13 janvier 2002,
Cher Félix,
Je ne sais que penser :
pour les fêtes de Noël, j'ai emmené ma nièce
de 10 ans voir le film Harry Potter dont on fait grand bruit. J'ai toujours
bien aimé ces échevelées de sorcières à
la crinière corbeau qui prenaient des virages serrés sur
le balai usé volé à un épouvantail mis en
retraite. Pourquoi pas? Nous aussi, on bouffe bien des grenouilles marmitées.
C'était la caricature de la ménagère rebelle, la
féministe des temps anciens capable de prendre en otage la panoplie
de la parfaite femme d'intérieur pour s'envoler vers la nuit interdite,
seule. Elle saoulait goulûment son manche à balai jusqu'à
ce que l'ivresse le rende intrépide, mais comme il finissait par
avoir l'alcool mélancolique, elle s'est mise aux cocktails exotiques
à base de pattes de crapauds. Son mari n'ayant guère plus
d'esprit que le bois asséché, elle le mit au potage enrichi
et prit le pouvoir. C'était la vengeance des faibles et des laides,
des boniches et des boudins. L'allégorie de la femme libérée,
de la séductrice perverse et dominatrice. Qui veut du pouvoir en
poudre de perlimpinpin?
Mais que viennent foutre les mecs dans cette
histoire de bonnes femmes, je vous le demande? Des sorciers? vous n'y
pensez pas. Essayez donc d'enfourcher l'engin longiligne, et vous m'en
direz des nouvelles après quelques petits kilomètres secoués
dans les trous d'air. Douloureux, n'est-ce pas? Ben voilà, il faut
réfléchir un peu avant de faire n'importe quoi, ce n'est
pas un canasson que je sache. Il faut avoir la constitution pour, point.
Harry Potter est une gonzesse et si j'étais à sa place,
je ferai tout pour que l'affaire ne s'ébruite pas.
Trop tard. Personne ne m'écoute jamais
il faut dire. Ma nièce me fait une scène pour que je l'inscrive
à un stage de sorcellerie en Ardèches: c'est mixte maintenant
paraît-il. On arrête pas le progrès : quelqu'un a inventé
un système de scellage très confortable pour balai en PVC,
garanti un an. Je ne veux pas la laisser s'illusionner : les archives
relatent très peu de cas de sorcières aux boucles blondes.
Quand on a un physique pareil, on fait ange comme métier.
-et si tu étais sorcière, qu'est-ce que tu réaliserais
comme action?
-je jetterai un sort au jardinier du cimetière pour qu'il
se casse les dents. C'est lui qui a rapporté à ma mère
qu'on faisait du vélo entre les tombes et j'ai été
punie deux semaines.
-tu pourrai jeter un sort à tes parents pour qu'ils ne te
punissent plus jamais. Ce serait quand même moins expéditif.
-ça, ce n'est pas un sort, c'est un voeux. Ce sont les magiciens
qui s'occupent de ce créneau là. Sauf que les magiciens,
ça n'existe pas...
Tous les rêves ne seraient donc que
des cauchemars au pays du mal. Ma nièce m'expliqua qu'on ne pouvait
pas faire le bien, mais que notre bien individuel, le seul qui ait une
réalité, surgissait par soustraction du mal fait aux autres.
Il faut être heureux du malheur des autres, parce que tout est relatif
: le moins malheureux sera le plus heureux. Je songeais sur le chemin
du retour qu'il faudrait que je suggère à ma soeur d'enfermer
le balais à double tour au fond d'une armoire et d'envoyer sa fille
faire du bricolage avec son père loin de la quincaillerie cuisinière.
Ça existe encore au fait les balais à l'ère des gobeurs
de poussière méritants? Je m'étais toujours demandé
pourquoi cet anachronisme. Curieuse enfant qui grandit à l'échos
de l'écran blanc...
