12 décembre 2001
Cher Félix,
Vous parlez
du paranormal comme les riches parlent de la misère, en croyant
la connaître pour l'avoir aperçu de loin. Vous taquinez parfois
les esprits après l'apéro, pour élargir le cercle
de vos amis. Vous pratiquez le spiritisme comme un homme las qui a tout
vu de la vie, et qui ne sachant plus sur quelle terre aller prendre l'air
du monde, choisit d'aller voir un peu au-delà. Vous croyez m'inspirer
la crainte, vous riez de briser mes préjugés avec un peu
d'insolite. Non, cette conscience du paranormal, sa perception elle-même
est le luxe de ceux dont la vie ordinaire est agencée autour de
certitudes ; l'extrasensoriel ne peut advenir qu'à ceux capables
de faire confiance à leurs sens, à leur corps. Ce n'est
pas mon cas, autant que vous sachiez et je goûte à l'exotisme
de l'insolite et de l'étrange plus souvent qu'à mon tour.
J'aime bien les philosophes et les religieux
qui plaident la cause de l'âme : l'âme pensante, voilà
une superbe affaire. Les humains sont décidément trop imbus
de leur personne pour pouvoir admettre que les idées qui couvrent
leurs livres et animent les beaux discours ne soient que les déjections
des boyaux de leur tête. Un ami informaticien soutient avec conviction
la comparaison entre les mécanismes d'un processeur et celui du
cerveau : il ne voit pas d'objection formelle pour l'émergence
d'une conscience chez ces machines :
-à même causes, même effets. Ce sont deux
électroniques comparables. Bien sur, la miniaturisation et la progression
de développement atteindra des stades que l'humain ne pourra suivre.
On ne peut pas l'en vouloir, il est de conception beaucoup plus ancienne...
Le morceau semble difficile à avaler,
mais la preuve de l'exclusivité de la conscience chez l'humain
sera sans doute périlleuse à soutenir lorsqu'une machine
sera capable de manifester tous les comportements de l'être pensant,
conscient : si quelqu'un fait semblant de penser et que son jeu est crédible,
on peut supposer qu'il pense. Sinon, qu'on le démontre.
Avez-vous déjà été
en panne de cerveau? Ecoutez l'étrange histoire d'Elisabeth Plumier,
vous ne lui donnerez plus jamais de leçon de paranormal :
"Je ne sais
plus quel âge avait Elisabeth quand elle est née. Les spéculations
sur le sujet vont bon train, toutes plus loufoques les unes que les autres.
On dit dans les campagnes reculées qu'elle maniait les mots à
neufs mois et s'exprimait allègrement peu après ses un an.
Première née de la fournée des Plumier, elle s'est
développée à la faveur du vent et du soleil, et des
idées qui traînent et rayonnent. On date autour de ses quatre
ans son premier contact avec ses congénères, mais n'ayant
jusque là pas eu de miroir pour se faire une idée de sa
propre image, elle ne reconnu pas les enfants comme ses semblables et
éprouva la plus vive aversion envers ces gnomes bruyants au comportement
anarchique et bestial. Le choc des cultures fut trop grand, l'expérience
finalement remise à plus tard laissa à Elisabeth un curieux
sentiment de malaise.
L'écriture représenta un sacré
bond en arrière pour elle : elle ne voyait aucun intérêt
à ces étranges exercices de calligraphie, elle qui s'inventait
mentalement de longues histoires depuis longtemps. Ces structures langagières
élaborées ne trouvaient pas d'équivalent dans les
mots simples des cahiers d'enfants, qui ne désignaient que les
objets, sans jamais parler des choses. Le frustre stylo lui sautait des
mains, elle hésita longtemps avant de décider lequel de
ces deux membres se verrait infliger la torture des lignes. Finalement,
elle opta pour un compromis qui fit la fureur de ses maîtres : la
main droite pour les lettres, la gauche pour les chiffres, la peine ainsi,
lui semblait mieux répartie. L'artifice aidait à cette singulière
manière qu'elle avait attrapé de compter à l'envers
de l'usage, additionnant de gauche à droite : elle ignorait les
retenues, préférant expliquer que lorsque les chiffres devenaient
trop faibles pour supporter le poids de ceux qui leurs tombaient dessus,
ils passaient le relais au suivant. Un jour, un camarade la prit en pitié
:
-tu sais, les chiffres, ils n'existent pas vraiment
-les miens se sont toujours très bien arrangés
comme ça, alors je les laisse se débrouiller entre eux.
