A contre-amour,
Enquête dans le coeur d'un agent secret de la D.G.S.E
Episode 2, 19 août 2003
Missing
time Mais où était donc passé le temps de vie de ce petit prof de province pour qu'il n'en ait pas assez pour aimer? Ca m'intriguait. Je dirai même que c'est cette perception immédiate de l'anomalie, dans les lignes même de l'annonce, qui m'a poussée à contacter l'auteur, puis, à creuser le mystère dans les lettres qui suivirent...Je voulais percer l'incohérence des propos, décrypter le non-sens apparent, traquer les détails qui parlent... C'est maladif en un sens et j'ai bien essayé de sauver ma personne des exigences logico-déductives de mon cerveau par des gourmandises à neurones inoffensives, à cases noires et lettres mélangées ou à symboles mathématiques, mais ça revient à donner du chewing-gum à quelqu'un qui a faim. Moi qui suis incapable de citer l'auteur de mon livre de chevet, de dégainer du premier coup mon numéro de téléphone portable sous le prétexte paresseux (mais cohérent!) que je ne m'appelle jamais ou de me rappeler où j'ai rangé un papier important (qu'en principe, j'ai jeté...), je possède un sens inédit des rapports entre les choses, des liens et de l'analyse des faits qui ne donne aucune chance au plus petit détail insignifiant tout seul de s'échapper dés lors qu'il peut-être intégré à un schéma signifiant. C'est ce que j'appelle le « syndrome Sherlock Holmes ». Dans ces circonstances, j'ai une mémoire intégrale, au mot à mot. C'est très agaçant, mais c'est comme ça. Mon neurologue dit que ça peut se guérir avec la sénélité...Franck s'en trouvera ennuyé à quelques reprises et finira par comprendre que pour me mentir, il faut être un surdoué de la mémoire et de la cohérence. En avant donc. Je sonde Franck dans le mail suivant : Bonjour Réponse de sa part : Sur les dix mois de
stabiité dont tu parles, tu peux en retirer deux de plus. Petites vacances
ou pas, je suis généralement en partance pour ailleurs. En ce qui concerne
le toit, je suis d'accord avec toi: je ne me vois pas imposer à qui
que ce soit ma vision du désordre organisé... Et qu'enseignes-tu? Je m'obstine... D'accord, huit mois
de stabilité. Mais c'est encore beaucoup. Franck se dérobe. Je perçois que je n'en saurai pas plus pour l'instant et je ne tente aucun mot brusque : je me suis attachée à lui et je n'ai pas envie de le voir filer pour défendre ses secrets.
Le temps des mots Les semaines qui suivirent, menées à coups de mails, furent finalement les plus heureuses de notre relation. Parce qu'on se donnait à l'autre sans penser à gérer un "nous" ; parce qu'on n'attendait rien d'autre qu'une lettre légère qui aurait aussi bien pu ne plus venir comme si le messager pigeon voyageur l'avait perdue en route. Et puis, nous écrivions bien, dans un mélange des pensées, dans des lancers de mots, d'un l'humour joyeux pour initiés... Je récuse de toutes mes forces l'idée selon laquelle les relations épistolaires seraient fantasmatiques. Il n'y a que les creux de la plume ou les handicapés du clavier pour juger ainsi. De même que les frustrés de la braguette plaident pour l'amour platonique, ou les bègues pour les silences intimistes. Le relationnel est pluriforme, chaque sens et chaque appréhension cernent un peu plus l'autre, une facette kaléidoscopique de l'autre. L'écrit est en tout cas sans pitié pour les vides d'âme : difficile de tenir la distance sur les prévisions météo, ou alors il faut être fortiche. Je ne suis guère poète, j'avoue.
Je plaide pour l'émancipation des mots, et je n'aime pas les tenir à
la laisse des vers. C'est tant pis pour les crises de romantisme, mais
tant mieux pour les échanges d'idées et de soi. 30 mai 2002, Franck Eh, bien c'est clair,
j'aime de plus en plus communiquer avec toi. 31 mai 2002, moi L’humanité prise dans son ensemble me fait plutôt horreur : guerres, famines, surconsommation, non-respect de l’environnement…Mais individuellement, je trouve les hommes touchants, parfois bons et parfois intéressants. Le tout, c’est de les prendre un après l’autre et pas « dans la masse ». Ca implique que j’ai renoncé à peser sur le monde sans tomber dans la misanthropie et l’indifférence à l’égard de mon prochain. Je me bats pour un individu, puis un autre : on peut influer sur les destins, élever les gens : il y a des paroles qui tuent et des paroles qui sauvent. En vertu de quoi je crois profondément que nous sommes des dieux les uns pour les autres. C’est vrai, je suis
profondément secrète. Bavarde tant qu’il s’agit d’analyser le monde,
mais réservée sur moi-même. Peut-être une certaine défiance, de la réserve.
