9 janvier 2003
La
machine à fabriquer le temps
-Je voudrais porter plainte, c'est
urgent!
-Avez-vous un mort à déclarer, ou un blessé
à qui il pourrait prendre l'idée de mourir dans l'heure
qui suit?
-Euh, non...
-Alors, ce n'est pas urgent!
Le policier boutonna
sa veste de ville avec empressement et l'ajusta d'un geste habitué
pour rendre aussi furtif que possible le gros calibre niché dans
son étui collé sur ses cotes. Son collègue acquiesça
d'un signe de tête pour valider la crédibilité de
l'ensemble, et ils filèrent tous les deux. Sauver le monde sans
doute...
Quelques chaises
dépareillées occupaient le hall du commissariat. Une jeune
femme tuméfiée pleurait en sourdine ; un gros bonhomme habillé
de tatouages insultait à forte voix de délire qui entendait.
Edouard cru reconnaître au fond Anne, une de ses anciennes camarades
d'école, mais il se ravisa dans son intention de la saluer : qui
savait si ces épaules voûtées portait sa misère,
ou celle d'un autre...Il songea que dans un jour pareil, geindre pour
des histoires de voisinage tenait de l'indécence et ravala la hargne
qui l'avait poussé jusqu'ici. Il s'apprêtait à partir
honteux de n'avoir tué personne et de n'être pas mort, au
moins un minimum, quand une femme costumée aux allures d'hôtesse
de l'air l'alpaga :
-Monsieur, votre affaire est-elle
urgente?
-Non, en fait, pas du tout. Je repasserai un autre jour...
-Venez avec moi, quelqu'un va s'occuper de vous
-Mais...ces gens étaient là avant moi et de toute
évidence, leur situation est bien plus urgente
-Justement : quand c'est urgent, c'est déjà trop tard.
Si vous voulez bien me suivre...
Edouard s'exécuta
sans oser croiser le regard de ces patients du crime. Dans une petite
pièce grise, un agent de police faisait tomber des paillettes nourrissantes
à un poisson gras dans un aquarium au décor vide. Il leva
la tête tout content de la visite que lui apportait la jeune femme.
-Monsieur Théo, je vous emmène
un cas non-urgent.
-Ah, enfin! De nos jours, les cas ne savent plus être pondérés.
Les malfrats sont des gens pressés, vous n'imaginez pas! Sans compter
les tués qui ne se donnent même pas le temps d'expirer une
confidence de dernière minute. Le métier a bien changé...Mais
dites-moi quelle est la non-urgence qui vous amène ici?
-En fait, j'ai des différents avec mon voisin...
-Qui n'en a pas?
-Mais là c'est particulier : le genre de différent...comment
dire...qui pourrait bien finir par une urgence comme vous ne les aimez
pas...
-Vous n'envisagez tout de même pas de tuer votre voisin?
-Oh non. Pas si je peux faire autrement...
Le policier tressauta
: il était interdit de mort, de meurtres et d'assassins depuis
une bavure engendrée dans les années 70 qui avait désincarnée
plus d'âmes que prévu. Son asthme chronique lui avait rendu
le service de le dispenser du sifflet de la circulation, et il était
ainsi devenu le spécialiste des affaires qui ont le temps. Il exposa
son domaine de compétence à Edouard qui le considéra
avec méfiance :
-J'espère que vous n'êtes
pas de ces gens qui pensent que le non-urgent peut attendre?
Théo fut
piqué dans son orgueil perfectionniste :
-Mais pour qui me prenez-vous Monsieur?
Vous avez en face de vous le meilleur spécialiste du non-urgent
du pays, et croyez-moi, personne n'accorde plus d'empressement à
ce qui peut attendre que moi.
-Bien, je vois que nous allons nous entendre, car j'ai pour vous
un morceau de querelles de voisinage sans violence consommée comme
vous n'avez jamais osé en rêver.
-Vous savez quoi? s'enthousiasma Théo, allons parler de cela
devant un déjeuner. Si votre met vaut le coup, c'est moi qui vous
invite, sinon, c'est vous.
-Allons-y!
Théo se
calla à la table du fond du restaurant presque désert en
pleine heure de midi.
-C'est le restaurant préféré
de ma femme. Elle dit que ça me fait prendre conscience de la qualité
de sa cuisine à elle...
C'était
vrai : Edouard n'aurait jamais osé servir pareille banalité
fade à ses invités, mais au moins, l'endroit était
tranquille, et on n'était guère tenté de parler la
bouche pleine.
-Alors votre voisin est un enquiquineur
si j'ai bien compris?
