A contre-amour,
Enquête dans le coeur d'un agent secret

Episode 3, 28 septembre 2003

 

Et d'un demi secret...

            En un sens, il doit y avoir une certaine jouissance mêlée à l’évidente douleur à brandir un secret sans en vider le contenu. Ca pose un pouvoir sur l’autre, une hiérarchisation des rapports parce qu’un possède le savoir, et dans la situation précise, l’autre aurait besoin de le posséder, hors de toute curiosité. Je me sentais à la fois embarquée et rejetée d’un tas de non dis dont finalement, je ne voulais pas. Surtout pas à ce moment précis. J’avais signé pour une histoire d’amour simple en embarquant sur Netclub dont le principe me semblait tout de même un peu léger. Si j’avais débusqué un entrelacs d’embrouilles en racolant un type à SOS amitié ou sur un pont du haut duquel il prévoyait de se jeter, j’aurai admis ne pas avoir volé les complications. Mais là…

Et puis, contexte auquel Franck n’a jamais seulement pensé : j’avais eu une drôle de vie moi aussi ces deux dernières années et j’étais émotionnellement et physiquement très marquée. La narration des circonstances réclamerait jalousement son propre livre pour se déployer et à chaque écrit suffit ses peines.

Toujours est-il que lorsque la chimie médicale m’a rendu, sous caution d’une vie plus sage, l’usage de ma carcasse, j’ai pris la grande décision d’admettre que tout n’était pas éternel en moi et de précipiter des rencontres qui n’auraient pas lieu sans que je me mêle du cours programmé de l’espace/temps. C’est comme ça que je suis entrée en amitié avec §§§, sans économie, c'est-à-dire sans restriction et sans réserve. Le pauvre n’avait pas prévu de débuter pilepoil des épisodes de maladie successifs, mais il se trouve que le timing était réglé comme ça et que c’est comme ça que je suis devenue spécialiste ès-cancer, à potasser des bouquins de médecine et les compte-rendus de séminaires spécialisés. Quand tout ça fut dénoué avec un happy end, je me retrouvais émotionnellement vidée et pas prête à rempiler. Alors une petite bouffée d’amour insouciant, oui après tout, merci, on pouvait m’en servir une bonne dose.

Le 15 juin, c’est-à-dire quelques 3 semaines après notre découverte, Franck m’a écrit cette lettre dont je délivre la fin :

 Des questions: pourquoi veux-tu me voir?

                          Si je te réponds pas avant 60 semaines, que fais-tu?

                           Petit a: tu me claques l'écran au nez.

                           minuscule b: tu t'interroges, pourquoi 60?

                           Improbable c: tu me réponds chiche assorti d'un nombre incalculable de "conditions".

                            Où es-tu? Dans quelle ville? quel collège?

                            Pourquoi t'attire-je?

                            Que fais-tu demain? Et dans 60 semaines?

Et maintenant, on ne rigole plus, parmi les deux ou trois choses que tu dois savoir: je suis atteint d'une grave maladie ( pas contagieuse) dont le traitement lourd me bouffera 60 semaines de ma vie. A la fin, d'elle ou de moi, ll ne devra en rester qu'un.... quel choc, quel scoop! que répondras-tu à cela? Répondras-tu à cela?

    Pourquoi sanparadox, un message, une description, un appel, un sos? pour me sentir vivant et être sûr de me donner l'envie de le rester. je ne pensais tomber sur personne, la perspective de souffrir et de vouloir le cacher rend cynique. Et puis voilà, tu es là.... M'excuser? de quoi? Je ne suis pas mort, queue de diable,! je ne te demande que le temps qu'une parenthèse me suspend. Non, probablement, je ne te verrai pas, non, tu ne chercheras pas à me retrouver, à travers ma boulimie d'ailleurs. Oui, je veux bien continuer à correspondre, par tous les moyens possibles, oui, je m'approcherai en secret de toi si tu le désires. oui, j'accepte que ce mesage soit le dernier si l'enjeu te dépasse et que tu as autre chose à faire que de t'occuper des coups du sort des autres, fussent-ils amis, probables amants?

