18 novembre 2001
Cher Félix,
Voilà
que vous me parlez météo maintenant! décidément,
le monde dicte ses priorités, et nous, dociles, on prend des notes.
Il y a quelques semaines, vous et moi ironisions sur ces humanoïdes
téléphages fans de jeux T.V. et de bulletins météo,
obnubilés par la perspective de porter une tenue vestimentaire
appropriée.
-Appropriée à quoi, le thermostat
du bureau s'occupe de maintenir la température constante?
-appropriée au temps qu'il fait par la fenêtre...
Tout est dit. Les verrières
battent la mesure du rendement professionnel. Le temps, on ne l'affronte
plus, on le regarde, on le contemple, et les téléspectateurs
en veulent pour leur redevance. Il y a sur une chaîne météo
diffusée par satellite, un bien curieux rituel d'autoflagélation
: le présentateur met en parallèle les prévisions
de la veille avec la situation réelle constatée au jour
dit, et fait profil bas, s'excuse tout penaud de la non concordance. On
doit se sentir mieux après un mea culpa quand ça ; le gars
doit se dire qu'il a gagné un coin de paradis avec sa repentance.
Une amie me dit :
-il faut avoir du cran pour assumer une chose pareille,
pour se remettre en question constamment comme ça.
-bah, qu'il récite deux "je vous salue" et trois
"notre père" et je lui donne l'absolution.
Savez-vous que le bulletin
météo est le programme le plus regardé. Quand j'habitais
Nantes, je traversais tous les matins la ville du sud au nord-ouest pour
me rendre à mon boulot. Le journaliste annonçait à
la radio : "il pleut sur Nantes". Surprise : temps gris mais
pas de pluie de la journée. Le gars pourrait argumenter que les
photos satellites parlent pour ses yeux, mais je me suis toujours dit
qu'il suffirait d'avoir un correspondant dans chaque ville qui ouvre ses
fenêtres au petit matin et lève le nez au ciel. Mais bien
sur, ce n'est pas très photogénique...Vous imaginez le présentateur
télé du 20h00 avec ses trois minutes à remplir en
disant :
-les rhumatismes de la mère Michelle sont
de mauvais augure. Et de faire un zoom sur les guibolles striées
de varices de la paysanne de la Beauce. Ou :
-le chat de René s'étant lavé derrière
les oreilles, la pluie devrait être au rendez-vous.
Une voisine me disait l'autre
jour:
-à la pleine lune, il y a pas à tergiverser
: ou il pleut, ou il pleut pas, il n'y a pas d'autres solution ces jours-là.
Mais alors, quand il pleut, il pleut...
Il y a toute une analyse
sociologique à faire sur le comportement des gens face à
la météo. Le temps, bien souvent, c'est une décoration
et on se sent en droit d'exiger qu'il soit beau. Vous dites que les Algériens
prient pour que la pluie s'arrête, mais ça a toujours été
comme ça : les peuples dansent pour appeler la pluie et prient
pour la moduler. Dans le système de pensée musulman, ça
se tient, le démiurge étant l'heureux détenteur du
service des eaux. Sourate 30, verset 47 : "C'est Allah qui envoie
les vents pour soulever les nuages ; et Il les répand dans le ciel
comme Il veut ; et Il les fend et les détruit, et tu vois la pluie
sortir de leur milieu (...)". Et il en a l'exclusivité,
alors il faut composer avec le "patron", flatter le boss, lui
faire des courbettes :
-Allez Dieu, sois sympa et arrêtes un peu
de jouer avec la tuyauterie qu'on se sèche la lingerie...peut-être
qu'une petite guerre pourrait te remonter le moral, passes commande et
on verra ce qu'on peut faire avec les copains...
Ca ne sert à rien
de chercher à plaquer des jugements d'une société
capitaliste sur des civilisations religieuses, c'est de l'ethnocentrisme
infécond et orgueilleux. Les Américains font ça,
ils s'autoproclament les maîtres du monde, veulent instaurer les
paradigmes du bien penser. Ces peuples arabes ont un sacré problème
avec la modernité parce que le Coran se veut intemporel : en légiférant
sur "l'utilisation" des femmes, sur les droits de succession,
il sort de son créneau et ligote ses ouailles. Il outrepasse ses
droits, c'est tout, et il faudrait simplement que quelqu'un rappelle à
Allah de se mêler de ses affaires. Pour l'Algérie, ça
se complique parce que les Français ont appliqué une colonisation
séparatrice entre les autochtones et les "invités"
en terme de droits et de mode de vie. Quand ils ont plié bagages,
ils sont partis sans laisser le mode d'emploi.
