24 novembre 2001

 

Cher Félix,

     Vous supputez que les conséquences des intempéries en Algérie seront vite oubliées. Pas pour les quelques centaines de victimes et leurs familles en tout cas. Mais tout n'est peut-être qu'une question d'échelle et de point de vue. Je vais vous confier une anecdote dont j'ai un peu honte : quand j'avais huit ou neuf ans, l'instituteur de l'école nous a raconté le tragique destin de Pompéi et de ses habitants ensevelis. L'Histoire était vraiment une matière que j'avais en horreur. En réalité, je n'y croyais pas : toutes ces guerres ne me semblaient pas pouvoir appartenir au passé de l'homme, parce que, pensais-je, il ne faut vraiment rien avoir d'humain pour se mettre dans des situations pareilles. Et quant à raconter des récits, j'estimais avec arguments qu'ils gagneraient à être un peu plus gais. Quand le maître annonçait solennellement la leçon d'histoire, mon imagination prenait aussitôt le large, voguait en haute mer, et personne ne pouvait prétendre la ramener d'un coup de rame...ni même d'un coup de règle sur les doigts.


      C'est que l'histoire des hommes était une abstraction : seule leurs existences signifiaient quelque chose. Mais ces diables de montagnes noires pouvaient gronder, fumer, cracher. Voilà un scoop. Les pierres de la terre se battaient avec les pierres des murs des hommes et les couchaient. L'instituteur nous brandissait des photos de corps fossilisés dans leurs recroquevillements et clamait avec férocité que leur destin avait été horrible. Mais pour moi, ce récit n'était pas celui des hommes, mais de la nature et je me fichais totalement de ces cadavres conservés avec mauvais goût dans des cendres. Je rêvais. Au loin, j'entendais ce prêcheur de pédagogue marteler : "ho-rri-ble, c'est ho-rri-ble...". Excédée qu'il me déconcentre de la sorte, je me surpris à lui dire :

 -Quoi? de toutes façons ils seraient morts...
 -non, si on avait pu prévoir, ils auraient eu le temps de partir.
 -ils seraient morts quand même...un jour ou l'autre.

     Aujourd'hui ou plus tard, qu'est-ce que ça changeait? Tout le monde était mort jusqu'ici, et on en avait pas fait tout un plat. A peu prêt au même âge, un camarade m'avait dit :

 -il paraît que ça fait très mal de mourir, c'est un sale moment à passer...
 -alors on ferait mieux de faire ça tout de suite, pour s'en débarrasser.

   A cet âge-là, je ne dominais pas encore ce profond goût pour le non-sens que vous me connaissez et je pouvais déconcerter mon entourage en une phrase. J'ai surpris un jour un de mes professeurs dire de moi : "cette gosse me fout la trouille avec ses raisonnements".  Si tous les hommes mouraient, que resterait t-il? Des morts? Non : rien. Alors on ferait bien tous les deux d'arrêter de faire les malins avec la météo, de cesser de hiérarchiser ainsi le réel. N'oubliez pas que la plus grande crainte du gaulois est que le ciel lui tombe sur la tête. Les Algériens oublieront peut-être leurs morts, mais la terre mettra plus longtemps à cuver son breuvage : il lui restera un souvenir de cette ivresse qu'elle ravivera à l'occasion. Les guerres finalement, sont accidentelles, les intempéries fonctionnelles. De la modestie, de la modestie...

     Pitié Félix, ne devenez pas comme ces patriarches sclérosés qui nous ressortent "du bon vieux temps" à chaque fois qu'ils se servent un mauvais apéro. Cette ritournelle qui devrait s'autodétruire à force de se répéter s'alimente comme un refrain. Mon propre père donnait largement dans la chanson. Admettons qu'il ait des circonstances atténuantes : un soir, à table, devant mon entrain et mon répondant, il dégaine sa dernière arme, une rafale de "bon vieux temps". Erreur grave : le problème avec le "bon vieux temps", c'est que ces armes conventionnelles d'un autre âge sont à chargement manuel. Si on rate la proie, la riposte devient quasiment impossible. Mon père attaque sans sommation :

 -à mon époque, à table, on commençait à manger en même temps que son père, et on arrêtait quand il posait sa fourchette.
 - ben ouais coco, si tu retournes dans ta caverne, tu verras qu'il y a avait une époque bénite où le père pouvait bouffer sa descendance. Ca doit te faire rêver ce bon vieux temps-là...

     J'imagine que ce genre de scènette de la vie familiale quotidienne ne vous fera pas regretter de n'avoir pas eu d'enfants. Il y a des gens qui disent de leur chien : "celui-là, s'il pouvait parler...". Mais s'il pouvait parler, il dirait des conneries, forcément. D'ailleurs, il y en a qui leur font couper les cordes vocales : comme ça, tranquilles! Il ne reste plus qu'à les empailler pour que ça devienne de bons toutous finalement.

