17 mars 2003                                      Tous les singes sont des hommes

 

-Voyez! Incroyable n'est-ce pas?
 -Fantastique, vraiment, j'en conviens. Cela dit, pas très ressemblant au modèle quand on considère la question...

     Hugo sorti de la poche de sa blouse blanche une page arrachée à un manuel d'anthropologie. Il considéra les schémas de l'évolution linéaire de l'homme avec perplexité. Le professeur Théophile rit de bon coeur :

 -Laissez donc vos bouquins d'universitaires : ces dessins-là n'ont pas plus de valeur que des images à collectionner dans les boites de camembert. Il vous reste à votre jeune âge à apprendre une chose : la vérité ne sort pas des livres, au mieux, elle y entre...

     Hugo grogna sous la tape amicale de Théophile puis se figea sous le spectacle de son environnement : dans le grand laboratoire blanc, les chercheurs aux tempes grisonnantes et à la barbe dépigmentée arboraient tous des habits légers aux couleurs vives. Il s'attarda sur la chemise hawaïenne à fleurs du professeur Théophile, et laissa courir son regard sur chacun de ces personnages stylisés à l'allure originale et affirmée. Emma, la seule femme du labo sautait sur des talons aiguilles sonores montés de ses jambes au sommet desquelles se hissait une jupe de cuir noir. Inconsciemment, le jeune homme réajusta son col blanc qui osait sortir de sa blouse réglementaire de maître de conférence à la fac d'anthropologie. Il se sentait aussi mal à l'aise qu'un businessman en costume-cravate dans un camp de nudistes.

Théophile portait la soixantaine taquine :

 -Nos tenues sont peut-être contraire à votre religion?
 -Euh, non, non. Je pensais juste que...
 -Que quoi...?
 -Que pour travailler, la blouse était plus adaptée...
 -Ecoutez Hugo, pour le boulot que vous faites, stabilisé sur un mètre carré devant votre tableau noir d'amphithéatre, vous seriez aussi à l'aise dans une camisole de force. Alors ne racontez pas ce qu'on veut vous faire croire. Maintenant, si vous voulez porter la perruque à la Louis XIV, ma foi, personne ne vous en empêchera. Ici, chacun est libre de sa pensée depuis la couleur de son pantalon. Maintenant, revenons à notre poisson...

     Le "poisson" était assis dans son bocal. Le bocal atteignait le sommet de l'immense garage qui servait de laboratoire. On l'avait même fait monter aux plus grandes hauteurs en perçant les faux plafonds et en déplaçant les éclairages. Théophile précisa un peu penaud :

 -Oui, je sais, ça paraît ridicule maintenant, mais on s'était dit qu'il aurait envie de grimper dans les arbres... On a même importé un bananier...
 -C'est légitime. Mais au fait, où l'avez-vous trouvé ?
 -Au pied d'une soucoupe volante! Vous ne le saviez pas?

     Hugo failli s'étrangler. Il laissa tomber de ses mains moites le feuillet de livre froissé :

 -Mais bon sang Théophile, que fichait cet homme de Néanderthal dans une soucoupe volante?

     L'insertion subite d'un autre monde faisait fuir celui d'Hugo. Le jeune homme ne s'était encore pas bien posé comme terrien : il avait vécu son début d'existence dans des boites, passant de la bibliothèque aux salles de classes, des laboratoires éclairés aux néons à des amphithéâtres sans fenêtres. Il essayait parfois de concevoir cet univers d'images planes comme des prises d'un monde en trois dimensions avec de la vie à l'intérieur, mais c'était là l'ultime effort d'imagination qu'il pouvait faire. Un exercice intellectuel abstrait. Pour l'anthropologue qu'il était, ses contemporains étaient un tas d'os, et ses ancêtres un autre tas avec des pièces manquantes. Et lui, l'aboutissement glorieux des labeurs du temps sur un animal à poils.
      Bon prince, Théophile lui vint en aide :

 -Je comprends que cette histoire de soucoupe volante vous trouble. Les milieux universitaires n'ont jamais été ouverts à la question...
 -Il n'y a pas lieu de disserter : le...le singe, enfin...l'homme est là. Je crois qu'il faut admettre la possibilité de ce qui existe, même si on a tristement l'habitude de faire le contraire. J'aurais juste une question : comment pouvez-vous affirmer qu'il s'agit d'une soucoupe volante venue d'ailleurs? Aux jours d'aujourd'hui, l'armée expérimente tellement d'engins étranges...
-Comment je peux affirmer que c'est une soucoupe volante? Mais réfléchissez mon vieux : parce qu'il y avait un homme de Néanderthal à l'intérieur, évidemment!

     Hugo haussa les épaules avec désintéressement : finalement, il se foutait complètement de l'aéronautique, de quelque banlieue d'étoile qu'elle débarque. Il accueillerait la bestiole poilue les bras ouverts, pourvu qu'elle n'ait pas de puces!

     Dans son aquarium, le Néanderthalien s'était couché sur le dos, les yeux perdus au plafond, immobile et silencieux. L'impassibilité de ses collègues exaspéra Hugo :

 -Messieurs, nous ne pouvons pas rester ainsi à regarder ce spécimen unique se laisser mourir d'ennui...Ca me paraît insupportable.

Le professeur Théophile le rassura :

  -Il ne se laisse pas mourir, il médite!

