Vous supputez que les
conséquences des intempéries en Algérie seront
vite oubliées. Pas pour les quelques centaines de victimes et
leurs familles en tout cas. Mais tout n'est peut-être qu'une question
d'échelle et de point de vue. Je vais vous confier une anecdote
dont j'ai un peu honte : quand j'avais huit ou neuf ans, l'instituteur
de l'école nous a raconté le tragique destin de Pompéi
et de ses habitants ensevelis. L'Histoire était vraiment une
matière que j'avais en horreur. En réalité, je
n'y croyais pas : toutes ces guerres ne me semblaient pas pouvoir appartenir
au passé de l'homme, parce que, pensais-je, il ne faut vraiment
rien avoir d'humain pour se mettre dans des situations pareilles. Et
quant à raconter des récits, j'estimais avec arguments
qu'ils gagneraient à être un peu plus gais. Quand le maître
annonçait solennellement la leçon d'histoire, mon imagination
prenait aussitôt le large, voguait en haute mer, et personne ne
pouvait prétendre la ramener d'un coup de rame...ni même
d'un coup de règle sur les doigts.
C'est que l'histoire des hommes était
une abstraction : seule leurs existences signifiaient quelque chose.
Mais ces diables de montagnes noires pouvaient gronder, fumer, cracher.
Voilà un scoop. Les pierres de la terre se battaient avec les
pierres des murs des hommes et les couchaient. L'instituteur nous brandissait
des photos de corps fossilisés dans leurs recroquevillements
et clamait avec férocité que leur destin avait été
horrible. Mais pour moi, ce récit n'était pas celui des
hommes, mais de la nature et je me fichais totalement de ces cadavres
conservés avec mauvais goût dans des cendres. Je rêvais.
Au loin, j'entendais ce prêcheur de pédagogue marteler
: "ho-rri-ble, c'est ho-rri-ble...".
Excédée qu'il me déconcentre de la sorte, je me
surpris à lui dire :
-Quoi? de toutes façons ils seraient morts...
-non, si on avait pu prévoir, ils auraient eu le temps
de partir.
-ils seraient morts quand même...un jour ou l'autre.
Aujourd'hui ou plus tard,
qu'est-ce que ça changeait? Tout le monde était mort jusqu'ici,
et on en avait pas fait tout un plat. A peu prêt au même
âge, un camarade m'avait dit :
-il paraît que ça fait très mal de mourir,
c'est un sale moment à passer...
-alors on ferait mieux de faire ça tout de suite, pour
s'en débarrasser.
A cet âge-là, je ne dominais
pas encore ce profond goût pour le non-sens que vous me connaissez
et je pouvais déconcerter mon entourage en une phrase. J'ai surpris
un jour un de mes professeurs dire de moi : "cette gosse me fout
la trouille avec ses raisonnements". Si tous les hommes
mouraient, que resterait t-il? Des morts? Non : rien. Alors on ferait
bien tous les deux d'arrêter de faire les malins avec la météo,
de cesser de hiérarchiser ainsi le réel. N'oubliez pas
que la plus grande crainte du gaulois est que le ciel lui tombe sur
la tête. Les Algériens oublieront peut-être leurs
morts, mais la terre mettra plus longtemps à cuver son breuvage
: il lui restera un souvenir de cette ivresse qu'elle ravivera à
l'occasion. Les guerres finalement, sont accidentelles, les intempéries
fonctionnelles. De la modestie, de la modestie...
Pitié Félix,
ne devenez pas comme ces patriarches sclérosés qui nous
ressortent "du bon vieux temps" à chaque fois qu'ils
se servent un mauvais apéro. Cette ritournelle qui devrait s'autodétruire
à force de se répéter s'alimente comme un refrain.
Mon propre père donnait largement dans la chanson. Admettons
qu'il ait des circonstances atténuantes : un soir, à table,
devant mon entrain et mon répondant, il dégaine sa dernière
arme, une rafale de "bon vieux temps". Erreur grave : le problème
avec le "bon vieux temps", c'est que ces armes conventionnelles
d'un autre âge sont à chargement manuel. Si on rate la
proie, la riposte devient quasiment impossible. Mon père attaque
sans sommation :
-à mon époque, à table, on commençait
à manger en même temps que son père, et on arrêtait
quand il posait sa fourchette.
