18 octobre 2001

     Cher Félix,

     Les médias se lassent de cette guerre, qui n'y met décidément pas du sien. Il faut dire qu'avec le spectacle du 11 septembre, on a commencé par le bouquet final, et qu'après ça, plus rien n'a de saveur. Les télévisions se désolent : qu'ont-elles à se mettre sous la dent? Tout le monde veut oublier les twin towers, parce qu'on ne peut pas parler au passé d'un symbole de l'Amérique capitaliste et dominatrice . L'orgueil américain ne peut le supporter, alors au recouvre de cendres, on recouvre les morceaux de morts. Les engins de déblaiement travaillent dans la honte : le sang a séché, il n'y a plus rien à sauver.

     On se souvient de la guerre du Golfe : ça, c'était quelque chose. La première guerre d'un genre nouveau, high tech. Tout le monde regardait ça avec la curiosité qui accompagne la sortie d'un écran de télévision plat, de l'aspirateur sans sac, de la voiture électrique. La guerre à papy, c'était fini et les vieux n'avaient plus qu'à la fermer avec leurs histoires d'agonisants puants. On avait inventé la guerre propre, la guerre qui n'empêche pas de savourer son rôti devant la télévision, la guerre qui détruit, mais ne tue pas. On nous a fait croire que les "quelques" morts étaient des volontaires, des idiots restés sur des lieux à hauts risques. Tant pis pour eux. CNN avait l'exclusivité de la couverture du conflit ce qui lui permettait de vendre des spots publicitaires à prix d'or et de soupoudrer le monde de ses arguments. On était bon public, de ce temps-là...

     Il y a quelques jours, les Etats-Unis ont reconnu avoir faits des victimes civiles. Faute avouée à moitié pardonnée...Les temps sont au mea culpa, décidément. Les occidentaux veulent démontrer qu'eux savent être compatisants, que leur religion est éthique. Avez-vous remarqué la façon dont les choses ont été présentées? Bavure. Pas d'autre explication possible, la guerre étant maintenant une oeuvre d'utilité publique, qui ne tue pas. Bavure humaine précise t-on ; on va donner l'exemple, le pilote incompétent sera durement sanctionné, présenté comme la honte du pays, la brebis galeuse qui n'a pas su faire honneur au matériel qui lui était confié.

     Les Etats-Unis plaident pour la transparence, mais d'après le Guardian, le Pentagone aurait acheté toutes les images du satellite commercial Ikonos surplombant l'Afghanistan pour cacher les morts, étalés avec indécence au sol, repérables parce que ces yeux accrochés à l'espace ont une résolution d'un mètre. Ce sont...des morts polémiques. Des morts innocents, de mauvais morts...Mais que les Américains ne s'inquièrent pas trop quand même : on dit que certains mesureraient moins d'un mètre...

     Les médias sont confinés au Pakistan. J'ai vu sur une chaîne diffusée par satellite l'interview d'un envoyé spécial de France 2. "On est pas mal lotis, logé dans des conditions acceptables, les gens sont sympas...". L'autre lui demande : "et la guerre, qu'en voyez-vous?". L'envoyé spécial est gêné, déclare pouvoir faire son boulot dans des conditions acceptables, mais c'est un boulot de renseignements, les télés veulent des images. L'interviewer insiste : "tous les journalistes rêvent de passer la frontière, avez-vous un plan?". Mais l'envoyé spécial n'en a pas et n'a pas l'intention de quitter le plancher des vaches. L'entretient devient tendu, parce qu'il sent qu'il passe pour une lavette, un frileux et finit par se sentir obligé de rappeler qu'il a été otage au Liban et estime avoir donné sa part de courage au métier...Dommage, en voilà un qui ne sauvera pas l'audience.