Tout ça me fait dire
qu'on est pas prêts pour la mondialisation, ni peut-être même
pour l'européanisation. Dans l'est de la France où habite
ma grand-mère à la frontière allemande, j'ai assisté
avec stupéfaction à ce qu'on appelle là-bas les "neiges
industrielles". En hiver, certains quartiers se retrouvent au petit
matin recouverts d'une mince couche de neige aux saveurs acides. Tous
les enfants savent qu'il ne faut pas céder aux plaisir d'y mordre
à pleines dents comme dans une barbapapa légère.
Les concentrations des industries d'outre Rhin créent une espèce
de microclimat par condensation de nuages polluants. En l'absence de vents,
ils stagnent sur certains quartiers, les températures s'élèvent
localement et il tombe, presqu'aussi blanche que les autres, une jolie
neige précoce et sèche. Les plus blasés disent :
"ça dégage l'atmosphère". Les Allemands
s'insurgent qu'on leur demande des comptes et estiment que ce n'est pas
leur faute si le vent souffle de ce côté-là du Rhin
: leurs relevés de pollution, chez eux, sont corrects, mais chez
nous, ils font sauter les seuils. Mais, c'est bien connu, les Germains
ont toujours été en avance en matière d'écologie...
Aujourd'hui, dans tous les
pays industrialisés, la pluie tourne vite en inondation. Le capitalisme
a réécrit l'histoire de la nature : les tremblements de
terre, simples ballades des plaques tectoniques effondrent les villes,
les volcans cracheurs de feu dans leurs accès de toux chatouillent
les pieds des habitants, les tsunamis baillants assomment les berges construites.
La Terre ne peut plus respirer sans contrarier ses invités ; les
éléments de la nature ne se sentent plus chez eux : ils
sont sommés de la fermer.
Les inondations sont une
invention de l'homme : avant ça, il pleuvait. J'ai l'impression
que ce genre de "catastrophe" résurge avec une fréquence
plus importante en France que dans les pays Arabes, et sur ce plan, on
a de leçons à donner à personne. On reprend une petite
coulée de boue comme les méditerranéens se resservent
en pastis. Seuls les secours sont mieux organisés par la force
de l'habitude. Tout est une question de gros sous et de prévalence
de l'homme sur la nature. J'admire cet esprit ingénieux et cette
capacité qu'ont certains hommes à convertir immédiatement
un discours misérabiliste en un prototype fonctionnel comme ces
constructions antisismiques que vous me présentez, mais hélas
Félix, je crois que la société économique
est organisée de telle façon que les solutions non lucratives
sont vouées au même devenir que les grands discours. Et encore,
les grands discours, on les admire, les solutions, on les réduit
au silence. Je me souviens être tombée il y a quelques années
sur une émission de télé qui m'a beaucoup émue
; il est possible que j'ai oublié certains détails, mais
le thème était le suivant :
Dans un pays de l'Afrique
du sud que je suis incapable de nommer, des villages survivaient tant
bien que mal grâce à une agriculture extensive ingrate et
soumise aux aléas des précipitations. Là-bas aussi,
les habitants chantaient à la pluie en battant la terre de leurs
pieds nus, avec pour seul effet de réveiller la poussière
en un nuage irrespirable qui ne faisait qu'assécher les gorges.
Les os saillants des enfants se camouflaient sur leur peau noire. Je me
rappelle d'un ami qui me disait en revenant d'un voyage en Afrique sans
se rendre compte que les agences géraient parfaitement les images
transmises qui devaient ressembler à celles des catalogues aux
pages glacées : "là-bas, la misère, c'est beau".
-?!?