Je m’apprivoise difficilement, j’ai un côté sauvage et révolté qui affleure
et contraste avec la nonchalance et la désinvolture que je peux afficher
à l’égard des choses qui n’en valent pas la peine. Je m’efforce de faire
le tri et de réserver mon énergie pour le substantiel : je ne suis pas
du genre à m’énerver dans un embouteillage. Trop de gens savent jurer
à se faire monter la tension sur un match de foot et ne bronchent pas
quand une petite vieille se fait voler son sac à main. C’est rien de dire que je suis fatiguée en ce moment : plus de la moitié de mon personnel est en arrêt de maladie et j’ai un peu l’impression de faire tourner la baraque à moi toute seule. Le Principal, qui n’est pas mauvais bougre, est très administratif et ne se salit guère les mains sur la chair humaine. Je me tue à lui expliquer qu’on n’est pas une entreprise de production de biens matériels mais il joue un peu facilement les PGD. Au fait, je ne sais même pas dans quel type d’établissement tu enseignes. Etre sur deux matières, c’est devenu rare…(nda : Franck m'avait dit enseigner le français et l'histoire-géo, ce qui était courant dans les années 75-80 dans la catégorie des PEGC aujourd'hui disparue, mais les CAPES passés maintenant ne font sur une seule matière...) Les conversations étaient plaisantes, mais sans doute désuètement policées et sages par rapport à la norme des échanges d'un site de rencontre dont la bonne tenue est tout de même à souligner. Nous étions des débutants du cyber-amour, méfiants envers ces machines qui risquent parfois de parler plus fort que notre coeur, doutant de nous-mêmes, de notre capacité à savoir aimer comme il faut. L'usure ne pointait pas et Franck semblait heureux. Si j'avais su, compris...Mais...
La
rencontre interdite Franck devrait me montrer
ses os s'il voulait conserver mes mots. Sur ce point, pas question de
transiger : j'avais une mission à remplir. Le croisement de nos
regards devait avoir lieu le plus vite possible...selon moi. Ca me plait assez à moi d'être convoitée avec dithyrambie, de générer des vers en alexandrins, d'être responsable du sacrifice de milliers de roses. D'être mitonnée de promesses de câlins, canonisée vivante sur l'autel du désir, arrachée en pleine nuit à un lit triste de rêver à vide. Tant que c'est dans le bon goût (attention, madame est connaisseuse...), il ne doit pas être possible d'en faire trop. Et si c'est prétentieux, tant mieux. Mon vieil ami me rabâche en boucle et sans reprendre sa respiration : "on est ce que l'on croit être". Leçon déclinée par l'élève en une variante adaptée à la planète Terre : "on devient ce que l'on fait". Sinon, l'attente est longue dans la salle de la vie et au moment où c'est son tour, on risque bien de se voir dire que c'est l'heure de la fermeture. Les féministes ont libéré la femme et grâce leur soit rendue, mais celles qui scandent l'égalité absolue feraient bien de jeter un oeil dans les caleçons. Les hommes sont génétiquement conçus pour être entreprenants : c'est pour eux une question de survie et c'est Dieu en personne qui a bricolé ça. Alors laissons-les s'empêtrer les mots d'émotion, se piquer les doigts de roses et...nous sauter dessus pour peu qu'ils respectent le timing. Comme ça, tout le monde est content. Mais parfois, ça bug. La faute au maïs transgénique ou au réchauffement climatique (il paraît que les spermatozoïdes ont horreur de ça...), je n'en sais rien. Comme dit si philosophiquement ma grand-mère qui fut fille-mère et qui en connaît un rayon sur la question : "le monde fout le camp". Franck ne connaissait pas ma grand-mère, mais il était assez d'accord avec elle. Qu’à cela ne tienne :
à moi la main donc ; je posais la première carte sans avoir l’impression
de mal faire ou d’en faire trop : après tout, Franck avait effectué
la démarche pas forcément facile et forcément réfléchie de squatter
un site de rencontre. Mieux : alors que la nomenclature permet
de se déclarer en quête d’un ami ou correspondant, il avait plaidé pour
une rencontre. Un ren-con-tre! Il était consentant et fichtrement
volontaire! Alors diable, s’il fallait quelqu’un pour mettre le feu