     Il n'y a pas d'images pour cette guerre du 21ème siècle, et personne n'était préparé à cela. Que voit-on? Les mouvements des Afghans qui fuient, les femmes traînent des enfants sales derrière elles, une sur quatre est enceinte. Demain, ce sera l'hiver, mais aujourd'hui? Les avions américains balarguent des sachets de vivre que les gosses cueillent dans le ciel. De tant en tant, quelques uns s'aventurent trop loin et sautent sur de vieilles mines plantées là, pour un sachet de bouffe insipide portant en toutes les langues la mention "offert par le peuple américain". Je suis étonnée qu'il n'y ait pas de sponsor : Coca cola light, ça le ferait.

     Nos écrans sont rassasiés d'images vertes pixellisées à l'excès : les bombardements de nuit sont peu esthétiques, les prises de vue baveuses parce que les autofocus sont affolés par les contrastes, les infrarouges ne sont pas photogéniques, les zooms diaboliques provoquent du flou. Tout le monde se lasse. Les chaînes passent en boucle des images d'archives de commandos qui s'entraînent en rampant sur les coudes. Il y a deux semaines, avec la télévision par satellite, on pouvait allumer son écran à n'importe quel moment et être informé, mais je me rends compte que ce n'est plus le cas : la météo et le tiercé ont repris leurs droits.

     Vous dites qu'il faudrait saupoudrer le pays de livres, mais croyez-vous que dans leur déroute, les gens veulent se lester d'un poids mort? Les Afghans ne savent guère lire, et ceux qui savent ne lisent guère. Les femmes n'ont aucun droit, aucune autonomie ne leur ait accordé, même pas celle de se faire soigner lorsqu'elles sont malades, leur vie ne leur appartient pas. Des livres, désolée, mais ce n'est rien que de la cellulose. La guerre est celle de la religion, on gagnera la guerre de la culture à un autre moment...Rapellez-vous les discutions de salon du 18ème siècle : la lecture, un passe temps pour oisifs?

     Il n'en demeure pas moins vrai que les opinions sont pour une part manoeuvrées depuis l'occident et que là, prosaïquement, le marché est à prendre. Les jeunes musulmans français, issus de l'immigration de deuxième génération, plongent vite dans l'intégrisme pour des raisons faciles à comprendre : parce que l'intégration ne s'est pas faite, ou mal. Ils ne se sentent pas d'ici, et c'est une façon comme une autre de nous le faire savoir.C'est un mode d'expression d'une crise d'adolescence adressée non seulement aux parents, mais à leur patrie nourricière, qu'ils remettent en cause avec les outils qu'ils ont. La religion est un argument de rassemblement, d'aglutinement, comme les rêves-parties où les jeunes autochtones cherchent à se perdre dans quelque chose qui les excède sans les renier : les rythmes technos sont tribaux, sacralisés eux-aussi. On devrait penser à tout cela, à nos jeunes dont les vides spirituels et collectifs les poussent à se jeter sur la première nourriture présentée.

     Comme vous le signalez, on peut démonter les techniques de terreur des intégristes et les devancer sans craindre de leur donner des idées. Oui, mais cela vaut seulement pour les intégristes "professionnels". Que faites-vous des apprentis intégristes, des aspirants, des postulants qui ne sont pas encore au fait des secrets de leurs maîtres, qui n'ont pas terminé leur initiation et qui convoitent une place au paradis? Ceux-là me font peur, parce qu'ils cherchent l'intégration et se croient obligés de faire leur preuves. Il y a des jeunes américains qui dégomment leurs camarades de classe au magnum après avoir joué à Doom, il y aura chez nous des jeunes musulmans qui fabriqueront leurs petite bombe, histoire de faire comme leurs idoles. Il faut faire gaffe de ne pas leur donner la recette de la potion magique.

     Hier, devant la montée du phénomène des lettres poudrées de blanc, Bernard Kouchner a dit : "ça devient un sport national". Je le crains. Ces cervelles là sont à prendre, ne les laissons pas à leur jachère : les mauvaises herbes y pousseront.

 

Amicalement,

Elisabeth