Un
jour, un groupe d'industriels débarqua dans la région les
valises pleines d'engrais chimiques. Il fut expliqué au chef du
village que les poudres de perlimpinpin avaient des vertus magiques et
que les plantes lui obéiraient. Le patriarche n'était pas
contre le fait de redorer son aura de sorcier, et accepta l'affaire des
bons hommes blancs qui fournissaient gratis. La production augmenta la
première année de manière inespérée.
La suivante, il fallut payer les engrais, mais cela restait rentable.
Les autres villages bouffèrent aussi cette potion magique avec
la même avidité. Mais les dieux, aussi capricieux qu'à
leur habitude, resservirent une bonne lèchette de sécheresse,
et il fallu que les blancs mettent en place un système d'irrigation
dans l'urgence. Pour cette fois, les productions furent sauvées,
mais mouchetées de pustules intrigantes qui prenaient peu à
peu possession des verdures. A une autre poudre fut confiée la
mission d'anéantir l'ennemis invisible, mais les habitants s'étaient
endettés et les productions s'essoufflaient. Les gourous blancs
s'éclipsèrent du pays, les poches pleines et le coeur vide.
Les canaux d'irrigation
avaient asséchées les alentours, et il n'y avait plus d'eau
du tout. Les maladies se sentaient pour l'instant à l'aise et squattaient
les variétés végétales hybrides, et tout le
monde mourrait maintenant de faim, l'équilibre modeste et symbiotique
des hommes de la nature ne renaîtrait pas. L'histoire ne dit pas
combien de temps le peuple noir pria les dieux blancs de revenir avec
leurs poudres magiques. Sans doute se sentirent-ils abandonnés
des cieux...
Qui a dit que le crime ne
payait pas?
Je
ne vois pas comment on pourrait échapper à cette logique
du profit maximum qui repose sur la domination des faibles par les forts,
au point où on en est. Même l'humanitaire, en France comme
ailleurs, n'échappe pas à la règle : c'est de l'assistanat.
On donne à manger à la petite cuillère. Les Américains
ont largué sur l'Afghanistan des sachets de vivre contenant...du
beurre de cacahouète. A votre santé! Moi-même, je
ne sais pas ce que c'est. Pourquoi pas des chewing-gum à la menthe
pendant qu'on y ait? Un moment je me suis dis : "ces cons-là
vont faire tomber du ciel des sandwiches jambon-beurre sous cellophane."
Au niveau de l'humanitaire, il y a eu dans les années 80 une ardeur
volontaire à installer des pompes à eaux en Afrique : des
ingénieurs auréolés débarquaient avec des
assemblages de métal blanc montés à grand renfort
de matériel. Génial, mais quand ça tombait en panne,
il fallait rapatrier un ingénieur compétent dans la brousse
pour remettre en état. La consigne locale était : "pas
touche au matos". Je dois dire que j'ai une autre appréhension
de l'autonomie.
Comme vous le suggérez,
les tremblements de terre sont imprévisibles. Les Japonais construisent
aux normes antisismiques...et attendent. Leurs techniques de construction
sont chères : le pays est localement surpeuplé et il faut
pouvoir faire grimper les étages. Je crois que tout le monde cherche
à oublier que cette Terre est toute ridée mais qu'elle respire,
tousse, crache entre deux petits sommes. Les panthéistes qui lui
accordaient une identité propre n'ont jamais su lui caresser l'échine.
Je crois que moi je m'y risquerai.
Vous citez Henri Salvador. C'est
un jouisseur de la vie, un heureux convaincu. Ma génération
a toute sa comptemporanité à assumer et donne plus volontiers
dans l'humour (on y revient) et l'ironie que l'insouciance. Je vous transmet
les paroles de Louis Chedid : imaginez-moi les chantant à tue-tête
dans ma voiture filant vers la mer et vous aurez une idée de mes
instants de bonheur, aménagés au creux d'une petite voiture
grise :
Il y a des colorants pas marrants
du mazout dans les océans
des trucs bizarres dans notre assiettes
pauvre bifsteck
La petite Juliette et son Roméo
tournent à poil dans des films pornos
pas plus d'amour sur pellicule
que te fleurs sur le bitume
T'as beau pas être beau
monde cinglé
j'tai dans la peau
J'taime, j'taime, j'taime
Amicalement, Elisabeth
à compter du 25 novembre 2001
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