60 semaines, titre d'un bien mauvais film. mais pour moi, la réalité est là. j'ai accepté de me soigner, je suis dur au mal, j'ai de bonnes chances de gagner, je te demande quelquesoit la décision que tu serais amener à prendre (silence radio, prise de contact) de respecter mon demi anonymat jusqu'à ce que je sois guéri, please.

    encore une question, serons-nous un jour amants?

  pas facile, n'est-ce pas?

                  Une réponse: je tiens à toi. je me donnerai à toi, dès que je m'appartiendrai de nouveau. relis mes messages si tu les as encore, il y a de nombreux indices de ce que j'essayais désespérément de te révéler depuis, depuis?

                  Franck, le cachotier de taille.

 

Belle lettre, n’est-ce pas, qu’il avait du écrire la peur au ventre dans la tourmente de l’abandon, redondante et obsessionnelle chez lui. Moi, je la trouve parfaite. Parce qu’en parlant de sa peut-être mort, il ne parle pas de lui, mais de moi, de nous. En la relisant plusieurs fois dans la nuit qui suivit, je sus rapidement qu’on avait gagné une belle histoire: car c’était une lettre d’amour ! Le sujet n’en n’était pas la mort.

 

Tout de même, j’avoue ne pas avoir été très héroïque sur le coup. Jusqu’ici, j’ouvrais chaque soir mes lettres avec le sourire au cœur, certaine d’y trouver quelque chose de très doux déposé précautionneusement pour nous faire du bien. Et là, le choc fut rude à proportion. J’eus un mouvement non contrôlé de recul qui s’exprimait dans un réflexe de survie : « non, ça ne va pas recommencer la maladie, je ne peux plus… ». J’avais eu la mienne, celle de §§§, sans parler de ceux qui avaient l’idée d’essayer de se suicider au collège, un quotidien cumulé sans relâche de plus de trois années de cohabitation proche avec la mort. J’avais ponctionné sans compter dans mes réserves altruistes plutôt bien servies ; je m’étais gavée les neurones de données médicales comme autant d’armes pour contrer la stratégie des envahisseurs de tous genres, pour être une conseillère potable aussi…Et là, je n’en pouvais plus ; je n’avais plus rien dans les veines, plus d’énergie pour bouffer de la mort et si elle voulait encore quelque chose de moi, qu’elle me prenne comme il lui plaira et qu’on n’en parle plus…

 

            Je n’étais pas très fière de cette petite crise d’égoïsme que j’analysais sans délais comme telle au bistouri d’une conscience rude pour sa propriétaire.

En tout état de cause, j’avais une nuit au plus pour prendre une décision. Je me sentais mal, j’en voulais à la douleur de passer toujours par mes terres comme si c’était un raccourci vers la sortie. A ce moment, j’ai compris ce qu’on me disait enfant : qu’un beau rêve est toujours piégé quelque part.

 

Franck avait si peur que je l’abandonne qu’il me livrait le mode d’emploi pour le faire. Surtout « maintenir son anonymat », sa clandestinité. ?!? Drôle de bonhomme quand même…Qu’est-ce que cela pouvait-il bien vouloir dire, l’anonymat de quelqu’un que je connaissais à peine ? Il me laissait démunie de tout signes identificatoires : pas d’adresse, pas de téléphone, aucune spécification de son lieu de travail ; pas de photo...Une espèce de nom en entête d’un mail qui aurait aussi bien pu être emprunté à un pseudonyme concocté pour l’occasion comme il est de pratique courante dans le relationnel internautique heureusement suspicieux…S’il m’avait enjoint au contraire de répandre sa bonne parole et sa gloire à travers le monde, fichtre, je me demande bien comment je m’y serai prise…
Ah, si ! Un seul indice auquel je tiens parce que c’est un signe qui me vient directement de mon ange gardien connu par ailleurs pour son incompétence notoire : Franck avait enseigné dix ans plus tôt dans mon collège d’affectation actuelle ! Sachant qu’au moment de notre rencontre, il habitait aux alentours d’Orléans en bords de Loire, à quelques 70 km de ce pauvre bahut de campagne  et que moi, j’avais été parachutée ici par la bonne main des mutations depuis les quelques 500 km de mon fief alsasso-lorrain, calculez les probabilités pour qu’on se tombe si justement dessus. Hmm ?!? Or, je ne crois pas au hasard, simplement parce qu’il ne croit pas en moi. L’improbable concordance m’a donc touchée et ma vieille âme d’athée qui n’en est pas à son premier combat avec Dieu en a eu pour son auréole. La vérité vraie était que Franck et moi étions des amants retrouvés d’une ancienne incarnation et que l’univers entier n’a été fabriqué que pour nous réunir. C’était certain : on ne se quitterait jamais !


