-...mais ce dont j'ai le plus marre dans ma vie
Docteur, voyez-vous, c'est de la gravitation...
-La gravitation?!?
Le docteur Hang parlait peu.
La plupart des psychiatres se taisaient, par professionnalisme, en réprimant
la tentation purement curieuse d'interroger le patient sur un détail
qui manquait à une histoire passionnante, une intrigue amoureuse
rocambolesque, ou un rêve inventif...La vie des grands névrosés
était particulièrement dense et insolite, et c'est sans
doute pour cela qu'ils ne tenaient pas le coup au quotidien. Et c'était
pour la même raison que les spy ne parvenaient pas à être
névrosés, malgré tous leurs efforts envieux...
Hang était quant à
lui doté d'un potentiel psychothérapeute rare : rien ne
l'intéressait, surtout pas l'autre et faire sortir un son de sa
bouche lui donnait l'impression de se vider d'un morceau de lui-même.
Il se taisait donc généralement avec virtuosité.
Mais là...
-Qu'entendez-vous au juste par "gravitation"?
-Moi, rien du tout. C'est l'affaire des masses, justement, et moi
je ne veux rien avoir à y voir. Vous comprenez?
-Euh...
-Vous trouvez ça égoïste, sans doute, de ne pas
vouloir coopérer avec la gravitation? mais je tiens à préciser
que je ne me suis jamais porté volontaire.
-Volontaire...Volontaire pour quoi?
-Mais pour être attiré!
-Je vois, je vois...
-Oui, entre hommes, c'est le genre de choses qu'on comprend : être
attiré par une femme, passe encore, mais par la Terre, non!
-D'accord, mais que peut-on y faire?
-Je ne sais pas, c'est vous le docteur non?
La demi-heure de canapé
de Léo était consommée. Hang le mis dehors avec le
cérémonial convenu tant de fois répété.
Il était fatigué de passer ses journées à
ne rien faire quand la vie des autres était si fascinante et il
finissait par être prêt à n'importe quoi pour un morceau
d'aventure qui ne serait rien qu'à lui. Il décrocha le téléphone
:
-Allo, Tina, je viens encore d'en avoir "un"
-Quelle catégorie?
-Anti gravitation!
-Diable, le 6 ème en deux jours! Le phénomène
s'accélère.
-Oui, tu avais vu juste. Maintenant, on n'a plus le choix, il faut
qu'on réagisse. Reste à savoir comment...Le mieux serait
qu'on se retrouve tous les trois chez toi demain à 8h00. Je préviens
Marco....
Le lendemain...
Le café chaud plongeait
Hang et sa cuillère dans une brume vaporeuse. L'antre de Tina cultivait
un côté intemporel, avec ces bibelots d'un autre âge
et des gadgets incongrus censés ne pas encore exister. Le lierre
fort violait l'entrée de la demeure en portant ses racines dans
les joints négligés, ce qui ne gênait pas le moins
du monde la jeune femme qui avait une idée assez étendue
des relations symbiotiques entre l'homme et la nature.
Le psychanalyste porta un regard circulaire autour de lui :
-Tu es seule?
Rôdait toujours autour
d'elle un mâle de beau calibre qu'elle conquérait sans livrer
bataille, et qui partageait un coin de la maison avec les lierres jusqu'à
ce que la jeune scientifique s'aperçoive qu'il était parti.
-Je crois... Maintenant que tu poses la question, c'est vrai que
ça fait un moment que je n'ai pas vu Luc...
Mais que fiche Marco? il est presque 9h00. Toujours en retard celui-là...
-Ce n'est pas comme ça qu'il voit les choses...
-Ah? Et comment voit-il le fait qu'il ait systématiquement
un retard aléatoire?
-Il considère qu'il n'obéit pas au temps, c'est tout...Et
il en est fier...
Marco finit par arriver sans
un mot d'excuse, souriant et décontracté, comme toujours
:
-Alors, comme ça Tina, il paraît que
la gravitation n'est pas sage...
-Au contraire, elle est trop sage. Ce serait plutôt les hommes
qui se mettent à dysfonctionner sur le sujet. C'est très
étrange...
-Personnellement, la gravitation ne m'a jamais dérangé...
Hang intervint ironiquement :
-Ca viendra, ça viendra...Il ne faut jamais
désespérer...
-Pas sur : à mon âge, j'espère bien être
immunisé. Par contre, à votre place, je m'inquiéterais
: les médecins sont toujours les premiers malades, non?
Mais en réalité,
personne n'en savait rien.