Au départ, Elisabeth battait tout
le monde en calcul mental. A la fin de la séance d'un quart d'heure,
alors qu'elle avait négligé de noter chaque réponse
sur son cahier, elle annonçait sans délais la somme de tous
les calculs faits. Elle avait l'habitude en se rendant à l'école
de multiplier entre eux les chiffres quelle voyait sur les plaques d'immatriculation.
Chacun des résultats était conservé en mémoire
et additionné au précédent. De mauvaises langues
disent quelle commettait l'outrage de faire de même avec les dates
des plaques mortuaires, lorsqu'elle accompagnait sa grand-mère
au cimetière. Mais le maître d'école se fâcha
et exigea quelle note ses calculs de la "bonne" manière,
et Elisabeth détesta le calcul et devint nulle : son cerveau était
incapable de distinguer un 2 d'un 5 ni même d'un Z. L'affaire devint
trop compliquée et elle abdiqua. Autant dire que ces jeux mathématiques
qui accompagnaient chacune de ses sorties la mirent dans une fort mauvaise
situation : elle ne pouvait répondre au saluts sans se déconcentrer
et passa pour un personnage peu sociable ; elle se cognait aux poteaux
électriques ou aux murs et arrivait à l'école le
nez en sang. La conscience de son anomalie la préoccupait beaucoup.
Elle jour, elle interrogea une copine :
-tu penses à quoi toi quand tu te promènes?
-à rien.
-alors pourquoi tu te promènes?
Elisabeth dévorait les textes avec
une aisance prodigieuse, mais elle ne savait pas lire. Elle regardait
les mots comme des dessins sympathiques alors qu'ils fallait les déchiffrer
et les couper en morceaux. Pratique barbare et peu efficace. A-t-on besoin
de désosser son poulet, d'avoir constaté qu'il avait bien
deux ailes et deux pattes, des plumes et un bec pour savoir qu'on était
en présence du volatile? Alors Elisabeth fut de corvée de
lecture plus souvent qu'à son tour et elle détesta lire,
les lettres ne lui faisant pas de cadeaux : elle ne parvenait pas à
les différencier, ni dans leurs dessins spécifiques (comme
entre un S et un Z), ni dans leur distinction phonétique (v et
f, p et b...). Pour elle, la notion de lecture à voix basse, indiquant
qu'il y a seulement une différence de niveau sonore, ne signifiait
rien. Elle captait les mots dans leur environnement, ne les prononçait
jamais. Elle les appréhendait comme des animaux grégaires,
vivant dans une structure visuellement organisée, avec des rôles
structurels spécifiques. Un mot seul, c'est une étrangeté,
une lettre, c'est un os mort. En en reparlant, Elisabeth ne trouve que
l'analogie de la partition musicale pour exprimer le contact direct qu'elle
éprouve avec une page de texte : le musicien saura au premier regard
quelle force la musique exprime, ce qu'elle dit, où elle s'emballe.
Bientôt, Elisabeth, se sentant brimée
et atypique ne pris plus la parole en classe et s'y ennuya tristement.
Plus il y avait de contraintes imposées dans un apprentissage,
et moins elle était en mesure d'apprendre. Son fichu cerveau devait
être fait d'une chair plus amère que les autres.
A l'adolescence,
cette mécanique neurologique de pacotille décida que le
monde sensible devait être accommodé de la même façon
que le monde intelligible : à sa sauce, pimentée et grumelée.
Des crises imprévisibles s'emparaient d'une partie de sa vision,
faisant danser d'étranges lueurs sous ces yeux. On dit qu'au moyen
âge, les malades dans leur quête désespérée
de justification, pensaient y rencontrer des anges transparents, si vivants
dans leurs échappées. Beaucoup furent brûlées
comme des sorcières, Dieu et diable se ressemblant décidément
trop. Ces trahisons visuelles évoluaient parfois en bonne compagnie,
l'usage du langage se mettant ponctuellement hors service : jeter un oeil
dans un au-delà trouble et ne plus pouvoir désigner le contenu
du réel était décidément trop, et Elisabeth
se demandait dans quel monde elle évoluait. Son corps n'était-il
pas en train d'hésiter entre deux univers. Elisabeth voyait une
chaise mais ne savait plus que c'était une chaise, les choses avaient-elles
même jamais eu un nom? Elle regardait son visage dans un miroir
et ne savait plus comment elle s'appelait. Etait-elle quelqu'un, encore?
Etait-elle une, encore?
Etrange expérience : vous la croirez
ou pas, mais Elisabeth affirme que l'acuité d'intelligibilité
du monde n'est pas altérée par la perte du langage. Le monde
qu'on a l'habitude d'envelopper dans cet emballage structurel ne se dérobe
pas avec lui : la perte se limite au factuel, au désigné.