      Ses proches collègues enseignants d’histoires officiaient encore entre nos murs : il m’avait cité des noms, des intrigues nostalgiques et devait maintenant songer que c’était le maillon faible de son « anonymat ». Tout de même, pour revenir à cette préoccupation incongrue, la seule question pertinente était finalement : comment être anonyme quand on est inconnu ? C’est dur…Quand vous louez un studio sur la côte d’azur, est-ce que vous prenez la peine de dire au propriétaire : « je compte sur votre discrétion n’est-ce pas…Je suis ici incognito… ». Est-ce que votre boulanger vous fait jurer de tenir son identité secrète ? Est-ce que les passants vous menacent dans la rue en brayant : « si vous dites à qui que ce soit que je me trouvais ici aujourd’hui, vous êtes un homme mort » ??? On est inconnu, c’est tout. L’anonymat est le privilège des gens célèbres .C’est peut-être triste, mais c’est comme ça. Au moins jusqu’à ce qu’on trouve moyen d’épouser Johnny Hallyday…

            En tous cas, je me voyais mal armée pour faire la maline devant les copines en disant : « je sors avec Franck S., petit prof de la banlieue orléanaise qui a un peu traîné ici comme maître-aux (auxiliaire)  et qui a l’exclusivité d’attraper une des maladies modernes les plus répandues du pays…». Effet garanti : tout le monde se retourne et reprend sa passionnante conversation sur la météo de lendemain…

 

            Je me souviens d’avoir souri à cette espèce d’immodestie surréaliste et je passais la nuit à cogiter sur mon implication ou pas dans cette histoire d’amour. Car le sujet était précisément celui-ci, à l’exclusif de tout autre : il ne s’agissait pas de me sonder pour savoir si j’étais assez ignoble pour ne pas tendre la main à quelqu’un en détresse. Bien sur que je ne le repousserai pas, que je le soutiendrai moralement…Mais l’aimer, nous aimer, est-ce que nous en serions capables ?

 

            Le lendemain donc, décision prise et nuit enlevée, je lui envoie un mail que j’essaye de mitonner avec de la  passion  juste pour l’assaisonnement et la force comme plat de résistance. Humour toujours, parce que je ne sais pas faire autrement…Surtout, sans dramaturgie ni compassion : Il fallait qu’il sache que je saurai être à ma place.


            Acte deux aussi pour lui à la lettre suivante de la délivrance du secret : une maladie à nom d’animal…C’est moi qui posera l’acte trois : « nommer sa peur, qu’elle me voit en face ». Jeu de cache-cache mené à deux, dans la même équipe : morceaux choisis :

 

Moi, 16 juin 2002, fin de la lettre :
(…)
60 semaines...un an et deux mois. Fichtre, on sera vieux d'ici là. Tu ne sais pas ce que tu seras, mais moi non plus finalement. Sera t-on toujours drôles, bouffeurs de vie, mélomanes de sentiments?

