10 décembre 2002
Les braqueurs de
rêves
Mon antivirus onirique
me signalait une tentative d'intrusion dans mon rêve de ce milieu
de nuit. Heureusement que j'avais pensé à faire la mise
à jour sur le Canal des Rêves partagés. Depuis peu,
les dormeurs pacifiques s'étaient regroupés en association
loi 1901 et partageaient dans un esprit communautaire les tuyaux de parades
aux multiples tentatives d'intrusions dans nos univers furtifs nocturnes.
La législation restait timorée
sur le sujet, laissant un vide juridique qui permettait toutes les audaces
à ces nouveaux pirates. Dans nos rangs, les pétitions circulaient...Les
écologistes, à cours d'arguments sur les verdures de toutes
feuilles, se chamaillaient dans leurs troupes sur l'éventualité
d'une récupération du thème. Le sommeil étant
aussi universel que la mort, l'électorat potentiel était
infini, mais les rêves se révélaient au final peu
médiatiques : personne n'avait pu obtenir d'images et les téléspectateurs
en voulaient méchamment aux reporters, qualifiés sans autre
jugement d'incompétents. Les écoles de journalisme ne parvenaient
plus à faire bancs combles et les gamins inventaient une professions
de substitution à leurs parents du métier pour ne pas se
faire huer dans la cour de récréation.
Les scientifiques ne disaient rien sur le
sujet et en pensaient d'ailleurs fort peu. Ils esquivaient au besoin par
des philosophades d'écoliers fénéants :
-Apportez-moi un morceau de rêve, et là, j'y
croirais!
Car les scientifiques ne rêvent pas, ou alors
clandestinement. Le professeur Carnot qui affirmait avoir rencontré
un théorème à la fin d'une nuit laborieuse de 11
heures avait disparu depuis dans des circonstances étranges. Et
étrangement, le Conseil des Grands Scientifiques avait étouffé
l'affaire :
-Apportez-moi le disparu et je croirais à sa disparition.
Pour l'instant, il n'existe pas!
C'est ce genre de phrase qui fait qu'on devient Directeur,
et plus encore, qu'on le reste.
Mais aujourd'hui, c'était de ma nuit dont on
essayait de s'emparer. L'implant logiciel de surveillance était
formel.
J'inventais à regret et en catastrophe une porte
pour clore mon univers que j'aimais infini. L'improvisation brouillonne
format une bien piètre cloison, tordue par des angles mal mesurés
; la clé ne fonctionnait même pas. D'ordinaire, je n'ai pas
le rêve technique...
Ne pas se réveiller, surtout ne pas quitter
un rêve sans l'emporter avec soi ou le détruire était
la précausion d'usage, mais là, je songeais avec terreur
que je n'avais pas souscrit à la parade logicielle d'autodestruction
et qu'il me faudrait entrer dans les hostilités sans arme automatique.
Aujourd'hui, plus personne ne peut espérer dormir tranquille...
La polémique sur l'usage des univers oniriques
kidnappés restait complète : nos services de renseignements
spéculaitent sur l'hypothèse bien alimentée d'un
traffic et de reventes clandestines à des organisations terroristes
totalitaires qui injecteraient nos paradis artificiels pour soumettre
la population diurne. Le principe est simple : l'obeissance serait gratifiée
d'un songe doux annoncé comme une avance sur le paradis céleste.
Une preuve en quelque sorte, un morceau de félicité qui
se méritait par un comportement de dévotion absolue. Chacun
pouvait témoigner avoir vu et constaté la vérité
de la promesse divine. Les leaders térroristes argumentaient speudo-scientifiquement
:
-Et encore, sachez que ce pré-paradis est une version atténuée
du final : les vivants ne pourraient supporter sa vision transcendante
supra-imaginaire.
Supra-imaginaire...Le terme émanait
dans sa naissance de l'Association des Rêveurs d'Elite. Moins d'un
pourcent de la population est capable de générer des rêves
compatibles avec l'idée qu'on se fait du paradis ou d'un paradis
acceptable. Les autres ne rêvent pas plus haut que ce qu'il vivent.