     Vous comprenez maintenant ma vocation d'écrivain : quand on ne peut pas parler et pas se taire, il ne reste plus qu'à écrire. En ce qui me concerne, c'était ça ou dépérir. Ou mourir par prise de risques inconsidérés. Je sais ce que vous pensez de l'ambiguïté de mon statut d'écrivain clandestin, de "nègre" : dans votre famille de héros où il faut faire honneur à son nom, l'anonymat est un outrage. Cacher son nom, c'est renier ses origines, perdre son identité. Mais je n'ai aucun écusson à défendre et c'est tant mieux. Vivre à l'ombre de mon nom me permet finalement de profiter du soleil des autres et croyez bien que je ne boude pas mon plaisir.

     A 19 ans, je me suis pointée au rendez-vous que m'avait enfin donné une grande maison d'édition dont je tairais le nom par charité chrétienne. Je me dois de souligner la bravoure des deux types qui ont achevé la lecture d'un pauvre manuscrit à la mine déconfite qui cachait ma prose affirmée sous les pages fines d'un cahier de brouillon d'écolier. Ils me firent asseoir sur une chaise base légère. Ces deux lettrés encravatés me dévisageaient du haut de leurs immenses fauteuils de cuir. Curieux sens de l'hospitalité.. Si j'éternuais, la chaise n'y survivrait pas : mieux valait assurer en gardant mes deux pieds bien plantés sur le sol. Je cherchais des yeux d'éventuels points d'appui : peine perdue, ces grands bureaux sont pleins de vide.

 -hmm, vous maintenez que c'est vous qui avait écrit cela?
 -autant que je m'en souvienne. C'est un peu ancien, mais disons que ça me ressemble encore assez.

     Le plus jeune des deux gars, vieux quand même, s'adressa à l'autre à demi ton :
 -elle est jeune et à l'aise, on pourrait en faire un argument marketing avec l'attaché de presse. Quelques télés bien placées et les ventes s'envoleront immédiatement.
    J'étais sur le point de dire : "non, moi c'est pour un bouquin, il doit y avoir erreur sur la personne", mais de toutes façons, la parole ne m'était pas donnée et je cru bon de tenter l'expérience inédite de me taire. Là, un incident imprévu se manifesta : je venais de me rendre compte que j'avais décalé tout le boutonnage de ma chemise et que si la grâce m'avait accompagnée jusque là, il était peu probable que je puisse effectuer le chemin du retour sans me faire remarquer. J'improvisais des solutions :

 -reboutonner? Ben c'est qu'il aurait fallu déboutonner...gênant...pour moi. Pour les deux messieurs, je ne peux pas me prononcer...
 -enfiler sa veste sous un prétexte ou un autre? Ca impose un préalable : avoir emporté une veste. Début septembre, il faisait encore chaud, et j'étais venue dans l'état.
     J'entreprit de tirer sur le côté gauche qui accusait sur le bas une carence en bouton, mais je me rendis compte à temps que cela faisait mauvais genre. J'abandonnais avec résignation : c'est sur, il me faudrait un habilleur pour les promos télé. Après tout, pas de quoi complexer : si un métier pareil existait pour boutonner les animateurs et acteurs de tous pays, c'est que l'étourderie devait être mieux répartie qu'il ne m'avait semblé jusque là.

 -bon, on se revoit la semaine prochaine mademoiselle, le 12, ça vous irait? Alors bonsoir.
 -et pour mon bouquin?..

    Le 12, ma chemise fut soigneusement boutonnée. Je supportais mal la veste que je m'étais fait une obligation de me jeter sur le dos : on n'est jamais trop prudent. J'entrais et considérais ce fichu fauteuil comme un vieil ennemis, et j'attaquais :
 -et pour mon bouquin?
 -pour le bouquin, c'est réglé. On est là pour parler de vous. Mes collaborateurs et moi pensons sincèrement que ce livre n'est pas fait pour vous. Considérez que cela n'a strictement rien à voir avec vos difficultés à boutonner votre chemise, mais la médiatisation d'un potentiel pareil doit être confiée à des professionnels. Comprenez, vous vous gâcheriez bêtement, on est désolé...
 -et pour mon bouquin?
 -ah, celui-là, pas de problème : il est excellent, on va le porter en tête de gondole.
     Je commençais à comprendre :
 -en somme, vous voulez de mon livre mais pas de moi?
 -je suis ravi qu'on puisse s'entendre si rapidement. Mais vous jouerez d'emblée dans la cour des grands : le célèbre écrivain (vous comprendrez que je vous taise son nom) vous l'achète à un prix très intéressant. Une somme rondelette, cash, sans aucune prise de risque sur les ventes. Vous avez tout à gagner.

