-S'il te plait, dessine-moi un humain...
RDD23 soupira d'exaspération.
Assurément, cet enfant le fatiguait plus qu'aucun autre jusque-là.
Il exprimait depuis sa naissance une vocation incompréhensible
à l'humain qui le désespérait par son manque d'ambition.
Après tout, il était le fils du Roi des Dieux et le fils
du roi des Dieux se devait de mépriser les humains. Leçon
numéro un.
-Ecoutes fils, laisse les hommes. Ce sont des oubliés
de l'enfer, je te l'ai dis cent fois. Si Satan n'avait pas eu un contre-temps
urgent qui lui a fait abandonner sa mission avant qu'il ne l'ait achevée,
il aurait emmené ces bipèdes belliqueux dans sa besace sans
même attendre leur trépas, comme ça, tout vivants
-Hmm, ça doit être encombrant toute cette chair humaine
-Sans doute, mais il paraît que ça a fort bon goût.
Pour un diable, bien sur...
Le petit Dieu soupira à
son tour. Le monde céleste lui semblait bien cruel et il s'avouait
ne pas parvenir à faire la différence entre le mal pour
le bien suprême, et le mal tout court.
Le vingtroisième Roi Des
Dieux jeta un regard bas sur la planète Terre qui flottait dans
l'espace de son royaume. Son bleu créé si profond grisonnais,
son vert frais rétrécissait, ses glaces suaient et les déserts
blonds s'indisciplinaient. Grouillants, de petits humains jouaient aux
démiurges fous mais contents. Les hommes se révélaient
à l'usage de bien piètres fourmis...
A l'école
des Dieux, on apprenait d'abord l'inanimé, mais le fils héritier
trouvait puéril d'avoir à jongler avec les étoiles
et les astres froids en les faisant tournoyer d'un mouvement qui devait
être aussi souple que possible. Il avait cédé de bon
coeur le gros de son cheptel de corps célestes à ses camarades
collectionneurs qui se les échangeaient à grand fracas de
négociations tonitruantes. Il se savait éloigné de
la trempe des créateurs : il prendrait donc une planète
d'occasion.
Un jour, il interrogea son maître
de classe :
-Qu'est-ce qu'un bon univers?
-C'est un monde dont le diable lui-même ne voudrait pas...
Il hérita, perplexe, avant
d'oser une question interdite aux novices des classes d'inanimés
:
-Et qu'est-ce qu'un être satisfaisant?
-C'est un vivant qui meurt sans embêter personne. Qui traîne
son âme aux cieux comme un bourricot conduit des légumes
au chaudron...
Les hommes avaient inventé
tant de dieux en tant d'époques qu'il semblait au jeune apprenti
qu'ils avaient bien mérité le droit d'en avoir un vrai de
temps en temps. Les paroles du précepteur se perdaient dans des
rêves dissidents de créatures loquaces des cailloux habités.
-Rappelez-moi, héritier du Roi des Dieux,
ce que je viens de dire : comment crée-t-on un big bang?
-Hmm...en éternuant la bouche pleine?
Les fils studieux d'anonymes
ricanèrent, mais il s'en fichait : un jour, il kidnapperait la
Terre...
Il était dur d'être
si petit au royaume des cieux : on n'avait droit à rien, même
pas à un morceau de paradis de temps en temps. Il paraîtrait
selon des rumeurs bien informées qu'il soit réservé
aux dieux retraités. On le décrit hospitalier : pour cause,
c'est un hospice pour vieillards qui n'ont plus de dents pour croquer
les pommes. Alors, les dimanches, le fils du roi des dieux volait dans
les espaces tristes et vides sans parvenir à se faire tourner la
tête. Un jour, il percuta quelque chose :
-Aïe!
-Oh, désolé! C'est que je n'ai pas mon permis de vol
libre depuis longtemps...
Le jeune Dieu resta figé
et hagard. L'expérience était pour lui inédite. Le
corps se présenta :
-Térence...Enchanté de faire votre
connaissance, monsieur...?
-Hmm, monsieur Dieu...Fils du vingtroisième Roi des Dieux...
-Et bien moi, c'est Térence, fils d'un ivrogne
-Fils de Dionysos?
-?!? Mais tu es givré de la cafetière ou quoi? Est-ce
que j'ai une tronche de dieu à ton avis?
-Hmm...je ne sais pas : il y a tant de dieux possibles...
-Et tant d'hommes si bêtement réels...
L'apprenti s'était cogné
à l'interdit suprême des novices, la créature honteuse
qui ferait honte à n'importe quel dieu de l'avoir rencontrée.
-Tu veux dire que tu es une âme d'homme?
-Non, un homme qui se ballade à dos d'âme!
