14 novembre 2001

Cher Félix,

     Je vous prête l'un de mes aphorismes préférés, du cynique Cioran, qui cultive le pessimisme avec un tel enthousiasme, qu'on pourrait croire que ça rend heureux : "Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n'être pas mort sur un canapé." J'aurai bien aimé écrire ça : c'est délicieux et très drôle.

     Des tas de gens se posent la question de savoir s'ils croient en Dieu. Interrogation futile. En réalité, il importe seulement de savoir si on peut croire en une religion...quoiqu'en y réfléchissant un peu, j'aurai tendance à dire qu'un truc pareil n'a pu être inventé que par un dieu. Allez savoir.

     Je ne suis pas cliente au paradis : je vous laisse ma place de bon coeur. Et puis, je n'ai pas la main verte, alors tous ces jardins qu'on nous promet, franchement, ça me laisse de marbre. Je crois qu'au bout de huit jours, je me damnerai pour retrouver mon intérieur. Cette passivité et cette éternité à bouffer des pommes alors que chacun sait qu'à terme ça risque d'être très mauvais pour les intestins me fait franchement douter qu'avec des carences comme ça en diététique de base, Dieu ait pu créer des corps humains. Les religions devraient se recycler : on voit bien que ces gens là n'ont jamais essayé de faire avaler un fruit à un gosse qui réclame sa tartine de Nutella.

     Vous me demandez si j'opterai pour la vie éternelle? A priori, je suis ouverte à toutes les propositions, je vais envoyer mon CV avec une lettre de motivation. Mais notre pauvre petit monde semble si soudainement précaire qu'il faudrait accepter l'idée de devoir un jour ou l'autre flotter dans la galaxie, les jambes ballottant dans le vide. Alors, là ou au paradis...J'ai seulement l'intuition qu'on ne peut pas disparaître. Ça doit être impossible, quoiqu'on fasse. J'ai vécu bien contre mon grès des expériences qui me laissent à penser que notre belle mécanique n'a pas tant à voir avec notre identité et même plus bizarrement avec nos perceptions. Peut-être vous raconterai-je un jour ou l'autre ce que je préfère pour l'instant enfuir. Je repense à votre ami Moreau : je ne nie pas a priori ce qui échappe à ma compréhension, je reste modeste : la plupart des gens que je connais et qui se réclament nationalistes veulent en fait réduire le réel à ce qu'ils en comprennent. Je les trouve lâches et prétentieux : c'est une attitude intellectuelle bourgeoise qui consiste à tracer un petit cercle autour de soi en décrêtant qu'il contient l'ensemble du monde. Ça rassure peut-être, mais ces gens-là n'ont pas besoin de l'éternité. Je crois que moi je saurai en faire bon usage. Si c'est réversible, je prends.

     Avez-vous remarqué qu'on nous colle tous une religion dans les pattes. C'est un questionnaire auquel la réponse "sans opinion" est interdite. Athée, c'est une pirouette qui relève de la négation d'une attribution religieuse. Croyants, ça n'existe pas comme religion : on est obligé de prendre un modèle avec options, avec les dorures, les apparats. Une amie protestante m'affirme qu'on est chrétien dés lors qu'on a été baptisé, un point c'est tout.

 -et si on ne croit pas en Dieu?
 -impossible, on l'a mis en toi, ce n'est pas réversible.

     C'est un fille censée et ouverte, mais elle a tenu à rester vierge jusqu'au jour de son mariage...à 22 ans. Je lui disais :

  -mais si c'est programmé que tu passes ta vie avec ce garçon-là, à mon avis tu dois pouvoir devancer l'appel sans risque du rupture de ton contrat religieux avec Dieu. Il ne tient quand même pas un comptabilité si précise.
  -non, Il le saura forcément
  -ah, parce qu'il regarde? Mais c'est dégueulasse!

     Mes parents ne m'ont jamais parlé religion. Je crois qu'avec raison, ils ont pensé que ce n'étaient pas des choses à raconter aux enfants. A six ans, j'ai été à l'école publique, mais en Alsace et en Moselle, par héritage de l'annexion allemande, le catéchisme fait parti des enseignements élémentaires, obligatoire sauf demande expresse formulée par les parents. Dans un village reculé, ça revient à créer une marginalisation, et aucun enfant n'assume cela volontairement. On apprenait donc sagement nos leçons, l'homme en noir n'étant pas du genre compatissant envers l'insouciance enfantine. Apprentissages évalués, notés, comme les maths et le français, coups de règles sur les doigts en bonus. Personne n'avait pris soin de nous informer que l'adhésion aux préceptes de base était facultative et je dois dire que c'est une des plus terribles trahisons dont j'ai jamais été victime. Mais les chrétiens ont un énorme problème avec Dieu qui se définit comme l'être parfait. Quel embarras que cet attribut qui oblige dés lors à justifier un monde et des créatures, non seulement imparfaites, mais parfois franchement méchantes, mauvaises, répugnantes, monstrueuses, hideuses etc. A 8-9 ans, je me suis mise à penser que Dieu était imbus de lui-même de se prêter de telles qualités dont il ne nous faisait jamais la démonstration. J'interrogeais inlassablement le curé :

 -pourquoi Dieu a le droit de tuer alors que nous, on a même pas le droit de se disputer?
 -il ne tue que les méchants
 -dans ce cas-là, il ne fallait pas les créer...