 

    Je ne te demande qu'une chose qui n'a pas de délais de prescription : sois sincère et honnête. Toutes les questions que je m'ose à te suggérer sont subsidiaires :

 

 -qu'as-tu au juste? Les tabous des maladies dont on tait les noms se transforment en entités de hantise.

 -comment est-il possible de quantifier exactement 60 semaines dans la mesure où les réactions somatiques gardent leur quota d'imprévisibilité?

 -pars-tu en voyage dans les endroits décrits ou à l'hôpital?

 -dans un cas comme dans l'autre, quand précisément?

 

Envois-moi une photo, je ferai de même. J'ai besoin d'un support.

 

    Je tiens à toi, mais plus que jamais on a un challenge urgent à relever : quel relationnel nous liera? Je ne te laisserai pas tomber, ça ne me ressemble pas. Mais on ne peut s'attacher pendant plus d'un an au rêve de devenir amants alors que le premier regard échangé nous conduira peut-être irréversiblement vers une autre approche. Comprends que j'ai besoin de me fixer les idées et d'agencer ma vie.

 

    Bien sur, j'ai guetté les nombres à deux chiffres placés au bas des messages (nda : mystère non résolu pour moi. J’en reparlerai…). J'en avais conclu à la délivrance d'un numéro de téléphone portable selon une méthode de l'attente et du dévoilement à laquelle tu m'avais habituée.

    Je te communiquerai mon téléphone au moment opportun dans la clarification de la situation.

 

    A la vie et au destin, pourvu que ce soit nous qui leur dictons leur cours. Acteurs du monde toujours...

 

P.

 

 

Réponse de Franck, amputée de la partie médiane (sans intérêt avec le sujet…), 16 juin
Chère expatriée,

tout d'abord, merci pour ta réponse. Compte tenu de mon message précédent, je n'espérais ni ne redoutais rien.

  On avance très vite, je trouve:

(…)
Tu m'as fait plaisir, voilà. Tu m'as soulagé aussi, c'est vrai, qu'après tout en 60 semaines, il peut se passer tellement d'évènements... et 'qu'un regard" peut nous faire comprendre qu'une belle histoire n'aura germé que dans nos pauvres esprits tourmentés. Bien que tes analyses de mes rêves me sont pour le moins étonnantes, je t'en livre un qui m'a tourmenté durant les deux pauvres heures où j'ai consenti quelque repos: je viens dans ton antre, tu as les yeux bandés et poutant nous faisons connaissance, mon anonymat physique est sauf et quelques- uns de nos sens apaisés.

    Pourquoi 60? Parceque c'est le nombre de semaines raisonnables pour espèrer une guérison totale et pas une simple rémission et pouvoir retrouver à grands renforts de kiné une apparence qui ne fasse pas peur ceux qui ne la côtoie pas régulièrement. La maladie? Banale, terible, mais dans mon cas pas mortelle à tout coup, un crabe aux pinces même pas d'or ou alors dur, de la prostate comme tonton? non, moins courant, de l'estomac.

   Bien sûr dans mon entourage, famille, amis, nul ne sait, et cela restera ainsi le plus longtemps possible, j'insiste, je mènerai cette guerre seul en apparence, puisque médecin et autres personnels soignants me connaissent un peu maintenant, ils sont soumis au secret professionnel, pas toi, je te conjure de me laisser intègre et de respecter ma volonté de futur homme malade, je vais guérir j'en suis intimement persuadé, j'ai besoin de temps, pas du tien, je ne te le volerai jamais.

   Je n'ai pas répondu à tout, donc à suivre.

            Franck, le combattant que la mort affole.

 

 

16 juin, extrême fin de la lettre :

Dis-moi de toi ce que tu veux...mais dis-moi ce que tu veux de moi. Il me faut savoir, je suspends mon vol mais si tu ne m'apporte un souffle d'air, je vais tomber.

