5 avril 2003                         Autoportrait

 

    Pas d'histoire aujourd'hui : qui suis-je?, c'est une question pour de vrai. Je ne me le suis jamais demandée, et quand je vois le résultat, je confirme que j'ai bien fait. Mais les lecteurs spéculent, m'interrogent, réclament des photos dédicacées, me guettent à la sortie de mon château...Alors voilà. Tout est vrai, mais le mystère essentiel, désolée, demeure : de quelle planète suis-je?
     Que celui qui a une idée me contacte : ça m'intéresse...

     Ni extravertie à outrance, ni intimiste à l'excès, je ne sais pas faire pleurer dans les chaumières ni réveiller la libido des sexagénaires ensommeillés. Pas de webcam dans ma salle de bain : n'y comptez pas, ma baignoire n'a pas le look requis : silhouette vieillotte, pattes branlantes...pas belle à voir la bête. N'insistez pas. J'ai dis non!

Alors? Un poème mitonné au coin de la cheminée. Ma cheminée...a été murée, je ne sais pas pourquoi. Il y a peut-être un cadavre là-haut, qui sait.

Une chanson? Demandez audience à mon petit voisin, il vous racontera. Il implorait grâce, me suppliait de l'achever...j'ai eu pitié. Je chante dans ma voiture sur l'autoroute Sens-Nancy. Le dimanche, il n'y a personne.

Une petite toile? Allez voir ma mère, c'est elle qui les a toutes.

     Il n'y a pas de gens ordinaires. C'est sans doute cela. Mon médecin lâche son diagnostique avec conviction : "atypique". Celle-là, si elle pouvait me décalotter la boite crânienne, elle serait aux anges. J'ai plus de radios en tous formats de mon cerveau que de photos de ma bobine. Je ne sais pas ce que tout ce petit monde y cherche : Dieu a du y oublier son alliance...

     Atypique, mais fonctionnelle quand même. J'aime bien la vie, ça occupe en attendant la mort. Mais je ne suis pas assez téméraire pour mourir, je n'y arriverai jamais. A sept ans, je me suis dis :"il faut être fortiche pour oser mourir. C'est au dessus de mes forces." La cause est donc entendue une fois pour toute : je suis immortelle. Eternelle. Sachez-le. Si certains veulent me faire des offrandes, je ne suis pas contre, mais en dollars uniquement.

     Autre sophisme : à huit ans, ma mère me prévient : "on n'utilise jamais le séchoir à cheveux à proximité de l'eau, c'est très dangereux.
  -Ah, alors il faut attendre d'avoir les cheveux secs...".

     L'école n'a pas voulu de moi, alors je me venge en lui imposant ma présence. Rejetée de l'école maternelle, scolarisée tardivement, renvoyée du collège, cohabitant avec le lycée, convoitée à l'université. Inadaptée, ça doit vouloir dire la même chose qu'atypique? Autodidacte, c'est une des insultes de l'arsenal du capitaine Haddock. On ne m'a presque rien appris : quelques-uns m'ont suivie du regard en me laissant partir dans leur générosité et leur grandeur d'âme. J'ai eu de la chance dans cette histoire. Mon énergie est dilapidée à tous vents et je ne doute jamais qu'il y en ait pour tout le monde, mais à force de me répandre, parfois je me dissous.

     Je ne me suis jamais ennuyée livrée à moi-même : mais il y a des choses et des gens qui m'ennuient. Les réunions me tuent, alors je me mets en hibernation : respiration ralentie, déconnexion du cerveau, maintenance d'un posture droite, impassible.. En option : rêveries. En extra : fantasmes. Ce dernier étant à utiliser avec modération, sinon l'étape une est remise en cause. Pour expérimentés seulement. Je devrais faire breveter le système, succès garanti. Dans les réunions de travail s'opère une magie insaisissable qui répond à la question suivante : comment des individus isolés moyens peuvent-ils former une bande d'imbéciles? Dormons, ça passera.

     Je vieillirai quand j'aurai arrêté de mûrir, pas avant et à mon avis, ça ne va pas me tomber dessus avant un bon moment. J'ai eu un développement précoce et j'aurai une maturation tardive. Je regarde le monde avec l'oeil qui brille et un petit sourire en coin ; j'ai un sens ludique fabuleux, hypertrophié. Tout m'amuse, je perçois le non-sens, les ironies du sort, l'involontairement pathétique, le ridicule. Délices tout ça.

