Une jeune fille élancée occupait l'escalier
qui menait à ma porte. Les yeux fermés, elle profitait du
soleil un casque accroché aux oreilles d'où s'échappaient
les élans lyriques d'un orchestre complet. Ses longues jambes suivaient
la largeur des marches : la vie lui allait bien.
Sans un mot, je tentais d'échaffauder
une solution pour conquérir l'accès à ma maison sans
déranger ses rêveries musicales : une marche ne valait pas
qu'on tue son univers fragile. Je brassais malgré moi l'air au-dessus
d'elle d'une enjambée et elle bondit sur ses pieds d'un geste félin,
surprise, puis aussitôt rassurée.
-Enfin! Vous en avez mis du temps! Ça fait
au moins une heure que je vous attends...
-Moi? Mais...il ne me semble pas avoir donné rendez-vous
à qui que ce soit.
-Si on attendait que les clients viennent à nous, on ne serait
pas sorti de l'auberge...
-Ah, c'est ça : vous voulez me vendre quelque chose? Je vous
préviens que ça n'est pas le moment. J'ai d'autres soucis
en tête...
-Vraiment? N'était-ce pas vous qui souhaitiez éviter
de naître pour être dispensé de mourir?
Ses yeux verts brillaient d'espiéglerie.
Elle aimait assez posséder les informations secrètes qui
lui donnaient l'effet de lire dans les pensées de son interlocuteur
et d'être une déesse liseuse d'âmes. Mais je ne souhaitais
pas conforter son avantage en posant les questions attendues, et sans
autre formalité, j'acceptais l'opportunité, d'où
qu'elle vienne, de réaliser ce voeux à peine formulé.
-C'est vrai! Si vous vendez du non-être, j'achète!
Elle éclata de rire :
-Je ne sors pas de la lampe d'Aladin et je n'ai
pas de baguette magique! Le non-être, ce n'est pas simple et sachez
que ça ne s'achète pas, ça se fabrique.
-Comment?
-Pour l'instant, la bonne question, c'est "où?".
Mais suivez-moi plutôt : bientôt ici, on ne serra plus en
sécurité.
Elle débusqua de sous
un buisson fleuri un vieux scooter, me tendit un casque à la visière
peinte pour la rendre aveugle et démarra en trombe en s'enfilant
dans les ruelles sans trottoirs, occupées au sol par tout le fatras
de ce qui ne tenait pas dans les étroites maisons pauvres. La ville
partit rapidement loin de nous, nous rendant le soleil sur la verdure
haute.
Enfin, Amélie immobilisa le scooter
dans un nuage de poussière qui finit par découvrir une de
ces vieilles maisons de pierre qui poussaient à la montagne il
y a quelques siècles de là. Elle empoigna une porte de bois
dépeinte, et d'un geste surfait, recula pour m'inviter à
entrer :
-Je vous en prie, après vous! Mais ne perdez
pas de vue que vous pénétrez là dans notre laboratoire
top secret. La résidence du non-être...
Top secret? Une chaumière
d'une pièce avec les restes d'une grange à chèvres?
Ma foi, j'étais partante pour m'amuser, mais là, c'était
à l'évidence la jeunette qui s'amusait de moi et ça
n'était pas la même chose. Qu'importe : autant entrer...J'esquissais
quelques pas jusqu'à me retrouver face à une seconde porte
d'entrée, en métal blanc lisse et sans poignée. Amélie
éclata de rire sous mon regard courroucé et introduisit
une petite carte lisse dans une fente dissimulée. Se déplia
de la porte un pupitre qui exigea l'emprunte digitale de la jeune fille,
une identification de son iris et d'autres politesses du genre. La porte
se retira. Amélie passa devant.
L'intérieur voyait encastré
dans le décor de murs de pierres un cube du même métal
qui tel un coffre fort, occupait tout son espace d'un escalier descendant.
Nous descendîmes donc dans l'obscurité jusqu'à tomber
sur une salle immense découpée par des demi-murs sans portes
qui créaient autant de lieux différenciés de travail.
Une centaine de personnes sans doute besognait en ordre comme une fourmilière
active. J'étais subjuguée :
-C'est incroyable! Que faites-vous donc ici?
-Je vous l'ai déjà dis : du non-être! D'ailleurs
que voulez-vous qu'on fasse d'autre? Tout ce qui concerne l'être
a déjà été inventé les siècles
précédents. Il faut se recycler...Venez, je vais vous présenter
au Professeur Yankévitch.
Le vieil homme était d'humeur
joviale au possible :
-Bienvenue parmi nous! Les volontaires se font si
rares ces derniers temps, surtout les femmes d'ailleurs. Pourtant, croyez-moi,
le non-être, c'est l'avenir. Mais puis-je vous demander quelle est
la spécialité qui vous intéresse?
-La spécialité?