 

16 juin, début et plus loin
j'ai besoin de te faire entière confiance, je me place entre tes bras, moi le mâle, je réclame asile non à une maman mais à une femme, je revendique une place dans ton coeur, un sourire sur tes lèvres, la vie est belle, je n'aurais de cesse de l'embrasser et je terminerai centenaire, la tête dans les étoiles et sans doute contre toi.
(…)
  j'ai besoin de te faire entière confiance, je me place entre tes bras, moi le mâle, je réclame asile non à une maman mais à une femme, je revendique une place dans ton coeur, un sourire sur tes lèvres, la vie est belle, je n'aurais de cesse de l'embrasser et je terminerai centenaire, la tête dans les étoiles et sans doute contre toi.

 

 

17 juin
5h00...

    Je ne dors pas, ni le soir ni le matin : il fait trop chaud, je pense à toi. Je te t'imagine pas, je te pressens, j'aimerai te percevoir. Ce souffle, peut-être sur mon corps encombrant et inutile...L'impression d'un rêve qui ne laisse pas d'image, qui me sent vivante, mais ne m'apaise pas. Une attente lancinante qui ricane du temps qu'elle a : des semaines là où quelques instants suffiraient à me rendre folle. Une nuit ennemie qui me taquine et se sauve avec ton empreinte.

 

    Tu crains ton corps, et je n'ai pas confiance dans le mien. Saurai-je te séduire dans ma négligence insouciante des artificialités féminines, mes cheveux rebelles qui se sauvent d'où je les mets, sans ce maquillage que la chaleur rejette comme un intrus. Sauras-tu prendre mes formes sans trouver leur générosité encombrante, comprendra-tu leur douceur, adopteras-tu leurs rondeurs? Et suivras-tu mon pas empressé, mes ongles sans vernis, ma valise légère, mon enthousiasme démesuré ; mes pieds nus dans la rosée, pas pressés de se chausser; ma sensualité expressive qui se trouve chez elle autour d'un pique-nique au bord de l'eau ou au fond des bois plutôt que dans les grands restaurants; mes mains qui se réjouiront plus du contact de l'eau fraîche, du sable doux et du corps que tu me céderas que d'un diamant étincelant.

    Je reste une sauvage importée dans la civilisation, pas rebelle, mais indépendante à ses contraintes excessives. Je ne suis pas d'ici et je serai chez moi au bout du monde. Je suis libre, je n'ai rien à vendre, je donne avec démesure, souffre avec démesure, respire le monde avec une acquittée disproportionnée, je sais être heureuse à faire exploser la vie.

    Je te surprendrai à t'en fatiguer le coeur, exigerai que ton imagination se contorsionne, que ta douceur s'assaisonne. Et parfois je me réfugierai dans ma jungle, seule, te rappelant que tu es libre, que tu n'es pas à moi.

 

    Je veux te voir, vite : je ne jugerai pas ton corps, je ne le regarderai pas : je l'écouterai battre. Rien chez toi ne me fait peur que te manquer. 60 semaines à te voir malade me fait moins peur que 60 semaines sans te voir. Ne me rejette pas dans le virtuel : c'est toi que tu protèges, moi que tu sacrifies. Oses, la vie te l'impose.

 

    Sans paradoxes, je t'envois l'unique photo que j'ai trouvé de moi (tu double-click sur le trombone pour l'ouvrir), l'été dernier, grimpant sur les rochers lunaires de l'Etna brûlé en éruption juste pour moi. J'aimerai te dire que tu me rencontreras en robe du soir avec les chaussures de cendrillon aux pieds, mais tu risques de m'enmener comme ça dans la verdure printanière ou les plaines asiatiques, si tu veux de moi.

    Voilà, je risque tu vois. Je ne veux pas t'embarquer sans ton consentement puisque déjà nous vibrons à l'unisson. Je suis d'accord avec toi, je ne serai ni une mère consolatrice, ni une infirmière prévenante, mais pleinement une femme. Les cartes sont dans tes mains : tu sauras si tu peux jouer gagnant.