Je trouvais ma soeur au fond du jardin à
marteler la terre avec sa bineuse : balais crochu, monture crédible.
-ça ne t'ennuie pas de me déposer au cimetière
au passage? Le jardinier est en arrêt et les mauvaises herbes poussent...comme
des mauvaises herbes.
-en arrêt? Tu veux dire que cette peau de vache a fini par
se faire piquer le cuir par quelque maladie? Décidément,
il n'y a plus de valeurs dans ce bas monde...
-non, Maurice se désinfecte de l'intérieur au Whisky.
Il faudrait qu'un virus obtienne une dérogation spéciale
pour pouvoir survivre là-dedans...Il a glissé et s'est amoché
le visage : nez cassé, dents explosées, menton en pièces
détachées. Un truc pas beau à voir : il n'ose plus
sortir de chez lui. La mère Planchard lui pose un plateau avec
un repas sur le pas de sa porte, et il attend que tout le monde soit parti
pour le tirer à l'intérieur accroupi à l'ombre d'un
chapeau à large bords.
Drôle d'affaire : l'histoire de votre
ami Moreau me revient. Ce médecin décérébré
qui traque sa mélancolie sur le revers de ses volets fermés
pour ne pas croiser le regard moqueur des citrouilles d'Halloween m'avait
touché. Par compassion pour une déchéance injuste.
Mais il n'y avait pas de psychiatre dans la campagne. Rien qu'un petit
curé qui jouait un rôle mal appris.
Y a-t-il des classes de perfectionnement
pour sorcières surdouées? Des cycles accélérés
pour initiés? Des échelons à gravir? Je n'ai jamais
aimé les réality show : la réalité est trop
sauvage pour qu'on essaye d'y jouer. Ou ma nièce prenait la réalité
pour ses désirs, ou c'était ses désirs qui apostrophaient
la réalité en chemin. Je songeais qu'elle tenait du bout
de ses dix ans une poupée dans une main et un jardinier sinistré
dans l'autre. Elle avait pris des actions sur la vie et le pire est que
je crois qu'elle savait ce qu'elle faisait sans en maîtriser la
portée. Une sorcière de la vie de tous les jours, qui se
sert elle-même au râtelier du destin.
Qu'est-ce que l'inconscient? Rien ne dit
que ce ne soit pas un peu de la conscience des autres. Personnellement,
j'ai vécu des états d'inconscience dynamique. Pas du rien,
du silence, de l'abandon. Du rêve qui fait peur et qui fait mal.
J'ai reçu une nuit un monstre qui
venait de s'inventer. Pour moi. Il s'est lové dans mes rêves
avec culot, sans y avoir été invité. Moi qui suis
fort bien élevée, j'ai été incapable de manifester
le moindre sens de la mesure : je lui ai demandé d'aller terroriser
ailleurs. J'ai joint une formule de politesse, c'est mieux. Mais la bestiole
n'était pas homme du monde et s'est empressée de déballer
ses valoches dans cet univers fragile. Les rêves, je crois, ça
sert à recevoir un tas d'invités quand sa salle à
manger est trop petite. Dans la tradition, les histoires de monstres se
règlent entre esprits oniriques. C'est simple, soit on gagne et
à nous la gloire au pays des songes, soit après une rapide
évaluation de la situation en notre défaveur, on se barre
: réveil! Ouf! Le monstre n'a qu'à tourner en rond dans
un coin délabré de notre entre-monde comme un poisson désespéré
: il est coincé et tout le monde est content. C'est facile de jouer
les héros dans ces conditions-là. Il n'y a vraiment pas
de quoi claironner et raconter ses exploits dans un dîner mondain
quand le bourgeois assis en face retient l'attention avec ses aventures
de safaris au Kenya. C'est un coup pour avoir l'air d'une andouille au
moment où le gars exhibera ses dents de lion. Les monstres des
rêves ne sont pas comme les lézards : ils ne vous laisseront
pas leur queue si vous mettez vos semelles dessus.