     L'amour? Je fais ce que je peux, mais je n'ai jamais réussi à avoir le permis. Dernier trophée : un agent secret de la Dgse. Très, très secret comme agent secret. Option invisible : on a tout fait ensemble, sauf se voir (mais vu ce qu'on faisait...). C'était mon premier job de Jame's Bond girl. Si on me retrouve avec dans la tête une balle téléguidée par satellite GPS espion, sachez que je ne serai pas morte de mort naturelle. Contre une pétition suppliante, je veux bien tout raconter...

     Mes parents étaient complètement fauchés au moment de ma naissance, alors il ont pris le modèle sans options à la pouponnière. On leur a dit :
  -La croyance, bien sur c'est le must, mais c'est un peu cher...
Mon père :
 - Et à quoi ça sert dans la vie?
 -A rien voyons, ça sert juste dans la mort. C'est un investissement à long terme. Si on prie beaucoup, on capitalise des intérêts, si on est pauvre et chaste, on gagne le droit de voir Dieu par le trou de la serrure quand il prend son bain.
 -Non finalement, on va faire comme pour la voiture : on prend un gros moteur, mais pas d'options.
Et voilà, patatra! Obligée de se servir de ses neurones, si c'est pas malheureux tout ça.

     Mais ces bestioles cérébrales-là étaient bien nourries et elles proliférèrent, et comme ailleurs dans le monde, vint le moment de la surpopulation, les terres n'étant pas extensibles. Les plus forts tuèrent les plus faibles, mais il y eu des blessés, des estropiés, des culs de jatte, des borgnes et des manchots. La guerre finie, tout ce petit monde dût cohabiter tant bien que mal, mais l'harmonie et l'ordre, la sérénité et la docilité, l'obéissance et la fermeté étaient à jamais rompus. Les railleries, les bousculades et l'anarchie donnèrent lieu à un équilibre instable, précaire, imprévisible. L'imagination et l'humour jaillirent du chaos, comme ça.

16 ans : moi en pleine lecture de la critique de la raison pure sur les plages de Royan


  -Tiens, ça vit en moi, amusons-nous un peu. Des rêveurs attendent un sauveur depuis 2000 ans, ça ne serait vraiment pas de bol s'il débarquait devant chez moi avec ses holocaustes. Et puis, je n'ai pas envie de sacrifier mon chat...".

      Drôle d'époque. Quand elle avait trois ans, ma filleule regardait avec perplexité une bestiole frire dans une poile. Elle me demande :
  -Qu'est-ce qui cuit?
 -Du poisson
 -Ah, nous aussi on en a, mais c'est pas pareil, nous c'est des poissons-animaux.
Son frère possède un très bel aquarium où battent des nageoires insolites. Je n'eus pas le courage de lui avouer que le carré pané qui se dandinait ainsi avait jadis goûté à l'eau de l'océan. De toute façon, c'était dans une autre vie.

     La nature, j'adore, mais qui peut encore en parler? L'autre dimanche, je grimpais naïvement dans les roches de la forêt qui jouxte la ville et qui prolonge celle de Fontainebleau. Au pied des roches, un couple et leurs enfants se rôtissent dans le sable. Le gars s'exclame : "incroyable, un lézard!". Ben oui coco, les crocodiles, ça pousse pas par ici. La nature, bien souvent, c'est la même chose que les villes, mais fabriqué avec d'autres matériaux. Je me lasse un peu.

     Il y en a qui arnaquent les enfants, mais moi, je ne me suis pas laissée faire. Quand j'avais 5 ans, la poupée de ma petite soeur s'est trouvée éventrée. Tout d'abord, je tiens à dire que c'était un accident ; j'ai toujours soutenue cette thèse et je ne reviendrais pas sur ma déposition. Déception totale : il n'y avait pas d'organes à l'intérieur ! On s'était foutu de moi. Je me suis donc mise aux legos et aux mécanos, de vrais amis ceux-ci, de ceux qui ne vous trahissent jamais ; j'enchaînais les engrenages, les poulies, je motorisais tout cela.
      Cinq ans, la belle époque, ma première école buissonnière, l'après-midi passé...dans les buissons. Aujourd'hui tout se perd, les jeunes ne savent plus faire l'école buissonnière : ils sèchent, fuient l'école mais ne cherchent rien d'autre. L'église du village m'a perdue puisque je suis rentrée à l'heure présumée de la sortie de l'école, mais ce fichu coucou avançait d'un bon quart d'heure. Si on ne peut plus faire confiance à Dieu maintenant. Notre inimitié à tous deux vient de là.