 

    Etrange vie : mon correspondant et inséparable ami a passé les six derniers mois avec une grosse suspicion de cancer(…)

 

 

Cancer ainsi donc. Maladie au refrain mortifère sur ma famille décimée par lui autant qu’à la guerre. Mes deux grands-pères y avaient lâchés leur peau, une grand-mère un doigt, histoire de le calmer jusqu’à son retour. A la disparition  de mon grand-père maternel, ma petite vie de quatre ans s’est prise dans son insouciance une belle raclé de mort. J’en avais bien écouté la légende à la télévision, mais là-bas, l’alternative est simple : on est ou vivant, ou mort, l’un après l’autre. Mais pas les deux à la fois…Mon aïeul adoré avait gobé une de ces entre-morts un beau jour à francs poumons, et elle coulait dans ses veines en mangeant tout ce qu’il y avait à l’intérieur. Je croyais aussi que les cancers étaient amis avec les dieux parce qu’ils étaient éternels et cruels. Au décès de mon grand-père, nul ne prit la peine de dire à l’enfant qu’il avait largué sa carcasse au maître des cieux ; je n’en su rien, attendis des années qu’il sorte de l’hôpital en taisant le mot interdit : « cancer », le roi des enfers.


      Alors, je savais que Franck et moi ne serions jamais deux tant que le vainqueur ne serait pas déclaré. Non, l’amour n’est pas plus fort que la mort et moi pas plus forte que la peur. Je le savais, je n’ai pas eu droit à la chanson. Je ne lui chantais donc pas, lui épargnant sans doute quelques soupirs contenus.
      Ma lettre de réponse fut ainsi plus secrète dans mes souvenirs refoulés que par ses énigmes croisées. Il du penser que j’étais une naïve insouciante pour prendre les choses avec autant d’immédiateté sans savoir que l’immédiateté avait pris du temps. Mais pour moi, lancer ce mail rassurant signifiait que j’avais répondu à la question suivante : « voulez-vous aimer Franck S. jusqu’à ce que la mort vous sépare » ? J’avais dis oui.

      Plus tard, lui et moi avons eu une conversation au téléphone. Comme dans ses lettres, il se prit dans un de ses comportements contradictoires qui ont toujours déconcertés mon rationalisme natif. La Maladie, il la vaincrait seul. Je réagis :
 -Je ne sais pas si c’est la bonne solution…
 -C’est pas à toi de savoir
 -Je me posais la question à ta place…
      Il n’avait pas pigé que les héros malades dorment mieux morts et que ça n’était pas le bon espace-temps pour jouer les poètes bannis. Tout ce qui comptait, c’était l’efficacité, pas son auteur et ses règles du jeu n’étaient pas fonctionnelles, tout simplement : il était mauvais stratège.
J’en éprouvais de la révolte, pour lui, pour moi. Que croyait-il ? Que j’allais applaudir à sa générosité ? Que voulait-il croire ? Qu’il l’était, qu’il m’épargnait ? Trop tard : dans cette histoire le choix était simple et il l’avait eu : où l’on se tait à tout jamais, où l’on accepte ce que l’autre veut nous donner de bien dans la mesure où on lui a donné son mal.

Cependant, ce soir là, assise par terre avec mon téléphone dans la main et le dos callé au mur froid de mon bureau, je serrai les dents sans énoncer ce qu’il n’était pas prêt à entendre : après tout, c’était lui le chef du cancer, et moi, pour l’instant, dernier troufion enrôlé. Je les apprivoiserai, tous les deux.

 

Le nœud du secret n°1

 

      Le problème de la poursuite de notre histoire d’amour ayant été réglé d’un coup de cervelle noctambule, j’entendais bien reprendre l’intrigue là où on l’avait mise en stand-by : la rencontre. Dans le rapport précis à cet objectif, la situation pouvait se résumer ainsi :" tu as un cancer, ok, et alors ? Quand est-ce qu’on se rencontre ? ». Simple…
      Son corps malade dont je ne savais rien, imaginais si peu et sans doute le pire, ne me posait pas problème : quand on se trouve sur internet, on n’est pas des corps, c’est tout. Se frôler, 100 fois on l’avait réussi ; les rêves charnels coopéraient, les cœurs pulsaient sous la pulpe de nos doigts écrivains. Je ne doutais pas, pas un instant.