Un jour, mon monstre a fini par s'ennuyer
de cette routine onirique : les rêves en fin de compte, c'est comme
le paradis : il n'y a pas grand chose à y foutre et encore moins
à bouffer. Même pas un petit fruit défendu qui pourrait
lui remonter le moral, occuper sa malveillance de monstre. Les quelques
méta-corps qui se baladent ont la saveur fade de l'invisible. On
se lasse.
Dans la tribu des monstres, le mien était
première classe : il existait. Notre ami Freud ne s'est occupé
que des monstres de seconde catégorie, les monstres par procuration,
des pseudo-esprits poussifs générés par les cerveaux
perturbés en carence d'occupation, des monstres de loisirs, coopératifs
au besoin. Je ne crache pas sur cette espèce-là : il en
faut et ils ne font de mal à personne. Mais celui qui venait chez
moi n'était pas à moi : c'était un agressif extérieur,
un agitateur de corps, un esprit frappeur capable de me poursuivre d'un
monde à l'autre. Un polymorphe. Pervers.
Vous croyez que je
regarde trop la télé Félix. Non, je ne la regarde
pas assez : c'est le film "sixième sens" qui a crée
le déclic. Le gosse se trouve enfermé dans le grenier dans
un vacarme violent. Il hurle de terreur. Quand il parvient à en
sortir, son corps est meurtri. Personne ne comprend. Les médecins
spéculent hasardeusement : "on ne peut pas exclure l'épilepsie".
Mais les épileptiques ne se frappent pas ; au pire, ils se cognent
et le résultat n'est pas le même. La mère est accusée
de maltraitance, mais elle est la seule à saisir la teneur de la
situation : "il s'est passé quelque chose, physiquement là-dedans,
avec mon fils". Les esprits ne s'inventent pas : ils s'imposent,
parfois avec violence. Dans le film, les esprits travaillaient pour leur
propre compte : ils voulaient régler leur vie avant d'entamer leur
carrière de mort modèle. Le mien est un tueur à gage
: il travaille pour le compte d'une sorcière ordinaire qui va au
boulot après avoir bu son bol de café et tirée la
chasse d'eau. Joli passe-temps.
Je vous avais parlé douloureusement
de mon épilepsie (voir "l'étrange
cerveau d'Elisabeth Plumier", 12 décembre 2001).
Je crois que c'était une couverture qui m'a permis d'assumer un
corps qui joue les mystères à la nuit tombée et revient
tout penaud marqué de ses rêves. Je me suis retrouvé
avec des blessures telles que je n'aurai pu me les faire moi-même
éveillée, avec toute la bonne volonté du monde. Il
fallait des armes que ne possédait pas ma chambrette pacifique.
Je me demande, entre soutenir l'impossible et croire l'inimaginable, où
se situe la rationalité...
Ma thèse concernant ce passage à
l'acte tardif est simple : l'esprit m'a travaillé l'âme en
espérant qu'elle ne supporterait pas et préférerait
chercher le repos dans le sommeil éternel. Voyant que son truc
ne prenait pas, il a décidé de faire le boulot lui-même
et je ne sais pas si le contrat qui est passé sur moi est à
durée illimitée, ou s'il y a une date d'expiration.
Harry Potter n'en sait rien non plus. Il
serait bien inspiré de se reconvertir en magicien celui-là.
Voilà. Si après ça,
vous refusez de m'adresser la parole, je comprendrais...Peut-être
que les esprits maléfiques sont plus contagieux qu'une ébullition
de neurones...mes amitiés à René Moreau.
Amicalement, Elisabeth
P.S : Je sais que votre neuveu vous interdit les courriers
postaux pour ne pas entraver votre motivation à utiliser les mails.
Je serai donc patiente et suivrai votre apprentissage. Après tout,
vous en avez vu d'autres...
à compter du 19 janvier 2002
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