- ben ouais coco, si tu retournes dans ta caverne, tu verras qu'il
y a avait une époque bénite où le père pouvait
bouffer sa descendance. Ca doit te faire rêver ce bon vieux temps-là...
J'imagine que ce genre de scènette
de la vie familiale quotidienne ne vous fera pas regretter de n'avoir
pas eu d'enfants. Il y a des gens qui disent de leur chien : "celui-là,
s'il pouvait parler...". Mais s'il pouvait parler, il dirait des
conneries, forcément. D'ailleurs, il y en a qui leur font couper
les cordes vocales : comme ça, tranquilles! Il ne reste plus
qu'à les empailler pour que ça devienne de bons toutous
finalement.
Vous
comprenez maintenant ma vocation d'écrivain : quand on ne peut
pas parler et pas se taire, il ne reste plus qu'à écrire.
En ce qui me concerne, c'était ça ou dépérir.
Ou mourir par prise de risques inconsidérés. Je sais ce
que vous pensez de l'ambiguïté de mon statut d'écrivain
clandestin, de "nègre" : dans votre famille de héros
où il faut faire honneur à son nom, l'anonymat est un
outrage. Cacher son nom, c'est renier ses origines, perdre son identité.
Mais je n'ai aucun écusson à défendre et c'est
tant mieux. Vivre à l'ombre de mon nom me permet finalement de
profiter du soleil des autres et croyez bien que je ne boude pas mon
plaisir.
A 19 ans, je me suis pointée
au rendez-vous que m'avait enfin donné une grande maison d'édition
dont je tairais le nom par charité chrétienne. Je me dois
de souligner la bravoure des deux types qui ont achevé la lecture
d'un pauvre manuscrit à la mine déconfite qui cachait
ma prose affirmée sous les pages fines d'un cahier de brouillon
d'écolier. Ils me firent asseoir sur une chaise base légère.
Ces deux lettrés encravatés me dévisageaient du
haut de leurs immenses fauteuils de cuir. Curieux sens de l'hospitalité..
Si j'éternuais, la chaise n'y survivrait pas : mieux valait assurer
en gardant mes deux pieds bien plantés sur le sol. Je cherchais
des yeux d'éventuels points d'appui : peine perdue, ces grands
bureaux sont pleins de vide.
-hmm, vous maintenez que c'est vous qui avait écrit cela?
-autant que je m'en souvienne. C'est un peu ancien, mais disons
que ça me ressemble encore assez.
Le plus jeune des deux
gars, vieux quand même, s'adressa à l'autre à demi
ton :
-elle est jeune et à l'aise, on pourrait en faire un argument
marketing avec l'attaché de presse. Quelques télés
bien placées et les ventes s'envoleront immédiatement.
J'étais sur le point de dire : "non,
moi c'est pour un bouquin, il doit y avoir erreur sur la personne",
mais de toutes façons, la parole ne m'était pas donnée
et je cru bon de tenter l'expérience inédite de me taire.
Là, un incident imprévu se manifesta : je venais de me
rendre compte que j'avais décalé tout le boutonnage de
ma chemise et que si la grâce m'avait accompagnée jusque
là, il était peu probable que je puisse effectuer le chemin
du retour sans me faire remarquer. J'improvisais des solutions :
-reboutonner? Ben c'est qu'il aurait fallu déboutonner...gênant...pour
moi. Pour les deux messieurs, je ne peux pas me prononcer...
-enfiler sa veste sous un prétexte ou un autre? Ca impose
un préalable : avoir emporté une veste. Début septembre,
il faisait encore chaud, et j'étais venue dans l'état.
J'entreprit de tirer sur le côté
gauche qui accusait sur le bas une carence en bouton, mais je me rendis
compte à temps que cela faisait mauvais genre. J'abandonnais
avec résignation : c'est sur, il me faudrait un habilleur pour
les promos télé. Après tout, pas de quoi complexer
: si un métier pareil existait pour boutonner les animateurs
et acteurs de tous pays, c'est que l'étourderie devait être
mieux répartie qu'il ne m'avait semblé jusque là.
-bon, on se revoit la semaine prochaine mademoiselle,
le 12, ça vous irait? Alors bonsoir.
-et pour mon bouquin?..
Le 12, ma chemise fut soigneusement
boutonnée. Je supportais mal la veste que je m'étais fait
une obligation de me jeter sur le dos : on n'est jamais trop prudent.
J'entrais et considérais ce fichu fauteuil comme un vieil ennemis,
et j'attaquais :
-et pour mon bouquin?