-Non, lui et son épouse sont charmants et leurs grands enfants
ont maintenant quitté la maison, ce qui fait que ça n'a
jamais été aussi tranquille.
-Alors où est le problème? Un arbre qui fait de l'ombre
à votre jardin ou quelque chose comme ça?
-Un arbre? Mais mon bon policier, si ce n'était qu'un arbre,
on ne dirait rien. C'est beaucoup plus grave, vraiment beaucoup plus grave...
-Plus grave qu'un arbre? Deux arbres? Plein d'arbres? Une forêt
à la limite de votre propriété?
-Non, rien à voir. Ce qui nous fait de l'ombre, voyez-vous
ce sont...ce sont...
-Mais ce sont quoi , bon sang?
-Des nuages!
Théo se
figea. Il était d'humeur avenante et voulait bien rire de tout,
à la seule condition que ce soit sérieux. Il laissait la
moquerie aux incompétents de l'humour. D'un geste agacé,
il se leva pour clore le déjeuner et réclamer l'addition,
mais Edouard le retint suppliant :
-Je vous en prie, écoutez-moi,
laissez-moi m'expliquer! Vous êtes le seul à pouvoir m'aider
: sinon, il me reste comme unique choix de me pendre ou d'abbatre mon
voisin, mais quoiqu'il en soit, avant ça, j'enverrai à vos
supérieurs une lettre en vous désignant comme le responsable
de cette mort parce que vous aurez dérogé à vos obligations
de service...
Le temps décidément
ne semblait servir qu'à préparer des situations extrêmes
où l'on n'en n'aurait plus. Théo se rassit en grommellant,
habitué à l'absurde, mais pas prêt, sans doute, à
l'extraordinaire. Il était résigné à
subir une mauvaise blague trop longue. Edouard, se racla la gorge :
-Vous allez me dire que vous vous
en foutez, mais il faut que je vous raconte que je suis retraité
depuis six mois. C'est là qu'ont débuté les ennuis.
Avant, je travaillais 60 heures par semaine dans un bureau climatisé
et après 40 ans, je ne peux même pas vous dire ce qu'on voyait
par la fenêtre. A fortiori, j'aurais été bien en peine
le soir venu de pouvoir décrire la climatologie de la journée,
ou même de toute la semaine de boulot passée. Le week-end,
je somnolais devant la télé et pendant les quelques
vacances que je prenais annuellement, ma femme et moi allions à
l'étranger, dans quelque endroit où le temps, température
et ciel, se comportait comme il est écrit dans les brochures. Pour
résumer, j'ignorais que les environs de Lille étaient si
froids et de couleur si lugubre. Personne n'avait tout simplement songé
à me le dire...
Vous imaginez le choc quand j'ai voulu mettre en application les loisirs
des Seniors comme expliqué à la télé : jardinage,
golf, pêche, ballades à vélos...L'horreur absolue
: mon corps ne voulait pas! Les températures, ça fait souvent
mal...
J'ai bien pensé à porter plainte pour dissimulation de la
vérité, mais voyez-vous, je ne suis pas du genre à
chercher les ennuis...
Théo mordillait
perplexivement sa fourchette aux dépends de ses dents. Le vieux
Monsieur parlait à voix basse et ses yeux mobiles balayaient les
alentours dans une obsession de garder la confidentialité de son
récit. Il avait honte : les riches n'ont pas le droit d'être
ignorants de ce que savent les pauvres. Le policier esquissa un sourire,
mêlé d'ironie et de pitié :
-Admettons. Mais vous n'êtes
tout de même pas né dans une bulle...Il y a bien un moment
dans votre enfance où vous avez du être confronté
aux contrastes thermiques et aux inconvénients climatiques? Assez
pour savoir à quoi vous attendre...
-Evidemment, mais je croyais qu'à notre époque, on
avait dominé tout ça depuis longtemps...Je ne pouvais pas
prévoir...
-Ma foi, quand on y réfléchit, c'est vrai!
-Nous avons consulté de nombreux médecins ma femme
et moi, mais leur verdict est formel : à notre âge, l'adaptation
aux variations et aux intempéries est impossible et toute plongée
brutale dans l'ambiance climatique naturelle serait mortelle à
court terme.
-Dramatique en effet. Il ne vous reste plus qu'à vous acheter
une île clémente quelque part dans une mer tempérée
: ça doit exister...
-Peut-être...Malheureusement, mon entreprise a fait faillite
suite à des placements trop audacieux et j'ai tout perdu à
quelques semaines de ma retraite. Je n'ai plus les moyens de m'expatrier
et apparemment, il ne faut pas compter sur la Sécurité Sociale
pour assumer les conditions de notre survie. Vous comprenez maintenant...l'urgence.