Quand on ne peut plus disséquer l'univers avec nos petits outils,
quand on ne peut plus le toucher avec nos sens, ou on meurt, ou on le
prend en pleine tronche. Cette bouffée enveloppante d'univers fut
l'expérience métaphysique la plus forte d'Elisabeth, qui
changea fondamentalement sa conception du réel : elle savait qu'il
était pluriel. Le traumatisme fut difficilement surmontable car
pour ses camarades d'école, la maturation consistait à traquer
ses boutons d'acné. Ombrageuse et soumise à des accès
de volonté de comprendre terribles qui l'arrachaient à son
sommeil pendant des mois, Elisabeth, de temps en temps, pensait en souriant
que Moïse aurait mérité de respirer cet univers-là
dans sa montagne : il aurait su, au moins, que Dieu n'existait pas et
la face du monde en aurait peut-être été changée.
Mais elle se taisait et laissaient les bienheureux à leurs bondieuseries.
Chaque matin, en ouvrant les yeux, la jeune
fille se demandait ce que son cerveau lui réserverait : l'univers
a décidément ses humeurs, et elle devait composer avec.
Un jour, elle ne sut pas si elle s'était réveillée
au pas. Elle ramassa à grand peine son corps lynché qui
traînait sur la moquette : la nuit l'avait rouée de coup.
Le cerveau des épileptiques est ingrat, lui qui bat son hôte
de corps jusqu'au supplice. Elisabeth en voulait terriblement à
cet ami lâche qui habitait les étages supérieurs de
sa carcasse : cette machinerie d'occasion qui déconne sans prévenir
aurait été bonne pour la casse, elle le savait, mais spéculait
sur l'impossibilité de se procurer un modèle neuf. Les neurones
respirent et sont de mauvais plongeurs et l'apnée comateuse avait
décimée quelques colonies : quand elle revint à elle,
Elisabeth avait perdu un petit morceau de son cerveau et du réapprendre
à parler, à penser, à se souvenir. Elle convînt
que son pire ennemis était elle-même et qu'elle ne pouvait
se faire aucune confiance : elle repoussa quelques amis à qui elle
craignait d'imposer un spectacle indigne d'un être humain, mais
beaucoup s'étaient éloignés d'eux-mêmes pensant
à une folie contagieuse. Elisabeth était peut-être
un monstre, une handicapée de la vie. Personne ne prit la peine,
en tout cas, de lui dire le contraire.
Et Elisabeth rit de la vie, la taquine,
s'en moque : ce ne sont pas des pirouettes, ce sont des pieds de nez,
un jeu de dupe où chacune veut montrer à l'autre que si
elle n'est pas la plus forte, elle n'est pas non plus la plus faible."
Voilà,
montrez-moi le normal Félix, s'il vous est du et je vous parlerai
du paranormal. Quelles sont les frontières entre le réel,
le paranormal, l'anormal, l'atypique, le particulier, l'original? Je ne
sais pas. Je peux juste témoigner du fait que les structures sociales
sont tellement figées qu'elles se révèlent incapables
de prendre en cause la moindre spécificité de fonctionnement
autrement qu'en la traitant par du dressage, et je peux vous assurer que
le temps n'est pas venu où on dînera à table en bonne
amitié avec les esprits du quartier et les extraterrestres en camping
dans le coin. Le bon sens commun, pour une fois, a timidement tenté
de sortir du principe du tiers exclu qui estime qu'il n'y a que le réel
et l'imaginaire, pour insérer entre les deux le paranormal. C'est
un début, mais seul le paranormal de foire, avec fantômes
et linceuls, esprits royaux et boules de cristal intéresse les
gens. Moi, je passe mon temps à tenter de ramener mon esprit au
bercail. Je me dis qu'un esprit par tête et par corps, ce serait
un bon début. Je me dis que cette fichue âme qu'on m'a fourgué
sans marchandage a un contrat minimal à remplir, et que j'entends
bien ne pas me faire rouler comme ça toute la vie. Si je pouvais
avoir l'opportunité dans certaines périodes d'"anomalies
de fonctionnement", quand les anges blancs rient sous mes paupières,
de dire : "dégages fantôme, c'est pas le moment",
plutôt que : "on se calme les neurones", franchement,
ce ne serait pas la révolution pour moi et vous avez tord de supposer
que j'en ressentirai la moindre crainte. Ca me soulagerait énormément
je crois, si je pouvais attribuer ces anormalités à quelqu'un
de passage plutôt qu'à moi, ça me déculpabiliserait
aussi. Mais c'est pas le moment : si j'ouvre la porte à mon esprit,
je peux vous garantir qu'il prendra la poudre d'escampette et qu'il désertera
sa petite boite crânienne pour un bon moment. Chaque chose en son
temps, la mort, la mienne viendra et je n'en éprouve pas suffisamment
d'impatience pour vouloir en goûter un morceau au péril de
ma vie.
