicalement ......................................Félix
à compter du 25 mai 2002
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