C'est ce que vous appelleriez dans votre jargon une question de vie ou
de mort il me semble...
Le prétexte
était donné à Théo de rejouer les policiers
et il ne le laisserait pas filer : il avait un bon scénario, lui
manquait seulement l'intrigue :
-C'est fort triste en effet, mais
je ne vois pas bien en quoi la police peut vous aider...
-Par rapport au voisin. Vous oubliez le voisin...
-C'est vrai, il y a un voisin. Mais que vient-il faire dans cette
histoire de métabolisme paresseux?
Edouard et sa
femme n'aimaient pas mourir et la déclinaison froide de la maladie
à l'automne arrivant les effrayait au plus haut point. Il ne pourrait
plus vivre reclus : un intérieur sans son travail de bureau lui
apparaissait comme un vide encombré. Le concept de cloisonnement
lui-même, et de délimitation entre le dedans et le dehors,
lui semblaient soudain désuets et il n'eut plus d'autre idée
en tête que de faire tomber les murs.
Il inventa donc une machine à
faire le temps : l'idée lui était venue à la
lecture fortuite H.G Wells, qui de son avis, était passé
totalement à côté d'une intuition géniale avec
sa machine à voyager dans le temps. Car le temps, il ne fallait
pas le poursuivre, mais le fabriquer météorologiquement
là où l'on était. Il assembla donc un fatras de tout,
plongea l'embout de la machinerie dans l'eau verdâtre de la piscine,
régla le thermostat sur 20°C avec luminosité selon les
conseils du médecin du travail, et attendit que son micro-climat
s'installa au-dessus de son toit.
Après 3 jours, le mélange
trouva son équilibre et les hectares de ciel traités chouchoutaient
ses terres d'un doux soleil au ciel clair d'habitude interdit de séjour
ici fin novembre. Il était sauvé. Après une période
d'observation, Thérèse, sa femme, décida que la retraite,
c'était comme les vacances, et que le moral gagnerait à
éprouver quelques degrés de plus...Il donna donc 24°C
de soleil égoïste à l'hiver de ce coin résidentiel
de Lille.
-Et alors?demanda théo comme
un enfant devant un conte.
-Alors rien : on avait 24°C, tout allait bien pour nous. C'est
là que l'un de nos voisin émis le voeux de posséder
une pareille machine, et je leur en offris une pour Noël...
-...pour qu'ils aient du soleil à Lille un 24 décembre....
-C'est ce que je croyais, mais ils ont programmé...de la
neige!
-Sacrebleu, quel gâchis!
-Cinquante centimètres de neige poudreuse, vous imaginez
le désastre de cohabitation avec notre printemps précoce?
-Pas vraiment. Chacun fait ce qu'il veut chez lui, non?
-Allez dire ça au ciel et aux éléments si vous
le pouvez! Le pire, c'est que cet abruti de voisin a cru bon de faire
le malin auprès de la plantureuse blonde d'en face et lui a fabriqué
une bécane à météo qu'elle s'est empressée
de faire monter à 30°C pour exhiber un bronzage intégral!
-Juste compensation...
-Je ne vous parle pas du Thaïlandais du coin qui a mitonné
une de ces brumes chaude et saturée d'humidité dont ils
ont le secret là-bas
-C'est moche, je vous l'accorde, mais vous n'êtes pas obligé
de regarder.
-Moi non : mais le ciel d'à côté, apparemment
si! Comprenez à la fin : les cieux se battent entre eux. Ils règlent
leurs comptes de décalages thermiques et hydrométriques
à coup d'orages tonitruants, d'ouragants, de tornades...Si ça
continue, la météo va inventer une catastrophe climatique
qui n'existe pas encore. Il faut agir, vite...
L'affaire du
siècle, c'était sur. Le policier réfléchissait.
Edouard se demandait si à tout faire, il n'aurait pas été
plus judicieux d'aller trouver le curée pour qu'il réveille
le Maître des Cieux.
Soudain, le policier se leva et s'éloigna
pour passer un coup de fil dont il revint la mine dépitée.
-J'ai eu le juge au téléphone
: légalement, on ne peut rien faire. On sait comment légiférer
sur la traversée de l'espace aérien par des objets matériels,
mais il y a un vide juridique concernant un éventuel droit de propriété
des composants climatiques. Pour résumer, on peut dire que chacun
est considéré propriétaire des nuages qu'il a au-dessus
de sa tête et qu'il en fait ce qu'il veut : il en invite d'autres
ou s'en débarrasse selon ses convenances. Le juge a précisé
que chacun avait le droit de chauffer sa propriété selon
son confort personnel et qu'il n'était spécifié nulle
part que ce droit s'arrête avec les murs de sa maison...