 -pourquoi Dieu a noyé tous les Egyptiens dans la Mer Rouge?
 -pour sauver son peuple
 -et bien, il n'avait qu'à les faire voler au dessus de la mer, tout le monde aurait été content...

     En tout cas, je songeais que Superman avait sauvé beaucoup de braves gens sans jamais tuer personne et que Dieu ne soutenait pas la comparaison. Alors autant changer d'histoire.

     Ailleurs Félix, vous m'avez dit que vous enviez les croyants. Pas moi. Je trouve que se soucier de la vie est déjà terriblement prenant ; si l'on doit s'apprêter à assumer la vie éternelle ou la renaissance, c'en est fini de l'insouciance que l'on peut avoir. C'est flippant de devoir se demander pour nos défunts : se prélasse t-il au paradis ou grille-t-il en enfer? Après tout, qui peut savoir? Vous souvenez-vous de ce passage des Thanatonautes : à la fin du livre, un mort se présente à la caisse pour comptabiliser ses points de vie avant la réincarnation suivante. Le butin est faible, et le gars plaide sa cause:

  -c'est chiche quand-même considérant que si je suis ici, c'est parce que j'ai foncé dans un platane pour éviter une voiture qui venait en sens inverse : j'ai sauvé la vie à un gars, ça doit bien mériter un petit bonus, non?
Et l'ange de service :
  -tiens, ben parlons-en du platane. Si j'étais vous, je ne m'en vanterais pas. Un brave platane, innocent comme tout, qui n'avait fait de mal à personne...Estimez-vous heureux qu'on ne vous en tienne pas rigueur.


     Nos valeurs sont trop anthropocentristes pour qu'on puisse évaluer quoique ce soit de nos actions. Le Coran dit clairement que Dieu a crée le monde et les êtres pour lui-même : les hommes, il n'en a rien à foutre :
Sourate 32, verset 13 : "si nous l'avions voulu, Nous aurions donné à chaque âme une direction. Mais mon arrêt est immuable : je remplirai certainement l'Enfer deGénies et d'hommes ensemble." Sourate 26, verset 77 : "Dis: "Mon Seigneur ne se soucie pas de vous, qui ne L'invoquez pas (...)"

     Les quatre cinquième des habitants de la planète sont ou en guerre, ou dans la famine, ou sous un régime politique oppressif, et si on doit se réincarner, la probabilité de tirer deux fois de suite le gros lot est réellement faible, alors je préfère garder ma mise. Non, décidément, je trouve la disparition soulageante. Durer, pourquoi pas, renaître non.

     Cela dit, la thèse de la réincarnation mériterait d'être le noeud des arguments écologiques, et je suis surprise qu'aucun de nos hommes politiques n'y ait pensé. C'est peut-être la seule chance qu'ils aient de dépasser leur quelques pourcents d'électeurs qui ne savent pas dans quel combat engager leur bonne âme, et qui votent vert pour se soulager leur conscience à peu de frais. C'est la même démarche que celle qui consiste à donner quelques francs à des associations humanitaires, en plus économique.
     Les comportements de respect de la planète ne fonctionnent pas parce qu'ils sont laissés au bon vouloir des gens. On en appelle à leur citoyenneté alors qu'il faudrait légiférer. En France, les gens ont l'impression que si ils recyclent leurs déchets, ils méritent une médaille. L'égoïsme prévaut, partout.

 - Réchauffement de la planète?
  -Bah, d'ici à ce que ça nous chauffe les fesses, on se grillera peut-être en enfer.
  -Si le niveau de l'eau monte, on pourra peut-être se tremper les pieds sans aller à Dauville tous les week-ends.

     Ca veut dire que les gens s'en foutent de leurs enfants, et à plus longue échéance, l'avenir ne les concerne pas, du tout. Par contre, s'il était établi qu'il faille remettre un coup de vie sur cette planète, je suis sure que le bon vieil égoïsme humain finirait par assurer sa subsistance. C'est un argument qui a un potentiel énorme en terme de solidarité : "si je risque d'être un autre, l'autre m'intéresse". C'est une idée politiquement féconde pour une écologie efficace. Le repos éternel, pas du tout.

     Je crois que notre athéisme à tous les deux est ce qui nous pousse à la générosité : on a plus grand chose à gagner individuellement dans ce monde, et rien à perdre dans l'autre, alors, à tout prendre, autant essayer d'être utile.

 

Amicalement,                                          Elisabeth

 

 

à compter du 17 novembre 2001