Tina avait brillamment appris
la physique et l'astrophysique à coups de lois universelles. Elle
connaissait tout, dominait chaque formule et savait appréhender
l'étendue de leur application, à une défaillance
prêt : personne ne lui avait expliqué ce que voulait dire
"universel" et elle s'était consolée
avec son pragmatisme légendaire, pensant que l'échelle de
sa petite vie et de notre petit monde la dispenserait d'avoir à
se gratter la cervelle à cette question.
Les yeux gris de Marco pétillaient
d'un enthousiasme inhabituel. En vieillissant, il avait attrapé
l'anthropologie futuriste et prospective. Après avoir rogné
tous les vieux os d'australopithèques plus ou moins consentants,
il réclamait de l'hypothèse en chair fraîche à
faire sortir de leur retraite les théories darwinistes. Il s'emportait
contre les millénaires que prenaient les squelettes pour s'allonger
ou se redresser, perdre un petit morceau par ci et en attraper un autre
par là ; pour inventer un peu, pour surprendre leurs ancêtres
jaunis d'une farce évolutive.
Tina se racla la gorge :
-Hang, tu es sur de toi: cette intolérance
à la gravitation chez tes patients n'a rien de pathologique?
-Du tout. Mon collègue généraliste confirme
: ça commence à être une des conversations de salle
d'attente les plus récurrentes
-Tu peux préciser?
-Disons qu'au lieu de parler de leurs rhumatismes ou du temps qu'il
fait, les gens se plaignent de la gravitation. Ça devient même
un motif de consultation : la gravitation leur fait mal au dos, aux reins,
aux oreilles...On parle même de cas de suicide...
-C'est incroyable...Marco, de quelles informations disposez-vous?
-Je ne suis pas sociologue, surtout à jeûn, mais le
phénomène semble mondial quoique inquantifiable. Tout simplement
parce qu'une infime partie de la population est capable de s'exprimer
en termes de gravitation. Les pygmées envisagent de demander à
leurs dieux de manger moins pour qu'ils leur pèsent moins lourd
sur leur tête...Vous entrevoyez la difficulté de l'évaluation...
Tina soupira :
-Je n'y comprends rien : j'ai refaits tous les calculs,
il n'y a aucune variation dans la masse de la Terre ou la disposition
des astres qui puissent justifier d'une modification des paramètres
gravitationnels à la surface de notre planète.
Marco sourit :
-Il est vrai que la gravitation vous va à
ravir...
-Hmm, admettons, mais pour combien de temps encore?
Votre hypothèse sur la mutation à vitesse grand V de l'espèce
humaine est pour l'instant la moins mauvaise, je dois l'avouer, même
si mon ancéphale n'est pas du tout prévu pour intégrer
la notion de temporalité aux vérités absolues. Cela
étant posé, la question n'en est que plus urgente : pourquoi?
Pourquoi l'humain avait-il décidé
de devenir inadapté à ce fondement de base de son environnement
qu'est la gravitation? Les pommes s'étaient bien habituées
à tomber et ne trouvaient apparemment rien à y redire. Les
hommes avaient mis du temps à se fabriquer des pattes, à
en abandonner certaines, à perfectionner cette machinerie pro-gravitationnelle
et Marco lui-même tout à sa joie de palper un instant où
l'univers bouge, reconnaissait que la Nature s'exprimait tout de même
sur ce coup-là dans une langue étrangère. Pas possible
que le vivant mute en s'inadaptant...ça n'aurait aucun sens, et
surtout, il ne saurait pas même pas comment s'y prendre...
En tout cas, si personne ne fait rien,
la mutation amorcée risque bien dans les deux générations
qui suivent de rendre l'homme inapte à la vie gravitationnelle.
Donc inapte à son univers...
Hang repris la parole :
-Alors, qu'est-ce qu'on fait, on part tous sur la
svelte Lune? Tiens au fait, où en sont ces fameux travaux sur l'anti-gravitation
qui font tant parler d'eux?
Tina secoua la tête :
-Je n'en sais rien : ce n'est pas une question à
poser aux physiciens. Demande aux extraterrestres!...Ou aux magiciens...
-Désolé, je n'en ai pas en stock en ce moment. Il
faut qu'on réfléchisse sérieusement à la question.
Marco gratifia le psychiatre d'une tape brutalement amicale
dans le dos :
-Mais mon vieux, vous réfléchirez
autant que vous voudrez quand le problème sera résolu, mais
pas maintenant. Je vous rappelle qu'on a un monde à sauver. Sinon,
le ciel va nous tomber sur la tête...
à suivre...
©Elisabeth Plumier
à compter du 30 juin 2003
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