     A neuf ans, j'allais me brûler les mains et les semelles des chaussures dans la décharge publique à la recherche de trésors. Il fallait escalader un grillage gigantesque pour tomber sur une masse fumante dont l'odeur imprégnait notre corps. Si l'enfer pouvait être peuplé de telles merveilles... Mon inséparable voisine me disait : "il suffit de mâcher du chewing gum à la menthe pour cacher l'odeur" et bons princes, nos parents faisaient parfois honneur à nos efforts de dissimulation. Je planquais de vieilles roues destinées à la fabrication d'engins hybrides hissés avec peine sur les sommets de la petite colline. Les vaches se délectaient des descentes hasardeuses parce qu'il n'y avait pas de trains par ici.

     J'ai eu une enfance verte, exploratrice. J'étais la seule perdue dans les immensités des forêts vosgiennes à m'exclamer : "on est perdu, génial!" Je garde des souvenirs précis de mes égarements, dés deux/trois ans, sur les plages des côtes sauvages charentaises, dans la campagne...dans les supermarchés. Je conserve toujours cette déficience du sens de l'orientation agrémentée d'une étourderie insolite et une tendance au vagabondage. Je me perds partout : à la fin d'un séjour, je suis toujours incapable de retrouver ma chambre d'hôtel, je mets une demi-heure à repérer ma voiture sur le parking du supermarché...et quand j'y parviens, une fois sur deux...ce n'est pas la mienne. Les alarmes antivols et moi avons tenu de longs discours de pacification...Il y a pourtant un indice infaillible : sur la mienne, en principe, j'oublie la clé dans la serrure. Les voleurs s'abstiennent : : ils pensent que c'est pour la caméra cachée.

     J'ai coutume de dire que j'ai su écrire avant de savoir lire. Intellectuellement, mon plus grand choc : la découverte de la mécanique quantique. Moi qui avait été élevée au déterminisme laplacien, là, il y avait de quoi me secouer les neurones. J'ai regardé par la fenêtre, tout était calme, le monde semblait ensommeillé. Je me suis dis : "personne ne doit être au courant". Alors j'ai pensé qu'il fallait annoncer la nouvelle à la planète toute entière ; Dieu m'avait enfin envoyé un signe, confié une mission, mais les gens s'en foutent de la marche du monde. Un ami me dit : "est-ce que t'as besoin de savoir comment fonctionne ton frigo pour manger une glace?". Mais je savais comment fonctionne un frigo.

 

     Alors mon père est retourné au service après vente des naissances dans le district de Dieu. Mais le patron ne reçoit pas : il est en thalasso à Biarritz, surmenage...Il se rabat sur l'ange de service:
  -Bon, finalement, on a réfléchi avec ma femme, on va prendre l'option "croyance". Là, on n'en peut plus...
 -Trop tard, on est en rupture de stock, tout le monde en veux en ce moment. Vous ne regardez pas la télé? L'intelligence, la malice, l'humour, ça ne se vend même plus au prix argus. On ne fait pas de reprise.
 -Et qu'est-ce que vous nous conseillez?
 -Il me reste un peu de mensonge, mais à cette dose, ça ne sert à rien : ce n'est valable qu'un série de luxe.
 -Et si vous nous mettiez un ralenti, qu'on souffle un peu.
 -Iimpossible avec ces bécanes-là. Ca marche à l'énergie solaire et lunaire, ça ne s'arrête jamais. A part un bon coup de masse sur le moteur, je ne vois pas...
 -Merci, on va réfléchir...

     Vous pouvez me rencontrer allongée sur l'herbe mouillée une nuit de pleine lune, pieds nu dans les calanques, au sommet des montagnes en chaussures de plage. Atypique? Et si on disait vivante?

     A suivre (enfin, j'espère...)

 

A mon ami Jean-Pierre Petit. Il sait pourquoi.

 

 

à compter du 5 avril 2003