Térence aimait bien la
vie et son monde, mais tout de même pas tout le temps...Une nuit,
il s'était rendu compte qu'un de ses nombreux corps aux densités
variables qui constituent l'humain par couches comme un oignon se balladait
au vent de ses rêves, et il avait décidé de participer
à la fête. Depuis, il s'envolait loin du plancher des hommes.
Mais c'était là son premier morceau de dieu et il se rendit
compte qu'il n'avait rien à demander à celui qui a priori
pouvait tout. Le rejeton lui, contemplait son premier bout d'homme, goulûment,
opportuniste et ambitieux.
-Voudrais-tu me prêter ta planète?
-Si elle était à moi, je te la donnerai volontiers,
mais je ne suis sur elle qu'un homme-fourmi qui n'a pas de destin et ne
possède que des choses plus inutiles encore que lui. Mais si tu
la prends, elle sera à toi...
-Alors d'accord. Il faut juste que je trouve un moyen de me sauver
d'ici.
-Qu'espères-tu? Tu prétends, petit bout de dieu, sauver
notre planète?
-Non, pas si je peux m'en passer!
-Tu veux amener le Bien sur Terre?
-Non, du bien, je n'en ai pas plus que pour moi!
-Alors tu comptes sauver nos âmes?
-Les âmes ne m'intéressent pas : on en a des tas là
où j'habite
-Diable, petit divin, que veux-tu de nous?
-S'il te plait, apprends-moi à être un homme...
A l'école des dieux, les
hommes n'étaient pas autorisés, même tenus en laisse.
Térence réfléchit puis releva la tête :
-D'accord, mais jure-moi d'abord de ne pas faire
de miracles : on est déjà assez dans le pétrin comme
ça
-D'accord, pas de miracles!
-Alors rendez-vous ici demain à la même heure.
Le lendemain, le fils du Roi
des Dieux patientait aux alentours su 36ème parallèle du
monde de son père. Térence déboula à toute
allure, plus léger qu'hier, enthousiaste du défi. Il remarqua
le petit livre lumineux que son élève avait emporté
:
-Qu'as-tu-là, avorton de divinité?
-C'est le manuel de fonctionnement des hommes à l'usage des
apprenti-dieux. Il y a même une annexe de dépannage à
la fin...
-Térence l'ouvrit avec curiosité :
L'homme a été créé par
le Roi des Dieux à l'image du diable. Il y a été
mis une bonté incertaine et imprévisible capable d'exploser
à tout instant et de ruiner le royaume de Satan de l'intérieur
lorsque son âme entrera de manière certaine en enfer.
-Je vois : ton paternel a fait de nous des virus
destinés à bugger le campement de son méchant cousin
satanique. Ca ne m'étonne pas finalement. Jette ton bouquin et
dis-moi ce que tu veux savoir de l'homme pour devenir un homme
-Le plus important : comment m'incarner, acquérir une enveloppe
charnelle pour pouvoir communiquer avec les tiens
-Facile : tu n'auras qu'à te rouler dans la boue pour apparaître!
-Comment parler aux hommes pour qu'ils me croient des leurs?
-Facile. Tu n'auras qu'à faire comme chez toi : faire des
promesses que tu ne tiendras pas et tout le monde trouvera ça normal
-Comment...comment devenir méchant et mauvais comme vous?
-Facile : il te suffit de faire comme agissent les dieux, mais en
acceptant de signer tes forfaits
Le fils du roi des dieux s'étonna
de ses dons naturels :
-Alors tout est réglé : demain, je
serai un homme
-Hmm, désolé, je crains que ce ne soit pas si simple.
Il te manque quelque chose d'essentiel, de fondamental pour faire de toi
un homme
-Dis-moi, dis-moi vite...
-Il te manque...ce qui définit l'homme : l'amour!
-Tu plaisantes certainement parce que les dieux sont les inventeurs
et les spécialistes exclusifs de l'Amour. Dieu est Amour, le divin
est Amour, le royaume des cieux est Amour... Chez nous, ça transpire
d'Amour de partout alors tu penses si je m'y connais!
-Tu ne comprends pas, fils du roi céleste : je te parle de
l'amour avec un petit "a". Des amours, des amoureux qui
font l'amour, de l'amour qui donne chaud, qui fait transpirer, qui vous
remplit et qui vous vide, qui fait si bien crier et qui fait pleurer parfois
; des amours par inspiration lubrique, par dénie de l'âme,
par adoration de la chair, vénération du corps...Et ça,
petit de dieu, on ne peut pas faire semblant, même pour un homme.
L'enfant pleurait comme un enfant
:
-Je comprends...Alors si je ne peux pas être
un homme, je serai le roi des hommes
-Tu feras un très bon dieu même si je crains que la
concurrence ne soit rude ici
-Mais dis-moi encore une chose avant que je ne m'en aille : les
hommes qui font semblant d'aimer, que deviennent-ils? Des diables?
-Ils ne deviennent rien : ils espèrent que les dieux vont
leur tomber sur la tête... |