Je vous sens déçu, gêné peut-être.
Tant pis, vous m'avez poussé dans mes derniers retranchements :
vous ne pensiez certainement pas pouvoir si bien dire en m'assénant
que je suis sans cervelle. Les tentatives de compréhension, je
les ai faites, je les fait, comme on mène une expédition.
A 14 ans, mes connaissances en neurologie étaient bien supérieures
à celles de mon médecin, et je discute avec mon neurologue
comme avec un collègue. J'ai bien plus de radios de mon cerveau
que de portraits de ma tronche. J'entretiens un rapport très ambigu
avec mon cerveau ; mon neurologue résume la situation en disant
: "c'est de l'électronique de pointe, mais un grain de sable
et tout est fichu" et je crois que c'est assez bien pensé.
Qu'attendez-vous de moi : que je vous proclame
que je suis la réincarnation de Louis XIV? Que j'ai taillé
une bavette avec Napoléon? (au passage des beaux salauds sur certains
points ces deux-là que mon esprit ne revendique absolument pas).
Non. Si je me laissais aller à la confidence, je vous dirais que
la seule image de moi qui me semble venir d'un autre temps est celle d'une
fille pauvre s'ennuyant dans une maison de pierre dans les pâturages,
sabots au pieds. Une vision pleine de tristesse dont je ne saurai jamais
si elle me vient d'ailleurs ou d'une grappe de neurones délirant
dans son agonie.
Les rêves prémonitoires
m'insultent. J'en ai subi pas mal dans mon adolescence, d'une précision
suffisamment grande et vérifiable pour que ce fait ne puisse absolument
pas être mis en doute. Mais ironie du sort, si certaines personnes
prévoient la tournure du grand monde, moi je visionnais tel quel
et avec une acuité parfaite, des faits absolument dérisoires
et pour tout dire risibles dans leur insignifiance. Même en cherchant
bien, en sondant la symbolique, le second ou le troisième degré,
il était impossible d'en tirer quoique ce soit qui puisse justifier
une mise sous scellés de mes rêves. Je n'aurais donc pas
à sauver le monde, et franchement, ça m'arrange. Mais ces
choses là, ça a fait partie de ma vie ordinaire pendant
un moment, je n'en ai subi que peu de soucis et aucune perturbation si
ce n'est une légère contrariété parce que
j'aurai préféré rêver au prince charmant, tant
qu'à faire, les rêves ne sont-ils pas faits pour cela ?
Je commence à comprendre : vous cherchez
des histoires folles qui ne soient pas des histoires de fous. D'accord
sur le principe, mais je vous aurai prévenu, ces expériences
me semblent très fades en soi, souvent discutables dans leur interprétation.
Et enfin, je crains malheureusement d'avoir des aptitudes timides mais
très pluridisciplinaires dans le domaine. Etes-vous prêts
à trouver meilleur sujet que vous? Etes-vous prêt à
entendre que le temps peut se ralentir, s'accélérer; êtes-vous
prêts à laisser votre corps dans votre lit pour aller vous
ballader à la lueur de votre âme? J'attends que vous me transmettiez
le prochain courrier par télépathie...en attendant votre
liaison modem.
La violence
à l'école, je vous raconterai. Dans le collège où
j'enquête, le nom de Ben Laden a presque cessé d'être
crié comme une injure. Je regrette presque cette époque
où je voyais les gamins venir se plaindre qu'on "les avait
traité de Ben Laden". L'homme des cavernes est en train de
s'installer doucement dans les esprits des enfants comme une mascotte
familière : on raconte la "dernière blague sur Ben
Laden" comme les histoires belges, avec délices. Il fait tout
simplement parti du paysage télévisuel de l'élève
moyen. Par curiosité, je me risque à demander à un
gosse de 15 ans qui racontait une blague sur Ben Laden :
-tu sais qui sait, toi, Ben Laden?
-ben ça doit comme Chirac mais en Arabe...
L'humour, même pour moi, a ses limites.
Vous regarderez les "Guignols de l'info" à la télé
: la marionnette de Ben Laden a la vedette, très drôle, attachante,
adepte de l'humour noir...Mais c'est un terroriste bon sang, qu'on arrête
les conneries. Je vois le moment où on en offrira les peluches
aux nouveaux-nés...
Amicalement, Elisabeth
à compter du 16 décembre
2001
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