     Les débris de l'engin spatial avait été repérés il y a quatre mois dans une de ces étendues de céréales sans limites qui occupe la Beauce. Les soucoupes volantes ont toujours la bonne idée de se crasher docilement dans la nature : on ne sait pas pourquoi, mais c'est une constante. Peut-être est-ce un sacrifice intentionnel pour nous délivrer incognito des échantillons de savoir prudent. L'agriculteur, contrarié dans son labeur, avait porté plainte à la gendarmerie pour décharge illégale, et les gendarmes, tout déconcertés de ne pas parvenir à relever des empruntes digitales exploitables, étaient prêts à classer l'affaire. Dans la journée, des bénévoles inespérés en combinaisons stérile blanche se proposèrent gentiment de nettoyer les lieux, et l'histoire officielle pris fin proprement.

      Le chef des services secrets pénétra en costume noir et sabots de bois sur le sol boueux du champ de maïs. Il pris sa respiration et s'enfouit entre les épis avec la frénésie d'un chasseur de trésors sur un domaine Incas. Il retint son souffle, jeta un coup d'oeil circulaire, et subrepticement, engouffra un débris choisi de vaisseau dans la doublure de sa veste avant de plonger le reste de sa récolte dans les divers sacs et récipients prévus par le protocole. Sa collection de pièces exotiques s'étoffait et il aimait autant ses métaux légers que les météorites denses récupérées dans les déserts et sur les glaciers de toutes les parties du monde.
      Les maïs piquants retenait la chaleur et quelques ragondins gras festoyaient loin de leur rivière.

Hugo s'impatientait :

 -Vous n'allez quand même pas me dire que le Néanderthalien grignotait du maïs en compagnie des souris?
 -Presque!

     En fait, à sa découverte l'homme d'ailleurs ou d'avant nichait entre les épis écrasés, souffreteux mais guère affolé. L'agent secret s'immobilisa, et en signe de paix, s'assis au même niveau que la bête et ils restèrent là à se regarder dans les yeux jusqu'à ce que le spectacle les lasse.

 -Je suppose que l'agent secret spécialisé avait du en voir d'autres dans le genre étrangers exotiques...
 -D'autres oui Hugo, mais pas un comme ça, justement, tout nu et poilu.
 -Ca a du sacrément les chambouler dans leurs théories!
 -En fait non, et c'est là le plus drôle. Ils ont amené la bestiole dans leurs laboratoires souterrains et l'ont gentiment soignée : en gros, il a suffit de quelques sparadraps..
 -Et après?
 -Après rien!
 -Je...je ne comprends pas...
 -Ils ont vérifié qu'elle n'était pas contaminée par par les effets du crash, et comme ils ne savaient pas quoi en faire, ils l'ont conduit...au zoo
 -Au zoo?!?
 -Eh oui, au zoo. Pour eux, c'est là qu'on met les singes! Ils avaient bien d'autres choses urgentes à faire, comme de recomposer et d'analyser tous les morceaux de ferraille récupérés! Fin de l'histoire de la bête à poils pour les services secrets! Après, le zoo s'est trouvé bien embêté parce que l'invité ne mangeait pas de bananes, et ils nous l'ont refourgué pour que nos étudiants puisse vivisecter de la chair toute fraîche...
C'est comme ça que notre laboratoire aux chiches subventions s'est retrouvé avec son premier pensionnaire extra-terrestre, parce que pour ces messieurs, dans l'espace, il ne doit pas y avoir de poils!

     Les collaborateurs du professeur Théophile rendirent un rire sonore et sincère à la clôture de cette histoire qu'ils aimaient davantage à chaque récit. Hugo, qui croyait encore à la bonne structure des administrations de son pays, pris la mesure de ce qui était sans doute le plus grand bug de l'histoire des services secrets français : tout extraterrestre est considéré terrien jusqu'à ce qu'on fasse la preuve du contraire!


      Dans son bocal de verre, le Néanderthalien avait pris une posture zen de yoggiste et vocalisait des sons vibrants. Hugo colla son nez chaud sur le carreau, puis, s'apercevant que le spécimen le regardait avec reproches, il s'éloigna avec gêne.

 -Ca ne nous dit pas ce qu'il fait ici ni qui il est
 -On a supposé que les petits hommes verts nous restituaient un vieil emprunt, histoire de le rendre à son environnement naturel...
 -Ce serait un geste courtois, convenons-en!
 -On s'est aussi dit qu'il s'agissait peut-être d'un de leur animal de compagnie qui aurait survécu au crash en raison de sa rusticité bestiale
 -Oui, possible. Finalement, il a pris pas mal de libertés par rapport à notre modèle original...
 -Le problème s'est vraiment posé le jour où il a réparé notre système informatique et où il a débouché les artères de mon vieux père en produisant des ondes vibratoires...Le dimanche, en principe, il nous synthétise grâce à son mental un aliment protéiné que nous adorons...Il est très prévenant...
 -Vous voulez dire que...
 -Qu'il est le capitaine et chef de corps de l'expédition qui s'est écrasée : les autres n'ont pas eu le temps de s'éjecter de la soucoupe
 -Je dois avouer que je suis soufflé par vos conclusions. C'est tout de même étrange que l'aboutissement d'une espèce aussi évoluée soit un vieux singe à poils. On m'a toujours appris que l'intelligence humaine s'était développée inversement proportionnellement à sa surface pilleuse.
 -Je crains que les services secrets n'aient eu les mêmes maîtres d'école que vous Hugo. Je viens d'apprendre qu'une soucoupe s'est crashée en haute mer : le F.B.I tente depuis plusieurs semaines d'établir une communication avec le calamar géant découvert près de la coque...Ils veulent savoir de quelle planète il vient...

 

 

à compter du 17 février 2003