     Et voilà l'histoire. Dites que je me suis laissée acheter si vous voulez. Je savoure ma gloire en silence, en caressant les couvertures de "mes livres" empilés dans les librairies. Je m'attends toujours à ce que quelqu'un me tapote l'épaule en me demandant un autographe. Je saurais quoi dire, quoi faire, comme une vieille habituée, mais il est vrai que ce gros bedonnant qui assure la promo de mes livres qu'il signe sans malaise sait fort bien boutonner sa chemise.

     Avec le temps, Félix, j'attrape confiance en vous, je vous considère comme un vieux confident. Et puis les murs de votre château ne résonnent pas ailleurs que dans les oreilles de votre fidèle lévrier qui doit devenir un peu sourd avec l'âge. Lui aussi. Je reprendrai vos propos sur l'éducation et le manque de repères des générations montantes, mais il se fait fort tard et demain j'embauche à huit heures précises. C'est l'inconvénient de ces périodes d'enquête et d'analyse "sur site" qui précédent l'écriture d'un livre, mais croyez bien que le collège que je squatte le temps de ces préalables me révèle une réalité bien plus dure que ce que vous évoquez. Je dois dire que ma présence depuis un mois commence un peu à être acceptée. Je comprends fort bien l'irritation de la Direction à qui l'éditeur a fait imposer ma présence "par voie hiérarchique" par un mécanisme que je préfère ignorer. Ces gens-là se demandent bien quel sort je vais leur réserver et s'arrangent pour ne pas débarquer à la cantine en même temps que moi. Curieux univers je vous assure...

     Juste une anecdote avant de vous laisser. Vous dites : " Je vais peut-être vous choquer, mais je pense que l'interdiction systématique des châtiments corporels n'a pas été une bonne chose." Plus d'une génération nous sépare tous les deux Félix et je n'ai pas votre tempérament guerrier. Je crois plus à l'éducation qu'au dressage. Vous savez que je me suis liée d'amitié avec le Conseiller d'Education de ce collège : en quelque sorte, nous partageons un peu ce statut de pestiférés et cela nous rapproche. Il utilise l'humour comme méthode pédagogique et ne manque jamais l'occasion de faire surgir les absurdités du système avec son sens de la dérision. Voilà le canular qu'il avait monté pour taquiner son conventionaliste de Principal :

      Ce grand pétochard appréhende chaque rentrée dit-on, et se soucis de la rigueur de la préparation administrative de l'année à venir. Fin août, il descend de son perchoir et se glisse dans les antres du premier étage, celui des ouvriers-pédagogues qui travaillent les élèves comme on travaille la terre, avec leurs tripes et leur coeur. Il contemple les piles de documents administratifs destinés à chaque classe, à chaque professeurs, montées régulièrement dans de belles chemises de couleurs différentes. Il y en a des kilos et il les inspecte comme un général inspecte ses troupes :

 -tout y est, vous avez vérifié, vous êtes sur, absolument?
 -oui, pas de problème...Ah, au fait, je me suis permis de rajouter une note...

    Et il lui tend, prenant un air très fier. Le Principal, circonspect, attrape le papier à entête administrative du collège. Sur le modèle des autorisations de sorties et d'hospitalisation, ce personnage taquin avait rédigé son texte à peu près ainsi :

"  je soussigné, Monsieur, Madame.................autorisons le personnel d'éducation et de direction compétent à exercer sur notre enfant ....................de la classe de ......tout châtiment corporel qu'il jugerait nécessaire pour la poursuite normale de sa scolarité.
  J'atteste être assuré auprès de la compagnie...............pour les activités et accidents péri-éducatifs et donne tout pouvoir à la Direction pour prendre les mesures de soin qui pourraient exceptionnellement s'imposer.
  Toute inscription au collège suppose adhésion de cette clause.


signarure des responsables légaux

Document à remettre avant le 15 septembre au professeur principal."

     Cet animal de Principal tomba dans le piège sans esquisser un geste de riposte. Frénétiquement, il fouilla les piles de documents et ordonna aux surveillants de retirer le papier en question. Il menaça le Conseiller d'Education de lui facturer les photocopies que sa prise d'initiative inconsidérée avait coûté à l'établissement. En souriant, celui-ci lui tendit trente centimes qu'il sortit de sa poche en lui disant :
 -voilà, c'est ce qu'a coûté l'unique exemplaire destiné à la blague. Maintenant, pour l'encre de la photocopieuse, on peut s'arranger...

     Voyez mon cher Félix mon peu d'intérêt pour l'ésotérisme quand le monde quotidien est si plein d'étrangetés du genre. Je préfère l'incongruité au paranormal parce que là, je domine presque toujours la situation. J'ai si sauvagement combattu ces phénomènes du genre de ceux que vous m'évoquez que je ne suis pas sure de pouvoir encore en parler. Ikéa ne fera pas fortune avec moi : le premier verre qui bouge, je lui coupe le pied sans sommations.

 

Amicalement,                                                  Elisabeth

 

                                                

 

à compter du 2 décembre 2001