      Cancer, oui. Mais Franck vivait, travaillait, voyageait avec cette carcasse qui semblait lui imposer tant d’étrangetés, d’altruité (encore un mot qui devrait exister puisque j’avais besoin de lui…). J’insistais. Cancer : quelques cheveux de plus ou de moins, peu importe : ça n’était finalement que du poil. La maigreur bien sur est plus traîtresse pour qui s’imagine amant. Amant…Le mot percuta dans mon imagination : amants ! Des deux côtés, l’intrigue semblait ficelée, sans mot supplémentaire que le suggestif tendre mais si contenu de tous les mails de tous les soirs. N’avions-nous pas été amants depuis l’éternité pour que l’évidence de la situation nous comble ?

 

Je lui implorais le 18 juin sur cette fin de lettre de se donner à mes yeux :

 

  Franck, au diable les apparences si nos yeux scintillent : le reste n'est qu'emballage. Te voir, t'effleurer, à n'importe quel prix...Ma présence te jettera un sort d'invulnérabilité ; de ma main je te transfuserai l'énergie qui te revient, que tu me laisses cruellement et dont je ne sais que faire. On gardera en nous la chaleur du soleil, on ne la laissera pas se sauver puisqu'elle brille depuis cinq milliards d'années pour nous rencontrer réunis. Il te faudra entretenir ton flux de vie et le destin m'a envoyé pour magicienne. Ne le contredit pas, ne jette pas son cadeau sans l'avoir ouvert. J'ai dix jours pour te convaincre et je ne fléchirai pas : comment pourrai-tu avec ton coeur qui bat vers moi me priver de ce que tes collègues, ta famille, tes amis, les simples passants...côtoient tous les jours. Comment pourrais-tu décider seul de ce qui nous concerne tous les deux. Je suis là avec toi et tu dois entendre ma sérénade désespérée.

 

Je serai avec toi, mais sois avec moi. Un bon soupirant soupire toujours à l'oreille.

 P.

 

Même jour, sa réponse en intégralité pour une fois
Ma re belle
,

  je ne sais pas ce que je risque à te répondre encore une fois non. Non, tu ne me verras pas comme je suis actuellement; oui, les autres me voient, mais les autres ce n'est pas toi. A toi, je veux me présenter comme j'étais avant de faire une réaction importante au premier traitement mal dosé. Je sais qu'à force d'abnégation, de souffrance et de solitude, Franck sera de nouveau présentable à sa douce internaute. Notre première rencontre sera si importante, ne me laisse pas démuni, fragile dans la seule décision qui vaille. Tu veux de moi qqch que je ne peux t'offrir si vite , une grande partie de mon corps et de mon intelligence s'y refuse pendant que mon coeur et ma déraison me tenaillent. Je vais probablement t'envoyer une photo de moi (je n'ai vraiment pas l'habitude), juste avant les premiers ravages sur un organisme fatigué. Tu pourras jugé sur pièce si j'ose dire. Quoiqu'il arrive cette photo ne me reviendra jamais, elle t'appartient déjà, elle est invendable...

Tu me manques, oui, je sais c'est culcul comme expression, étant donné que l'on ne s'est jamais rencontré, encore que....