-pour le bouquin, c'est réglé. On est là
pour parler de vous. Mes collaborateurs et moi pensons sincèrement
que ce livre n'est pas fait pour vous. Considérez que cela n'a
strictement rien à voir avec vos difficultés à
boutonner votre chemise, mais la médiatisation d'un potentiel
pareil doit être confiée à des professionnels. Comprenez,
vous vous gâcheriez bêtement, on est désolé...
-et pour mon bouquin?
-ah, celui-là, pas de problème : il est excellent,
on va le porter en tête de gondole.
Je commençais à comprendre
:
-en somme, vous voulez de mon livre mais pas de moi?
-je suis ravi qu'on puisse s'entendre si rapidement. Mais vous
jouerez d'emblée dans la cour des grands : le célèbre
écrivain (vous comprendrez que je vous taise son nom) vous l'achète
à un prix très intéressant. Une somme rondelette,
cash, sans aucune prise de risque sur les ventes. Vous avez tout à
gagner.
Et voilà l'histoire.
Dites que je me suis laissée acheter si vous voulez. Je savoure
ma gloire en silence, en caressant les couvertures de "mes livres"
empilés dans les librairies. Je m'attends toujours à ce
que quelqu'un me tapote l'épaule en me demandant un autographe.
Je saurais quoi dire, quoi faire, comme une vieille habituée,
mais il est vrai que ce gros bedonnant qui assure la promo de mes livres
qu'il signe sans malaise sait fort bien boutonner sa chemise.
Avec le temps, Félix,
j'attrape confiance en vous, je vous considère comme un vieux
confident. Et puis les murs de votre château ne résonnent
pas ailleurs que dans les oreilles de votre fidèle lévrier
qui doit devenir un peu sourd avec l'âge. Lui aussi. Je reprendrai
vos propos sur l'éducation et le manque de repères des
générations montantes, mais il se fait fort tard et demain
j'embauche à huit heures précises. C'est l'inconvénient
de ces périodes d'enquête et d'analyse "sur site"
qui précédent l'écriture d'un livre, mais croyez
bien que le collège que je squatte le temps de ces préalables
me révèle une réalité bien plus dure que
ce que vous évoquez. Je dois dire que ma présence depuis
un mois commence un peu à être acceptée. Je comprends
fort bien l'irritation de la Direction à qui l'éditeur
a fait imposer ma présence "par voie hiérarchique"
par un mécanisme que je préfère ignorer. Ces gens-là
se demandent bien quel sort je vais leur réserver et s'arrangent
pour ne pas débarquer à la cantine en même temps
que moi. Curieux univers je vous assure...
Juste une anecdote avant
de vous laisser. Vous dites : " Je vais peut-être
vous choquer, mais je pense que l'interdiction systématique des
châtiments corporels n'a pas été une bonne chose."
Plus d'une génération nous sépare tous les
deux Félix et je n'ai pas votre tempérament guerrier.
Je crois plus à l'éducation qu'au dressage. Vous savez
que je me suis liée d'amitié avec le Conseiller d'Education
de ce collège : en quelque sorte, nous partageons un peu ce statut
de pestiférés et cela nous rapproche. Il utilise l'humour
comme méthode pédagogique et ne manque jamais l'occasion
de faire surgir les absurdités du système avec son sens
de la dérision. Voilà le canular qu'il avait monté
pour taquiner son conventionaliste de Principal :
Ce grand pétochard appréhende
chaque rentrée dit-on, et se soucis de la rigueur de la préparation
administrative de l'année à venir. Fin août, il
descend de son perchoir et se glisse dans les antres du premier étage,
celui des ouvriers-pédagogues qui travaillent les élèves
comme on travaille la terre, avec leurs tripes et leur coeur. Il contemple
les piles de documents administratifs destinés à chaque
classe, à chaque professeurs, montées régulièrement
dans de belles chemises de couleurs différentes. Il y en a des
kilos et il les inspecte comme un général inspecte ses
troupes :
-tout y est, vous avez vérifié, vous êtes
sur, absolument?
-oui, pas de problème...Ah, au fait, je me suis permis
de rajouter une note...
Et il lui tend, prenant un air très fier.
Le Principal, circonspect, attrape le papier à entête administrative
du collège. Sur le modèle des autorisations de sorties
et d'hospitalisation, ce personnage taquin avait rédigé
son texte à peu près ainsi :