au rêve, je voulais bien prendre le rôle ! Moi, 11 juin 2002 Franck, 12 juin 2002 13 juin 2002 14 juin 2002 15 juin 2002 Ce ne sont que des extraits de lettres jamais trop longues, peut-être par peur de lasser ou de tomber dans l'introspection ; mais diable, qu'elles nous ont fait vivre durant ce printemps 2002! En fait, Franck tente à ce moment-là de gagner du temps dans la course à la non-rencontre : il a un voyage en Birmanie (!) de programmé pour les alentours du 14 juillet, presque immédiatement suivi d'un périple en Hongrie (re-!) avec un bouquet final qui se situe en Irlande. Ouf! Tout ça bouclé avant qu'on ne se connaisse. Moi de mon côté, j'aurai un avion de garé à l'aéroport de Nancy-Metz vers le 19 juillet pour le Maroc, et un souffle après, deux semaines en famille à accomplir sur ma côte d'Azur. L'été était donc zappé pour nous et nous n'aurions pas de voyages de noces ce coup-ci! Une partie du secret contenu dans ce refus était donc temporairement sauvé. Je ne savais que penser de ces désistements qu'il semblait s'imposer avec un certain masochisme et beaucoup de souffrances. Si c'était pour faire monter le désir, stop ! Mission accomplie et pitié pour les coeurs (et le reste!). "Pas prêt" le bonhomme? Zut alors, qu'est-ce que c'est que ces magouilles? A moins qu'il n'ait consentit un mariage blanc avec Dieu, tout était simple : on s'aimait! Je commençais à me demander sincèrement si le spécimen ne menait pas une double (ou triple) vie sentimentale. La timidité ne l'étouffait pas et il peignait sans qu'on l'y encourage (ou alors c’est quelqu’un d’autre qui avait rempli le verre...) les vestiges de conquêtes dont il fut le glorieux héros avec pour seul défaut d'être sur-convoité. Dur d'être un tombeur… Il s'est trouvé transporté dans le collège où je sévis actuellement (!) sur deux années scolaires, 90-91 et 92-93, et encore, avec des pointillés puisqu'il arborait ce peu fier statut de bizutage qu'est "le titulaire remplaçant" bourlingué où il manque quelqu'un. Sa version de l'épopée est assez avantageuse pour lui...Les hommes comprendront-ils un jour que c’est fort peu apprécié par les femmes d’évoquer son cageot de conquêtes au creux du lit ou d’un nouvel amour ? J’ai toujours pensé que c’était le genre de choses qu’on devrait apprendre à l’école…mais pauvre de moi quand je me lance dans la leçon… 16 juin 2003 Revers immédiat de ma main, même jour : Je ne comprends pas
tout : me demandes-tu d'accuser réception d'une femme aimée, encore,
dans un sud pas si lointain pour être près du coeur? Mes sentiments
sont aussi sincères que ma parole, ne joues pas avec : c'est toujours
moi qui perd à ces jeux-là alors que j'ai placé la plus grosse mise.
Je suis d'une sensibilité qui est un outrage à la monotonie de la mort.
La vie grouille tellement dans mon corps que j'ai parfois du mal à me
rappeler que c'est moi le chef de ce bazar. Prends-moi comme un coquelicot
dont les graines de pavot auront la force de te faire tourner la tête
et de t'entraîner dans un autre monde, mais rappelle-toi que si tu coupes,
mes pétales tomberont sans un mouvement de plus. Non, mille fois non, aucune femme cajolée de mon amour ne m'attend dans le sud ou ailleurs ou alors je suis très mal informé. Fin du chapitre. La suggestion d'un délit d'infidélité ne sera jamais plus abordée, ni d'un côté ni de l'autre. Notre intégrité morale était un acquis hors de tout soupçon et le volet adultérin ne représentait qu'un appendice à la problématique plus large qui régenterait toute notre relation : l'intégrité de sa personne et le respect absolu de l'autre. Je percevais Franck comme ça, très profondément. Etais-je d'ailleurs tombée amoureuse d'un être ou d'un concept, celui du prototype de l'homme bien qui, multiplié par 6 milliards d'individus, ferait de notre monde, un monde parfait? Mais débarrassé de cette
hypothèse infertile, restait un secret, ou au moins un, plus grand que
le grand amour et pour moi, un secret, ça ne se perce pas, ne se traque
pas : ça se délivre librement ou ça se garde et en règle générale, je
ne m’en sens pas offensée. De temps en temps, ma filleule de 9 ans m’interpelle : Là, le problème c'est que le non-dit nous immobilisait et qu'il fallait le desserrer sans tout casser, pas nous et encore moins lui. A Suivre… |
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à compter du 20 août 2003