De ce coté-ci, on est dans l'impasse. J'ai un vieil ami chercheur
en météorologie, je le préviens qu'on passe le voir
demain...En attendant, rentrons chez nous.
Edouard retrouva
sa femme à l'hôtel : ce printemps les accueillait gentiment
dans une douceur clémente qui ne les faisait pas souffrir. Leur
maison avait peut-être était enlevée par un tourbillon
et replantée dans le jardin du voisin, qui sait? Là-bas,
une nature haïssait l'autre dans la démesure des dieux d'Olympe.
Au matin, Théo
passa prendre Edouard devant l'hôtel :
-Désolé, j'ai fait
des pieds et des mains au commissaire pour lui emprunter la seule voiture
climatisée qu'on ait, mais il n'a rien voulu entendre. J'espère
que ça ira quand même pour vous...
Le soleil commençait
à caresser la carrosserie qui pompait ses rayons et Edouard se
crispa d'appréhension. La course ne dura que 10 minutes avant d'aboutir
sur l'entrée arrière de l'observatoire de météorologie
dont Théo connaissait les méandres. Le professeur Matignon
avait refusé le sommeil à cette énigme dont chaque
théoricien rêvait dans ses songes démiurgiques, sauf
que là, il ne s'agissait plus de faire le temps, mais de le défaire
:
-Autant vous le dire tout de suite,
c'est impossible! Im-po-ssi-ble! j'ai refait tous les calculs dans tous
les sens...
-Mais qu'est-ce qui est impossible professeur?
-De calmer le temps : il n'a plus d'autonomie à force de
ne se déterminer que par réaction violente à son
voisin. Plus aucun sens de la mesure non plus. Si on réussissait
à neutraliser toutes les machines à météo
du voisinage, celle d'Edouard, déterminée pour lutter pour
le maintient de la chaleur en opposition aux neiges de la parcelle d'à
côté, continuerait dans son énergie de chaleur acquise
et brûlerait les environs jusqu'à atteindre une chaleur qu'on
ne peut déterminer. Mais je n'y mettrais même pas le diable...
-Et si on coupait simultanément tous les engins?
-Je crains...qu'il n'y ait plus de temps, du tout.
-Qu'est-ce que ça peut bien signifier, plus de météo
du tout?
-Que l'espace en question soit si ravagé climatiquement,
qu'il ne peut plus être habité par aucun élément.
Une sorte d'interdit météorologique en somme. Disons que
la zone a connu tellement d'excès que plus aucun nuage ne peut
y pousser ni aucun rayon y passer, pour très longtemps...
-Ca donne quoi, concrètement, une errance indéfinie
du genre ciel gris à 12°C, comme quand il n'y a ni soleil,
ni pluie, ni vent?
-A priori, je pencherais plus pour quelque chose qui s'approche
du zéro absolu.
-C'est froid...
-C'est absolu!
Le duo quitta
donc le Professeur avec une affaire d'absolu sur les bras. Théo
retrouva un vieux réflexe de ses débuts à la circulation,
et monta le plan pragmatique de circonscrire sans délais et sans
limitation de temps la zone de délimitation de l'état de
catastrophe, mais Edouard secoua la tête, philosophe :
-Réfléchissez : comment appelleriez un homme qui commande
au ciel?
-Un homme qui commande au ciel? Hmm...voyons...un..dieu je crois...
-C'est ça, un dieu, et moi je ne suis pas prêt à
prendre le rôle.
Il fallait inventer
autre chose : Théo se retrouvait avec une urgence dans les pattes
et entendait bien qu'elle ne lui explose pas à proximité
:
-Vous savez ce qu'on fait dans la police d'un problème qu'on
ne peut pas résoudre? On s'en débarrasse : on le refile
à quelqu'un d'autre ou on le fait disparaître.
-J'avoue ne pas voir où vous voulez en venir...
-Il faut fourguer cette infertilité climatique ailleurs puisqu'ici,
on ne peut plus rien faire pour elle. Rappelez-vous H.G Wells : il y a
sans doute possibilité d'envoyer cette parcelle météorologique
inerte à une autre époque. Aux dinosaures par exemple, on
peut admettre qu'ils ne trouveront rien à y redire. En échange
on leur ponctionne l'équivalent tout propre. D'ici à ce
que les hommes poussent sur la planète, la zone se sera régénérée,
vous ne croyez pas? Il vous suffit de trouver une de ces vieilles machines
à voyager dans le temps...
à compter du 9 janvier 2003
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