-Voyez! Incroyable n'est-ce pas?
-Fantastique, vraiment, j'en conviens. Cela dit, pas très
ressemblant au modèle quand on considère la question...
Hugo sorti de la poche de sa
blouse blanche une page arrachée à un manuel d'anthropologie.
Il considéra les schémas de l'évolution linéaire
de l'homme avec perplexité. Le professeur Théophile rit
de bon coeur :
-Laissez donc vos bouquins d'universitaires : ces
dessins-là n'ont pas plus de valeur que des images à collectionner
dans les boites de camembert. Il vous reste à votre jeune âge
à apprendre une chose : la vérité ne sort pas des
livres, au mieux, elle y entre...
Hugo grogna sous la tape amicale
de Théophile puis se figea sous le spectacle de son environnement
: dans le grand laboratoire blanc, les chercheurs aux tempes grisonnantes
et à la barbe dépigmentée arboraient tous des habits
légers aux couleurs vives. Il s'attarda sur la chemise hawaïenne
à fleurs du professeur Théophile, et laissa courir son regard
sur chacun de ces personnages stylisés à l'allure originale
et affirmée. Emma, la seule femme du labo sautait sur des talons
aiguilles sonores montés de ses jambes au sommet desquelles se
hissait une jupe de cuir noir. Inconsciemment, le jeune homme réajusta
son col blanc qui osait sortir de sa blouse réglementaire de maître
de conférence à la fac d'anthropologie. Il se sentait aussi
mal à l'aise qu'un businessman en costume-cravate dans un camp
de nudistes.
Théophile portait la soixantaine taquine :
-Nos tenues sont peut-être contraire à
votre religion?
-Euh, non, non. Je pensais juste que...
-Que quoi...?
-Que pour travailler, la blouse était plus adaptée...
-Ecoutez Hugo, pour le boulot que vous faites, stabilisé
sur un mètre carré devant votre tableau noir d'amphithéatre,
vous seriez aussi à l'aise dans une camisole de force. Alors ne
racontez pas ce qu'on veut vous faire croire. Maintenant, si vous voulez
porter la perruque à la Louis XIV, ma foi, personne ne vous en
empêchera. Ici, chacun est libre de sa pensée depuis la couleur
de son pantalon. Maintenant, revenons à notre poisson...
Le "poisson" était
assis dans son bocal. Le bocal atteignait le sommet de l'immense garage
qui servait de laboratoire. On l'avait même fait monter aux plus
grandes hauteurs en perçant les faux plafonds et en déplaçant
les éclairages. Théophile précisa un peu penaud :
-Oui, je sais, ça paraît ridicule maintenant,
mais on s'était dit qu'il aurait envie de grimper dans les arbres...
On a même importé un bananier...
-C'est légitime. Mais au fait, où l'avez-vous trouvé
?
-Au pied d'une soucoupe volante! Vous ne le saviez pas?
Hugo failli s'étrangler.
Il laissa tomber de ses mains moites le feuillet de livre froissé
:
-Mais bon sang Théophile, que fichait cet
homme de Néanderthal dans une soucoupe volante?
L'insertion subite d'un autre
monde faisait fuir celui d'Hugo. Le jeune homme ne s'était encore
pas bien posé comme terrien : il avait vécu son début
d'existence dans des boites, passant de la bibliothèque aux salles
de classes, des laboratoires éclairés aux néons à
des amphithéâtres sans fenêtres. Il essayait parfois
de concevoir cet univers d'images planes comme des prises d'un monde en
trois dimensions avec de la vie à l'intérieur, mais c'était
là l'ultime effort d'imagination qu'il pouvait faire. Un exercice
intellectuel abstrait. Pour l'anthropologue qu'il était, ses contemporains
étaient un tas d'os, et ses ancêtres un autre tas avec des
pièces manquantes. Et lui, l'aboutissement glorieux des labeurs
du temps sur un animal à poils.
Bon prince, Théophile lui vint en
aide :
-Je comprends que cette histoire de soucoupe volante
vous trouble. Les milieux universitaires n'ont jamais été
ouverts à la question...
-Il n'y a pas lieu de disserter : le...le singe, enfin...l'homme
est là. Je crois qu'il faut admettre la possibilité de ce
qui existe, même si on a tristement l'habitude de faire le contraire.
J'aurais juste une question : comment pouvez-vous affirmer qu'il s'agit
d'une soucoupe volante venue d'ailleurs? Aux jours d'aujourd'hui, l'armée
expérimente tellement d'engins étranges...
-Comment je peux affirmer que c'est une soucoupe volante? Mais réfléchissez
mon vieux : parce qu'il y avait un homme de Néanderthal à
l'intérieur, évidemment!
Hugo haussa les épaules
avec désintéressement : finalement, il se foutait complètement
de l'aéronautique, de quelque banlieue d'étoile qu'elle
débarque. Il accueillerait la bestiole poilue les bras ouverts,
pourvu qu'elle n'ait pas de puces!
Dans son aquarium, le Néanderthalien
s'était couché sur le dos, les yeux perdus au plafond, immobile
et silencieux. L'impassibilité de ses collègues exaspéra
Hugo :
-Messieurs, nous ne pouvons pas rester ainsi à
regarder ce spécimen unique se laisser mourir d'ennui...Ca me paraît
insupportable.
Le professeur Théophile le rassura :
-Il ne se laisse pas mourir, il médite!