-Mais oui, voyons : êtes-vous plutôt du genre à
mourir un maximum de fois en un minimum de temps pour user toutes vos
incarnations jusqu'à épuisement de vie, ou préférez-vous
essayer de lasser la vie pour qu'elle préfère aller voir
ailleurs?
-Lasser la vie, c'est possible ça?
-Il paraît, mais ça n'est pas donné à
tout le monde
-Et...que faut-il faire?
-Justement, il ne faut rien faire de toute sa vie : ne prendre aucune
décision, ne faire aucune action qui engendre d'effet, et surtout,
ne pas rêver parce que personne ne répond d'une âme
qui vole
-Non, sans façons, je ne pourrais pas...
-Il n'y a pas de honte : personne n'est parfait. Il faut avoir la
vocation...Prenons donc l'autre option : quelle est votre vitesse de réincarnation?
-Je...je ne sais pas, j'avoue.
-Pff! Eh bien, on est mal barré avec vous! Je me demande
ce qui a fait penser à Amélie que vous êtiez douée
pour le non-être?
-Ecoutez : la mort ne m'intéresse pas ; la vie non plus d'ailleurs
et vos querelles de clochers entre les dépensiers et les économes
me paraît tout simplement d'une autre époque. J'aspire à
la forme de non-être la plus pure : ne pas naître.
Le reste, vos bricolages, c'est du recyclé!
Yankévitch jeta un regard
en coin à Amélie et sauta en l'air d'exitation. Il me tendit
une main généreuse :
-Chère collaboratrice, je suis entièrement
de votre avis : la mort, c'est dépassé. Vive la prénaissance!
D'un geste précipité, il appuya sur un bouton
et avança le menton près d'une paroi :
-Monsieur Hutteau, préparez les tests de
prénaissance pour notre nouvelle collaboratrice et rappelez dés
que c'est fait.
Il se tourna vers Amélie
et moi :
-Quant à nous Mesdames, et malgré
l'incertitude qui demeure, allons fêtez ça!
Un escalier bleu menait à
un second sous-sol découpé en couloirs qui portaient à
hauteurs de murs des noms de rues et de quartiers dans un espace sans
horizon. Nous nous dirigeames vers un bar feutré et derrière
un grand verre, le professeur Yankévitch résuma la situation
:
-C'est vrai, beaucoup de nos contemporains sont
fatigués d'exister et je les comprends : une fois, deux fois, dix
fois, ça va, mais au bout de 200 ou 300 vies, ça devient
lassant. Rétrospectivement, je comprends pourquoi on avait inventé
des religions qui faisaient croire au repos éternel, mais ça
n'est pas le sujet. La vérité qu'on veut nous cacher à
tout prix, c'est que les recherches sur la mort éternelle n'avancent
pas : en réalité, personne n'est plus sur aujourd'hui que
ce soit possible, et si ça l'est, nous sommes bien obligés
de reconnaître qu'on n'est pas capable de reproduire l'expérience
en laboratoire. Pour résumer, la mort définitive est improbable
et non-maîtrisable. Toute une campagne de désinformation
est organisée pour faire croire le contraire parce qu'un peuple
qui ne croit plus à la mort devient potentiellement ingérable
et dangeureux.
Un peuple qui refuse de naître aussi,
vous le comprendrez aisément : les gens qui ne naissent pas ne
payent pas d'impôts...Vous avez eu de la chance qu'on vous mette
la main dessus rapidement, sinon...
-Et où en sont vos recherches sur le non-naître?
-Au point zéro quasiment, faute de volontaires d'une part,
et de volontaires compatibles d'autres part. C'est la raison de ces tests
: il s'agit en quelque sorte de relever le compteur de vos incarnations
passées. Ma thèse est qu'il doit y avoir un seuil d'incarnations
après lequel il devient impossible de ne pas être né
encore une fois, un point d'irréversibilité en quelque sorte.
Les quelques volontaires partants affichaient un kilométrage décourageant...Nous
verrons bien ce que vous avez dans les pattes ma chère.
Une voix annonça que le
laboratoire était prêt et nous remontâmes à
l'étage supérieur.
-Que dois-je faire?
-Dormir le plus naturellement possible avec cet appareillage sur
la tête.
-Ca mesure les fréquences des ondes cérébrales
ou quelque chose comme ça je suppose?
-Pas du tout : les fréquences, on s'en fout. Votre tête
sert de point d'ancrage à un filet à rêves. Tout ce
qu'on veut, ce sont vos rêves eux-mêmes. Disons que deux ou
trois feraient l'affaire. Après, on les met en boite et on les
analyse selon différents paramètres : leur maturité
esthétique, la vitesse d'accélération de l'âme,
le repérage des influences historiques...Tout ça permet
de dater une âme avec un taux de fiabilité assez satisfaisant.
-Et vous même?
-Aucun espoir : je suis très vieux depuis ma naissance...Et
soyez sure que je ne m'en vante pas...
Je dormis donc et rêva
par habitude.
Autour de mon réveil,
une petite foule m'attendait comme au lever du roi Soleil. Yankévitch
me poussa presque de la table à rêves.