10 jours, pour ne pas me trahir, 10 jours pour imaginer un apaisement à tes, à nos tourments; la photo d'abord, je ne sais pas où je vais pouvoir en dénicher une, puis une montrable, le téléphone ensuite, ma venue peut-ête sur ta butte, ma présence, mon souffle, mes mains.... mais ni mon visage ni mon corps, encore une fois désolé et désolant, mais je ne pourrai pas. Oui, les autres me voient, s'interrogent ou pas, se détournent parfois instinctivement, ils ne savent pas que ce n'est pas la mort qu'ils croisent mais la vie en cours de régénération. Je me montre fort peu de toutes façons, presque naturellement, je me construis mon abri pour hibernation, je me coupe des êtres chers, ils ne s'en offusquent pas car ils connaissent mon indépendance et ma propension à ne donner signe de vie que de loin en loin ou bien au contraire de les accompagner pour une tranche d'existence. Je vais avoir besoin de toutes mes forces, de toute ma croyance en ce que j'ai bâti de meilleur, en mon futur. J'en pleure ce soir d'appréhension et de révolte, de résistance et de détermination. Les heures noires approchent et je ne veux pas t'y associer, d'autres suivront plus belles, puis d'autres encore, éclatantes pour toi comme pour moi, pour toi, avec ou sans moi.

  Je suis plus froid qu'on ne le pense, pas trop bête, doué d'une faculté à poser les questions qui gênent à des praticiens devenus intimes. J'ai envisagé de perdre, j'en suis plus fort encore, je connais chaque étape, chaque piège, un peu à l'image d'un descendeur de ski alpin qui se remémore son parcours en haut des pistes en mimant chaque virage et chaque temps fort.

  Laisse- moi faire, petite fée, ne te mêle pas d'un combat dont je tairrai sans doute les outrances. Tout cela me regarde, personne autour de moi ne sait et ne saura, toi déjà te voilà bougrement bien avancé...

        Franck, l'atout maître de son destin.

 

19 juin, j’insiste
Je ne forcerai pas la porte que tu m'impose, je la désintègrerai par la pensée. Fais-moi rêver, écris-moi des images, peints-moi ton univers pour que je ne sois pas seule. Détourne la Loire, dédie-moi le vent qui te frôle et me frôlera, dédicace-moi ta vie. Apaise-toi : je ne renoncerai jamais, mais je te prends où tu est. Je te fais confiance, je me fais confiance : bientôt tu seras convaincu que je ne suis pas une fille superficielle, que je te trouves beau quoiqu'il en soi et sans me forcer, que je puis me perdre dans tes yeux sans jamais regarder ailleurs, me coucher contre toi sans rien te demander d'autre. On a rien à se prouver.

 

    J'accepte cette dissymétrie : tu sais où je travaille, quel est mon bureau, qu'elle vue emplie mes yeux ; tu visionnes sans doute le petit bâtiment derrière la cours du collège où j'habite avec ma voisine §§§ (nda :qu'il a connu lors de son passage au collège dix ans plus tôt); tous mes levers de soleil sur mon site, un peu de ce que j'ai dans la tête; tu as mes yeux, cette photo de mon volcan déchaîné qui bouillonne lui aussi ; tu sais que je serai auprès de toi sur un mot donné à voix basse. C'est moi qui suis fragile et tu ne te seras jamais senti si attendu et désiré. Tu me manques aussi...

 

    Voici donc, fin de l'énigme n°1 : ça n’était pas la maladie mais le corps qu’il y avait autour qu’il cachait. Malgré moi, malgré des dithyrambes d’éloges à l’âme, d’insultes aux apparats d’une beauté convenue.

J’aurai voulu savoir quoi penser de ses dérobades inutiles : ou il me jugeait plus futile et moins forte que je ne me croyais, ou le héros de l’abnégation accordait lui-même une telle prévalence au physique dans les relations amoureuses qu’il ne pouvait placer l’enjeu ailleurs. Dans le premier cas, c’était injuste et cruel envers moi ; dans la seconde éventualité, je m’apprêtais à cuver ma déception. La question toutefois resta à ce moment sans réponse, tout simplement parce que je ne me rappelle pas l’avoir posée. Je comprenais qu’à tout prendre, un corps abîmé reste encore plus évident à porter qu’à donner. Il me livrera sans mot et sans que je n’aie à le torturer des miens la solution plus tard, ma tête couchée sur son épaule…

 

A suivre…

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à compter du 28 septembre 2003