Mais ces surdoués oniriques se lassent de leur don qui les embarque
dans une traque au songe épuisante. Des pathologies nouvelles apparaissent,
plus personne n'achète de somnifères sauf les dormeurs de
l'extrême par goût du risque et de la provocation. Les autres
bouffent des emphétamines pour éloigner le sommeil espionné.
Je savais que ma porte ne résisterait
pas longtemps à l'agresseur parce qu'elle n'était pas assortie
au reste du rêve et ne pourrait y puisser une résistance
de cohésion. J'aurai bien aimé avoir des yeux à fermer
dans l'artifice de dissimulation des enfants et pouvoir couper mon imagination
comme on éteint la lumière, mais les paupières ne
faisaient pas partie de mon paquetage nocturne habituel. Je concevais
la décoration inutile : dans mes mondes, tout est bon à
voir.
Les rêves avaient leur temps : j'y attendais.
Soudain, on sonna imprévisiblement à
la porte!
Le voleur s'annonçait poli :
-Il y a quelqu'un?
-?!?
-Je vous en prie, ouvrez! Je voudrais juste passer un coup
de fil, je n'en peux vraiment plus...
J'ouvris d'une pensée. Ma naïveté
était à l'évidence emportable d'un monde à
l'autre.
L'avatar qui affichait une image inconstante et évanescente s'écroula
sur le palier imaginaire que je débarrassais de sa porte inutile
d'une volonté. Pour la première fois, je voyais un rêveur
épuisé et j'en fus fortément décontenencée
:
-Diable, qui vous a mis dans cet état?
-Un pirate de rêves qui m'a dépouillé de tout
jusqu'à ma dernière image. Je vais vraiment mal...
-Ah? Je croyais à l'immortalité des rêveurs...
-C'est vrai, en un sens. On s'est tous fait tuer un nombre incalculable
de fois : on s'habitue, mais là, quelque chose n'a pas fonctionné
normalement.
-... Je comprends : le réveil! C'est ça, vous ne
vous êtes pas réveillé.
-Exactement! Je suis le paradoxe d'un rêveur sans rêve.
Le problème était lourd. Le
pauvre gars prennait mon monde de survie comme il était, le trouvant
parfait malgré sa dégradation rapide du à ma négligence
à m'en occuper. J'étais en principe hostile au partage des
rêves et ne pratiquais pas cette singulière copropriété
qui tournait énivitablement en querelle de décorations.
Le choix d'une couleur ou d'une matière était réversible
à l'infini ce qui n'était pas pour pacifier les ménages.
Du coup, personne ne profitait jamais avec quiétude de son oeuvre.
-A vous voir, j'en conclus
que le vide est douloureux.
-Mon compagnon est mort de désespoir et de fatigue. Passé
un certain délai, j'ai l'impression que le sommeil devient mortel.
-Il va falloir trouver le moyen de vous réveiller. Et en
vitesse parce que mon compteur indique qu'il ne me reste plus qu'un cycle
de sommeil à consommer.
Pas assez pour lancer aux rêveurs d'élite
d'à côté des invitations à venir cogiter sur
le problème. En plus, je n'avais pas conçu les lieux pour
recevoir et le personnalités intéressantes ne s'extrayaient
pas facilement de leurs propres fabrications : les scientifiques causaient
jusqu'à l'aube avec des chiffres incarnés de bonne fréquentation
et les littéraires chatouillaient les bons mots sous tous les flancs.
A côté, nos arguments étaient ténus et le désespoir
nous gagnait dans mon rêve qui tournait au noir et blanc de débutant.
Nous jugeames plus prudent d'élever des murailles bien qu'il fut
peu probable que des voleurs nous fauchent un si piètre univers.
Isidore, plus doué, se chargea du travail. Je réfléchissais
:
-Si je vous poignardais pour
créer un choc de réveil...
-Pas la peine : ça m'est arrivé trop souvent, je n'y
crois plus. J'ai essayé de me pseudo-suicider de toutes les façons.
Si les militaires pouvaient avoir des idées pareilles, ce serait
la fin du monde sans grand délai.
-Vous envoyer un cauchemar peut-être?
-Lequel? J'ai domestiqué tous les dragons et les monstres me mangent
dans la main.