-Inespéré, vraiment inespéré...Je
suis heureux de vous annoncer que votre âme humaine est de première
main. De première main, vous vous rendez compte? Encore un peu,
et vous ne naissiez pas. Quand on sait depuis combien de temps des humanoïdes
à deux pattes se balladent sur cette planète, on peut vraiment
dire que vous êtes une résistante de la dernière heure.
Un modèle, que dis-je, une idole pour nous tous assurément...
-Je vous en prie, restons modestes. Et maintenant, qu'est-ce qu'on
fait pour rattraper cette bourde de la première vie?
-On reprend le cours du temps au moment de votre conception et on
empêche l'événement de se produire...
-Modifier de main humaine le cours du temps, professeur Yankévitch,
on sait tous ce que cela engendre.
-C'est là l'erreur : on ne change rien. On rejoue le morceau
c'est tout. Je m'explique : les probabilités pour que l'événement
"procréation" du jour J reproduise une cause identique,
c'est-à-dire vous, est proche du zéro. C'est comme de tirer
deux fois de suite les mêmes numéros au loto, compris?
-Compris. Alors qu'est-ce qu'on fait?
-Nous rien. Mais il est temps dans un certain passé pour
vos parents de faire l'amour.
-...et moi?
-Et bien au retour, ou il y aura vous, ou il n'y aura pas vous.
La démonstration de l'hypothèse est simple.
Posséder une machine à
remonter le temps était devenu passible de peine de mort. La dernière
bonne idée avant de les détruire (presque) toutes, aurait
été de remonter assez pour faire en sorte que l'on ne les
invente pas. Mais nous ne nous sentions coupable de rien : nous regarderions
le film du temps sans toucher à rien. Il fairait ce qu'il voudrait.
Nous nous retrouvâmes tous,
moi plus que chacun. Yankévitch fustigeait autour de calculs sans
cesse repris. Il était impossible que je fus là plusieurs
fois. Il réfléchissait :
-Il doit y avoir une magouille derrière tout
ça. Une magouille de grande envergure...Ca fait douze fois qu'on
remonte le temps et à chaque fois, vous naissez.
-Désolée...
-En un sens, ça se justifie. Voyez-vous, je crois que votre
naissance est de votre faute
-Là, je ne comprends plus, j'avoue.
Yankévitch hésita
à poursuivre et d'un geste vif, il congédia ses troupes
comme on chasse un essain de mouches. Il marqua le temps nécessaire
pour que ses gens se soient suffisamment éloignés, ouvrit
la porte en guise de vérification, et reprit :
-J'ai effectué des tonnes de mesures : à
chaque fois, le spermatozoïde engagé est différent
et pourtant, le résultat est toujours le même, vous!
-Intrigant en effet.
-Attendez la suite...J'ai commis auprès de vos parents quelques
interventions minimes pour différer le jour de la conception par
exemple. Résultat...
-...identique, encore une fois. C'est déconcertant. Qu'est-ce
que ça signifie? Que ces spermatozoïdes sont tous les clones
les uns les autres tant qu'une naissance n'a pas eu lieu?
-Plus grave que cela. J'ai...ne m'en veuillez pas...mais j'ai fait
en sorte que vos parents ne se rencontrent pas...Et vous voilà
encore, encore et toujours via un autre couple sans rapport. Avec le même
physique, remarquez la subtilité de ce détail...
J'accusais le choc :
-Mais qu'est-ce que ça peut bien signifier?
Que tout est manigancé pour que le hasard ait l'air de sauver sa
peau? Peut-être pour que Dieu puisse oeuvrer incognito. Il se crée
une couverture en quelque sorte...
-J'y ai pensé, mais je ne crois pas. Si Dieu voulait caser
ses âmes, il n'en aurait strictement rien à faire des détails
accessoires comme la tronche qui les enrobe. D'ailleurs, il ne revendique
pas le ministère des corps, n'est-ce pas?
-Alors?
-Alors je crois que vous et moi, et les autres, tous finis par avance,
on s'est débrouillé pour se dégoter une famille potable.
Une mère et un père porteurs en quelque sorte. Une descendance...
-Une descendance? Je ne vois pas bien comment nos ancêtres
pourraient être nos descendants. Vous nous fabriquez un univers
paradoxal professeur...
-C'est justement ça. Ce sont les générations
suivantes qui justifient les précédentes. C'est là
que se situe le rapport de causalité, il n'y a pas d'autre solution
rationnelle. Toutes mes condoléances pour votre naissance...
Je soupirais : mon cerveau n'était
pas exercé à penser à contre-temps. Les troupes de
neurones devraient réorganiser leurs bataillons.
-Professeur, je crains que ça ne signifie
que la courbe du temps ne soit tout simplement inversée. Qu'est-ce
qu'on fait maintenant?
-Rien : finalement, ça n'est pas douloureux. Et puis un temps
ou un autre, qui fera la différence...
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