18 février 2003                                  A contre naissance
                                                                                           (suite de l'épisode "à la recherche le la mort perdue" mais peut-être lu indépendamment...)

 

Une jeune fille élancée occupait l'escalier qui menait à ma porte. Les yeux fermés, elle profitait du soleil un casque accroché aux oreilles d'où s'échappaient les élans lyriques d'un orchestre complet. Ses longues jambes suivaient la largeur des marches : la vie lui allait bien.
      Sans un mot, je tentais d'échaffauder une solution pour conquérir l'accès à ma maison sans déranger ses rêveries musicales : une marche ne valait pas qu'on tue son univers fragile. Je brassais malgré moi l'air au-dessus d'elle d'une enjambée et elle bondit sur ses pieds d'un geste félin, surprise, puis aussitôt rassurée.

 -Enfin! Vous en avez mis du temps! Ça fait au moins une heure que je vous attends...
 -Moi? Mais...il ne me semble pas avoir donné rendez-vous à qui que ce soit.
 -Si on attendait que les clients viennent à nous, on ne serait pas sorti de l'auberge...
 -Ah, c'est ça : vous voulez me vendre quelque chose? Je vous préviens que ça n'est pas le moment. J'ai d'autres soucis en tête...
 -Vraiment? N'était-ce pas vous qui souhaitiez éviter de naître pour être dispensé de mourir?

     Ses yeux verts brillaient d'espiéglerie. Elle aimait assez posséder les informations secrètes qui lui donnaient l'effet de lire dans les pensées de son interlocuteur et d'être une déesse liseuse d'âmes. Mais je ne souhaitais pas conforter son avantage en posant les questions attendues, et sans autre formalité, j'acceptais l'opportunité, d'où qu'elle vienne, de réaliser ce voeux à peine formulé.

 -C'est vrai! Si vous vendez du non-être, j'achète!

     Elle éclata de rire :

 -Je ne sors pas de la lampe d'Aladin et je n'ai pas de baguette magique! Le non-être, ce n'est pas simple et sachez que ça ne s'achète pas, ça se fabrique.
 -Comment?
 -Pour l'instant, la bonne question, c'est "où?". Mais suivez-moi plutôt : bientôt ici, on ne serra plus en sécurité.

     Elle débusqua de sous un buisson fleuri un vieux scooter, me tendit un casque à la visière peinte pour la rendre aveugle et démarra en trombe en s'enfilant dans les ruelles sans trottoirs, occupées au sol par tout le fatras de ce qui ne tenait pas dans les étroites maisons pauvres. La ville partit rapidement loin de nous, nous rendant le soleil sur la verdure haute.
      Enfin, Amélie immobilisa le scooter dans un nuage de poussière qui finit par découvrir une de ces vieilles maisons de pierre qui poussaient à la montagne il y a quelques siècles de là. Elle empoigna une porte de bois dépeinte, et d'un geste surfait, recula pour m'inviter à entrer :

 -Je vous en prie, après vous! Mais ne perdez pas de vue que vous pénétrez là dans notre laboratoire top secret. La résidence du non-être...

     Top secret? Une chaumière d'une pièce avec les restes d'une grange à chèvres? Ma foi, j'étais partante pour m'amuser, mais là, c'était à l'évidence la jeunette qui s'amusait de moi et ça n'était pas la même chose. Qu'importe : autant entrer...J'esquissais quelques pas jusqu'à me retrouver face à une seconde porte d'entrée, en métal blanc lisse et sans poignée. Amélie éclata de rire sous mon regard courroucé et introduisit une petite carte lisse dans une fente dissimulée. Se déplia de la porte un pupitre qui exigea l'emprunte digitale de la jeune fille, une identification de son iris et d'autres politesses du genre. La porte se retira. Amélie passa devant.

     L'intérieur voyait encastré dans le décor de murs de pierres un cube du même métal qui tel un coffre fort, occupait tout son espace d'un escalier descendant. Nous descendîmes donc dans l'obscurité jusqu'à tomber sur une salle immense découpée par des demi-murs sans portes qui créaient autant de lieux différenciés de travail. Une centaine de personnes sans doute besognait en ordre comme une fourmilière active. J'étais subjuguée :

 -C'est incroyable! Que faites-vous donc ici?
 -Je vous l'ai déjà dis : du non-être! D'ailleurs que voulez-vous qu'on fasse d'autre? Tout ce qui concerne l'être a déjà été inventé les siècles précédents. Il faut se recycler...Venez, je vais vous présenter au Professeur Yankévitch.