-Alors quoi?
Il ronfla de désapointement :
-Je crains que vous ne deviez m'abandonner ici comme un navigateur sur
une île déserte.
La perspective faillit me réveiller
d'effroi, mais je me rattrapais de justesse. Au moins tiendrais-je compagnie
au malheureux le plus longtemps possible...
Soudain, une partie de la muraille disparut
comme un plastique fin qui se consume, laissant un trou béant sans
cicatrice. Trois hommes en traihi militaires planaient prétentieusement
au-dessus de nous. Je jouais impromtument mon rôle de maîtresse
de maison :
-Ce rêve est propriété privée et il ne me semble
pas vous y avoir invité. Sortez donc au plus vite!
-Du calme, vous n'avez aucune raison de vous inquiéter...
Isidore monta sans avertissement en agressivité
:
-Je reconnais leur présence spectrale malgré le changement
d'apparence : ce sont eux qui ont piraté mon rêve...
-Assertion perspicace : on vous a volé et vous imaginez
bien qu'on n'est pas venu pour régler la facture...
Je songeais que mon invité avait été
suivi dans son périple jusqu'à moi et que je devrai affronter
ces fripouilles. Mais je me trompais :
-Nous vous le répétons
: vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. Vous avez vu la
tronche de votre rêve? Vous nous le donneriez qu'on en voudrait
pas.
-Alors que faites-vous là?
-On vient pour vous aider en quelque sorte...Vous êtes incapable
de vous réveiller par les moyens ordinaires et si personne n'intervient,
vous mourrez : le sommeil est complètement instable à long
terme. Il donne sur le coma qui glisse vers la mort.
-Et vous vous souciez de notre mort maintenant?
-Pas du tout : on se soucie de votre vie, ou plutôt de votre
vie onirique. Vous êtes des producteurs de rêves d'exception
; c'est vous qui nous armez de poudre de paradis. Ne soigneriez-vous pas
votre meilleure vache à lait?
-Bandits!
Isidore restait étrangement serein
: il était certain de ne pouvoir se réveiller et concevait
avec désolation mon rôle de faiseuse de beaux rêves.
Lui au moins serait délivré de cette complicité forcée.
-Je crains pour vous qu'il n'y ait pas d'antidote à mon
sommeil prolongé. Je suis immunisé des cauchemars et rien
ne peut me pousser à rejeter ce sommeil.
-Immunisé de vos cauchemars, peut-être...
-J'ai croisé quelques productions de mes collègues
: c'est du pareil au même. Une corne de plus ou de moins à
un monstre ne change guère le spectacle.
-Vous parlez de cauchemardeurs ordinaires...Moins d'un demi pourcent
de la population est capable de générer des cauchemars d'exception
capables de réveiller un nouveau mort. Pourquoi croyez-vous que
vos gouvernements maintiennent des tueurs en série des années
dans les couloirs de la mort si ce n'est pour leur rendre service? Ceux-ci
produisent autant de mal dans leurs rêves que réveillés.On
leur ponctionne leurs images de haine et de meurtre jusqu'au tarissement.
Puis on réinjecte à d'autres : ça donne envie de
mourir à certains et de vivre à d'autres. Il faut savoir
doser, c'est tout un métier... Les humeurs du matin, les espoirs
et les perspectives de chacun sont sous suggestion et croyez-moi, on a
dans notre arsenal des horreurs à vous faire fuir de votre paresse
atardée. Aussi surement que vous tendrez le genou si on vous tape
le nerf avec un marteau...
Isidore se ravisa :
-Pas la peine : je crois que l'horreur de ce que
vous venez de m'apprendre suffit à ce que je ne veuille pas en
entendre plus et que je quitte le sommeil au plus vite. Pour quel extérieur,
c'est une autre histoire...
-Heureuse consolation pour vous : ça n'est pas votre histoire.
Vous n'avez pas souscrit l'option sauvegarde automatique, hors de prix
c'est vrai, et votre souvenir s'arrêtera à l'évaporation
de votre sommeil. Je ne cache pas que ça nous arrange : les rêveurs
naïfs sont les meilleurs d'entre tous.
à compter du 10 décembre 2002
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