Les débris de l'engin
spatial avait été repérés il y a quatre mois
dans une de ces étendues de céréales sans limites
qui occupe la Beauce. Les soucoupes volantes ont toujours la bonne idée
de se crasher docilement dans la nature : on ne sait pas pourquoi, mais
c'est une constante. Peut-être est-ce un sacrifice intentionnel
pour nous délivrer incognito des échantillons de savoir
prudent. L'agriculteur, contrarié dans son labeur, avait porté
plainte à la gendarmerie pour décharge illégale,
et les gendarmes, tout déconcertés de ne pas parvenir à
relever des empruntes digitales exploitables, étaient prêts
à classer l'affaire. Dans la journée, des bénévoles
inespérés en combinaisons stérile blanche se proposèrent
gentiment de nettoyer les lieux, et l'histoire officielle pris fin proprement.
Le chef des services secrets pénétra
en costume noir et sabots de bois sur le sol boueux du champ de maïs.
Il pris sa respiration et s'enfouit entre les épis avec la frénésie
d'un chasseur de trésors sur un domaine Incas. Il retint son souffle,
jeta un coup d'oeil circulaire, et subrepticement, engouffra un débris
choisi de vaisseau dans la doublure de sa veste avant de plonger le reste
de sa récolte dans les divers sacs et récipients prévus
par le protocole. Sa collection de pièces exotiques s'étoffait
et il aimait autant ses métaux légers que les météorites
denses récupérées dans les déserts et sur
les glaciers de toutes les parties du monde.
Les maïs piquants retenait la chaleur
et quelques ragondins gras festoyaient loin de leur rivière.
Hugo s'impatientait :
-Vous n'allez quand même pas me dire que le
Néanderthalien grignotait du maïs en compagnie des souris?
-Presque!
En fait, à sa découverte
l'homme d'ailleurs ou d'avant nichait entre les épis écrasés,
souffreteux mais guère affolé. L'agent secret s'immobilisa,
et en signe de paix, s'assis au même niveau que la bête et
ils restèrent là à se regarder dans les yeux jusqu'à
ce que le spectacle les lasse.
-Je suppose que l'agent secret spécialisé
avait du en voir d'autres dans le genre étrangers exotiques...
-D'autres oui Hugo, mais pas un comme ça, justement, tout
nu et poilu.
-Ca a du sacrément les chambouler dans leurs théories!
-En fait non, et c'est là le plus drôle. Ils ont amené
la bestiole dans leurs laboratoires souterrains et l'ont gentiment soignée
: en gros, il a suffit de quelques sparadraps..
-Et après?
-Après rien!
-Je...je ne comprends pas...
-Ils ont vérifié qu'elle n'était pas contaminée
par par les effets du crash, et comme ils ne savaient pas quoi en faire,
ils l'ont conduit...au zoo
-Au zoo?!?
-Eh oui, au zoo. Pour eux, c'est là qu'on met les singes!
Ils avaient bien d'autres choses urgentes à faire, comme de recomposer
et d'analyser tous les morceaux de ferraille récupérés!
Fin de l'histoire de la bête à poils pour les services secrets!
Après, le zoo s'est trouvé bien embêté parce
que l'invité ne mangeait pas de bananes, et ils nous l'ont refourgué
pour que nos étudiants puisse vivisecter de la chair toute fraîche...
C'est comme ça que notre laboratoire aux chiches subventions s'est
retrouvé avec son premier pensionnaire extra-terrestre, parce que
pour ces messieurs, dans l'espace, il ne doit pas y avoir de poils!
Les collaborateurs
du professeur Théophile rendirent un rire sonore et sincère
à la clôture de cette histoire qu'ils aimaient davantage
à chaque récit. Hugo, qui croyait encore à la bonne
structure des administrations de son pays, pris la mesure de ce qui était
sans doute le plus grand bug de l'histoire des services secrets français
: tout extraterrestre est considéré terrien jusqu'à
ce qu'on fasse la preuve du contraire!
Dans son bocal de verre, le Néanderthalien
avait pris une posture zen de yoggiste et vocalisait des sons vibrants.
Hugo colla son nez chaud sur le carreau, puis, s'apercevant que le spécimen
le regardait avec reproches, il s'éloigna avec gêne.
-Ca ne nous dit pas ce qu'il fait ici ni qui il
est
-On a supposé que les petits hommes verts nous restituaient
un vieil emprunt, histoire de le rendre à son environnement naturel...
-Ce serait un geste courtois, convenons-en!
-On s'est aussi dit qu'il s'agissait peut-être d'un de leur
animal de compagnie qui aurait survécu au crash en raison de sa
rusticité bestiale
-Oui, possible. Finalement, il a pris pas mal de libertés
par rapport à notre modèle original...
-Le problème s'est vraiment posé le jour où
il a réparé notre système informatique et où
il a débouché les artères de mon vieux père
en produisant des ondes vibratoires...Le dimanche, en principe, il nous
synthétise grâce à son mental un aliment protéiné
que nous adorons...Il est très prévenant...
-Vous voulez dire que...
-Qu'il est le capitaine et chef de corps de l'expédition
qui s'est écrasée : les autres n'ont pas eu le temps de
s'éjecter de la soucoupe
-Je dois avouer que je suis soufflé par vos conclusions.
C'est tout de même étrange que l'aboutissement d'une espèce
aussi évoluée soit un vieux singe à poils. On m'a
toujours appris que l'intelligence humaine s'était développée
inversement proportionnellement à sa surface pilleuse.
-Je crains que les services secrets n'aient eu les mêmes maîtres
d'école que vous Hugo. Je viens d'apprendre qu'une soucoupe s'est
crashée en haute mer : le F.B.I tente depuis plusieurs semaines
d'établir une communication avec le calamar géant découvert
près de la coque...Ils veulent savoir de quelle planète
il vient...
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