     Le vieil homme était d'humeur joviale au possible :

 -Bienvenue parmi nous! Les volontaires se font si rares ces derniers temps, surtout les femmes d'ailleurs. Pourtant, croyez-moi, le non-être, c'est l'avenir. Mais puis-je vous demander quelle est la spécialité qui vous intéresse?
 -La spécialité?
 -Mais oui, voyons : êtes-vous plutôt du genre à mourir un maximum de fois en un minimum de temps pour user toutes vos incarnations jusqu'à épuisement de vie, ou préférez-vous essayer de lasser la vie pour qu'elle préfère aller voir ailleurs?
 -Lasser la vie, c'est possible ça?
 -Il paraît, mais ça n'est pas donné à tout le monde
 -Et...que faut-il faire?
 -Justement, il ne faut rien faire de toute sa vie : ne prendre aucune décision, ne faire aucune action qui engendre d'effet, et surtout, ne pas rêver parce que personne ne répond d'une âme qui vole
 -Non, sans façons, je ne pourrais pas...
 -Il n'y a pas de honte : personne n'est parfait. Il faut avoir la vocation...Prenons donc l'autre option : quelle est votre vitesse de réincarnation?
 -Je...je ne sais pas, j'avoue.
 -Pff! Eh bien, on est mal barré avec vous! Je me demande ce qui a fait penser à Amélie que vous êtiez douée pour le non-être?
 -Ecoutez : la mort ne m'intéresse pas ; la vie non plus d'ailleurs et vos querelles de clochers entre les dépensiers et les économes me paraît tout simplement d'une autre époque. J'aspire à la forme de non-être la plus pure : ne pas naître. Le reste, vos bricolages, c'est du recyclé!

     Yankévitch jeta un regard en coin à Amélie et sauta en l'air d'exitation. Il me tendit une main généreuse :

 -Chère collaboratrice, je suis entièrement de votre avis : la mort, c'est dépassé. Vive la prénaissance!

D'un geste précipité, il appuya sur un bouton et avança le menton près d'une paroi :

 -Monsieur Hutteau, préparez les tests de prénaissance pour notre nouvelle collaboratrice et rappelez dés que c'est fait.

     Il se tourna vers Amélie et moi :

 -Quant à nous Mesdames, et malgré l'incertitude qui demeure, allons fêtez ça!

     Un escalier bleu menait à un second sous-sol découpé en couloirs qui portaient à hauteurs de murs des noms de rues et de quartiers dans un espace sans horizon. Nous nous dirigeames vers un bar feutré et derrière un grand verre, le professeur Yankévitch résuma la situation :

 -C'est vrai, beaucoup de nos contemporains sont fatigués d'exister et je les comprends : une fois, deux fois, dix fois, ça va, mais au bout de 200 ou 300 vies, ça devient lassant. Rétrospectivement, je comprends pourquoi on avait inventé des religions qui faisaient croire au repos éternel, mais ça n'est pas le sujet. La vérité qu'on veut nous cacher à tout prix, c'est que les recherches sur la mort éternelle n'avancent pas : en réalité, personne n'est plus sur aujourd'hui que ce soit possible, et si ça l'est, nous sommes bien obligés de reconnaître qu'on n'est pas capable de reproduire l'expérience en laboratoire. Pour résumer, la mort définitive est improbable et non-maîtrisable. Toute une campagne de désinformation est organisée pour faire croire le contraire parce qu'un peuple qui ne croit plus à la mort devient potentiellement ingérable et dangeureux.
      Un peuple qui refuse de naître aussi, vous le comprendrez aisément : les gens qui ne naissent pas ne payent pas d'impôts...Vous avez eu de la chance qu'on vous mette la main dessus rapidement, sinon...

 -Et où en sont vos recherches sur le non-naître?
 -Au point zéro quasiment, faute de volontaires d'une part, et de volontaires compatibles d'autres part. C'est la raison de ces tests : il s'agit en quelque sorte de relever le compteur de vos incarnations passées. Ma thèse est qu'il doit y avoir un seuil d'incarnations après lequel il devient impossible de ne pas être né encore une fois, un point d'irréversibilité en quelque sorte. Les quelques volontaires partants affichaient un kilométrage décourageant...Nous verrons bien ce que vous avez dans les pattes ma chère.

     Une voix annonça que le laboratoire était prêt et nous remontâmes à l'étage supérieur.

 -Que dois-je faire?
 -Dormir le plus naturellement possible avec cet appareillage sur la tête.
 -Ca mesure les fréquences des ondes cérébrales ou quelque chose comme ça je suppose?
 -Pas du tout : les fréquences, on s'en fout. Votre tête sert de point d'ancrage à un filet à rêves. Tout ce qu'on veut, ce sont vos rêves eux-mêmes. Disons que deux ou trois feraient l'affaire. Après, on les met en boite et on les analyse selon différents paramètres : leur maturité esthétique, la vitesse d'accélération de l'âme, le repérage des influences historiques...Tout ça permet de dater une âme avec un taux de fiabilité assez satisfaisant.
 -Et vous même?
 -Aucun espoir : je suis très vieux depuis ma naissance...Et soyez sure que je ne m'en vante pas...

     Je dormis donc et rêva par habitude.

     Autour de mon réveil, une petite foule m'attendait comme au lever du roi Soleil. Yankévitch me poussa presque de la table à rêves.

 -Inespéré, vraiment inespéré...Je suis heureux de vous annoncer que votre âme humaine est de première main. De première main, vous vous rendez compte? Encore un peu, et vous ne naissiez pas. Quand on sait depuis combien de temps des humanoïdes à deux pattes se balladent sur cette planète, on peut vraiment dire que vous êtes une résistante de la dernière heure. Un modèle, que dis-je, une idole pour nous tous assurément...
 -Je vous en prie, restons modestes. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait pour rattraper cette bourde de la première vie?
 -On reprend le cours du temps au moment de votre conception et on empêche l'événement de se produire...
 -Modifier de main humaine le cours du temps, professeur Yankévitch, on sait tous ce que cela engendre.
 -C'est là l'erreur : on ne change rien. On rejoue le morceau c'est tout. Je m'explique : les probabilités pour que l'événement "procréation" du jour J reproduise une cause identique, c'est-à-dire vous, est proche du zéro. C'est comme de tirer deux fois de suite les mêmes numéros au loto, compris?
 -Compris. Alors qu'est-ce qu'on fait?
 -Nous rien. Mais il est temps dans un certain passé pour vos parents de faire l'amour.
 -...et moi?
 -Et bien au retour, ou il y aura vous, ou il n'y aura pas vous. La démonstration de l'hypothèse est simple.
 

     Posséder une machine à remonter le temps était devenu passible de peine de mort. La dernière bonne idée avant de les détruire (presque) toutes, aurait été de remonter assez pour faire en sorte que l'on ne les invente pas. Mais nous ne nous sentions coupable de rien : nous regarderions le film du temps sans toucher à rien. Il fairait ce qu'il voudrait.

     Nous nous retrouvâmes tous, moi plus que chacun. Yankévitch fustigeait autour de calculs sans cesse repris. Il était impossible que je fus là plusieurs fois. Il réfléchissait :

 -Il doit y avoir une magouille derrière tout ça. Une magouille de grande envergure...Ca fait douze fois qu'on remonte le temps et à chaque fois, vous naissez.
 -Désolée...
 -En un sens, ça se justifie. Voyez-vous, je crois que votre naissance est de votre faute
 -Là, je ne comprends plus, j'avoue.

     Yankévitch hésita à poursuivre et d'un geste vif, il congédia ses troupes comme on chasse un essain de mouches. Il marqua le temps nécessaire pour que ses gens se soient suffisamment éloignés, ouvrit la porte en guise de vérification, et reprit :

 -J'ai effectué des tonnes de mesures : à chaque fois, le spermatozoïde engagé est différent et pourtant, le résultat est toujours le même, vous!
 -Intrigant en effet.
 -Attendez la suite...J'ai commis auprès de vos parents quelques interventions minimes pour différer le jour de la conception par exemple. Résultat...
 -...identique, encore une fois. C'est déconcertant. Qu'est-ce que ça signifie? Que ces spermatozoïdes sont tous les clones les uns les autres tant qu'une naissance n'a pas eu lieu?
 -Plus grave que cela. J'ai...ne m'en veuillez pas...mais j'ai fait en sorte que vos parents ne se rencontrent pas...Et vous voilà encore, encore et toujours via un autre couple sans rapport. Avec le même physique, remarquez la subtilité de ce détail...

     J'accusais le choc :

 -Mais qu'est-ce que ça peut bien signifier? Que tout est manigancé pour que le hasard ait l'air de sauver sa peau? Peut-être pour que Dieu puisse oeuvrer incognito. Il se crée une couverture en quelque sorte...
 -J'y ai pensé, mais je ne crois pas. Si Dieu voulait caser ses âmes, il n'en aurait strictement rien à faire des détails accessoires comme la tronche qui les enrobe. D'ailleurs, il ne revendique pas le ministère des corps, n'est-ce pas?
 -Alors?
 -Alors je crois que vous et moi, et les autres, tous finis par avance, on s'est débrouillé pour se dégoter une famille potable. Une mère et un père porteurs en quelque sorte. Une descendance...
 -Une descendance? Je ne vois pas bien comment nos ancêtres pourraient être nos descendants. Vous nous fabriquez un univers paradoxal professeur...
 -C'est justement ça. Ce sont les générations suivantes qui justifient les précédentes. C'est là que se situe le rapport de causalité, il n'y a pas d'autre solution rationnelle. Toutes mes condoléances pour votre naissance...

     Je soupirais : mon cerveau n'était pas exercé à penser à contre-temps. Les troupes de neurones devraient réorganiser leurs bataillons.

 -Professeur, je crains que ça ne signifie que la courbe du temps ne soit tout simplement inversée. Qu'est-ce qu'on fait maintenant?
 -Rien : finalement, ça n'est pas douloureux. Et puis un temps ou un autre, qui fera la différence...

 

 

à compter du 18 février 2003